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Dijon, Auditorium, 15 octobre 2015, par Eusebius ——

Monstres, sorcières et magiciens (anglais)1

Nahuel di Pierro. Photographie © D.R.

Le récital que nous offrent Patricia Petibon et Nahuel di Pierro, accompagnés par le Concert d'Astrée, dirigé par Emmanuelle Haïm, propose un programme qualifié d'« anglais », propre à ravir tous les amateurs de musique baroque. Premier rôle, Haendel le cosmopolite, tour à tour saxon, italien et anglais peut être légitimement revendiqué par ces derniers comme un des leurs. Il n'empêche que Rinaldo, dont nous allons écouter de très larges extraits, est un opéra italien, le premier écrit  sitôt arrivé à Londres. Il en va de même d'Aci, Galatea e Polifemo, écrit pour Naples en 1708. Quatre pages, parmi les plus belles de Purcell, justifient à elles seules cette qualification anglaise. D'autant qu'Amadigi di Gaula, Riccardo Primo et Alcina furent écrits par notre divin Teuton à Londres pour le public anglais.

Concevoir un programme équilibré, où les airs et les duos s'enchaînent harmonieusement n'est pas aisé. Emmanuelle Haïm y réussit pour l'essentiel. Mais pourquoi n'avoir pas terminé Rinaldo par la Battaglia2 ? Pourquoi achever le récital sur une petite imposture, délicieuse, mais qui n'en reste pas moins discutable ? Le chœur conclusif d'Alcina « Dopo tante amare pene » est réduit à ce que le programme appelle « duetto », pour permettre à nos deux chanteurs de terminer ensemble. Les transpositions, transcriptions, emprunts étaient certes la règle chère à Haendel, mais les vrais duos ne manquent pas qui auraient permis une conclusion plus appropriée…

Comme à son habitude, la première musicienne visible est l'irremplaçable et discrète Monica Pustilnik3 merveilleuse luthiste, ici à l'archiluth, essentiel au continuo, que l'on appréciera particulièrement  dans le récit d'Argante (Rinaldo) « Per fomentar lo sdegno ». Le Concert d'Astrée, en grande formation, voisine sinon semblable à celles que connurent les ouvrages à leur création, semble en petite forme pour l'ouverture de Rinaldo. Démarrage à froid, fatigue ?  De la même manière que pour l'ouverture d'Amadi di Gaula, par laquelle commencera la seconde partie du concert, l'énergie semble mesurée, la dynamique réduite. L'articulation est remarquable, tout comme le beau modelé des phrasés. De façon générale, les pièces purement instrumentales (la chaconne de The Fairy Queen ; l'entrée et le tambourin d'Alcina, où la flûte brille) proprement jouées, ne soulèvent pas l'enthousiasme. C'est dans l'accompagnement des solistes, subtilement conduit, ménageant les équilibres et les contrastes, que la formation donne le meilleur d'elle-même.

Patricia Petibon. Photographie © D.R.

Patricia Petibon et Nahuel di Pierro ont en commun de chanter un large répertoire, non circonscrit au baroque où ils excellent, et de s'être imposés parmi les meilleurs interprètes de notre temps. On connaît le tempérament de feu de la première, et elle ne nous décevra pas. Dans son fourreau de paillettes, qui lui sied à ravir, elle impose l'air de fureur d'Armide (premier acte de Rinaldo) « Furie terribili »  avec une autorité et une conviction rares. Les couleurs sont riches et son engagement de tragédienne culminera avec l'émouvante Alcina.  Nous retiendrons particulièrement quelques airs.  « Il vostro maggia », où un simple accessoire (une queue de sirène en guise de gant) et un jeu approprié entraîneront l'hilarité du public. C'est aussi un sommet musical qui verra la dispute, puis la réconciliation des deux chanteurs. Un autre moment fort est l'air de Titania (The Fairy Queen) « See even night ». Les trois parties de cordes, privées de basses, extrêmement douces, avec sourdines, les altos doublés par la flûte à bec, sont admirables. Le chant de Patricia Petibon nous ravit. Et, enfin, Alcina… On sait combien notre belle excentrique s'est identifiée à son personnage : elle est Alcina, avec sa force, son désespoir, sa tendresse. Dans « Ah, mio cor », la puissance de son jeu dramatique fait oublier quelques intonations projetées un peu bas. Le récitatif accompagné « Ah ! Ruggiero crudel » animé à souhait, enchaîné au célèbre « Ombre pallide » de l'acte II, à la résignation désespérée, nous émeut particulièrement. L'orchestre est ductile, avec un sens polyphonique très sûr, et fait merveille.

Nahuel di Pierro, basse puissante, claire et agile, n'appelle que des éloges. Dès l'air d'Argante « Sibillar gl'angui d'Aletto » par lequel il commence, il impose sa présence avec une rare autorité. La projection superbe, l'égalité de tous registres, la diction et le sens dramatique, tout confirme que nous avons affaire à un des meilleurs chanteurs de sa génération. L'air du Génie du froid (King Arthur), « What power are thou », bien connu, avec ses trémolos redoutables est d'une tenue exemplaire. Mais c'est l'air de Polifema (Aci, Galatea e Polifema) qui constitue le sommet de ce récital : l'ambitus le plus large, les changements de registre, la ligne vocale très disjointe, la longueur de souffle en font une page impressionnante par ses exigences techniques. L'aisance, le naturel avec lesquels Nahuel di Pierro incarne cet émouvant cyclope, les couleurs chaudes de son chant,  nous font oublier l'extraordinaire prouesse. Un immense chanteur.

La version de concert intelligemment enrichie par une direction d'acteurs bienvenue permet aux duos d'être particulièrement animés : leur qualité musicale est rare, et le public apprécie cette connivence entre les chanteurs et Emmanuelle Haïm4.

Nul doute que les Parisiens les acclameront, qui retrouvent ces interprètes dans le même programme au TCE ce soir.

Eusebius
17 octobre 2015
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  1. Ce concert comportait « anglais » dans le titre, un volet « français » lui succèdera, le 20 mars, avec Anne Sophie von Otter et Laurent Naouri.
  2. Dans le programme donné, elle précède le duo où Armida et Argante se préparent au combat…
  3. Familière de nos meilleures formations baroques, dirigées par Christophe Rousset, Leonardo Garcia Alarcon, René Jacobs, Marc Minkowski, Gabriel Garrido, Gérard Lesne, et j'en oublie certainement.
  4. Ainsi, emportée par son personnage, Patricia Petibon a évité de peu un faux départ, anticipant d'un membre de phrase le duo final d'Alcina (coro). Le fou rire, évité de justesse entre elle et ses complices,  a ravi le public.

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