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Jean-Marc Warszawski (23 avril 2013)

Mélodie : « de Jean-Jacques Rousseau à Nicolas Bacri »... Et un débat

Cette communication est une commande conjointe de Gérard Streletski au nom du département de musicologie de l'université Lyon 2 « Lumière » et du Festival de musique de chambre de Lyon pour sa session d'avril 2013 consacrée à la mélodie. À la suite du texte, on pourra écouter l'enregistrement d'un débat entre Nicolas Bacri et la salle.

I. Jean-Jacques Rousseau

Dans son dictionnaire de musique, Jean-Jacques Rousseau définissait la mélodie1 comme une succession de sons ordonnés selon les règles du rythme et de la modulation, comme le disent encore les dictionnaires d'aujourd'hui.

Préservant en bon polémiste ses arguments tout en décrivant un état de fait qu'il juge déplorable, il accorde que d'un point de vue, la mélodie puise son principe dans l'harmonie, car c'est par l'analyse harmonique qu'on détermine tonalité et hiérarchies internes de la mélodie. Mais cet aspect borne la mélodie à n'être qu'un agrément décoratif.

[…] mais prise  pour un art d'imitation par lequel on peut affecter l'esprit de diverses images, émouvoir le cœur de divers sentiments, exciter et calmer les passions ; opérer, en un mot, des effets moraux qui passent l'empire immédiat des sens,  il lui faut chercher un autre principe : car on ne voit aucune prise par laquelle la seule Harmonie, et tout ce qui vient d'elle puisse nous affecter ainsi […].

Jean-Jacques Rousseau n'énonce pas ce principe. Par une série de propositions de nature analogique, on comprend que ce principe est le même que celui qui régit la voix qui parle, jusques y compris dans ses accents nationaux.

Si la musique ne peint que par la mélodie, et tire d'elle toute sa force, il s'ensuit que toute musique qui ne chante pas, quelque harmonieuse qu'elle puisse être, n'est point une musique imitative, et ne pouvant ni toucher ni peindre avec ses beaux accords, lasse bientôt les oreilles, et laisse toujours le cœur froid.

Jean-Jacques Rousseau développe vraiment sa thèse dans l'« Essai sur l'origine des langues où il est parlé de la mélodie, et de l'imitation musicale »,  paru en 1781, qui commence par cette phrase :  « La parole distingue l'homme entre les animaux : le langage distingue les nations entre elles ; on ne connaît d'où est un homme qu'après qu'il a parlé. » Pour Rousseau,  le premier contact de la personne humaine au monde est sensible, comme l'est son premier langage de gestes, signes visibles, car la vue est supérieure à l'ouïe pour ce qui est d'être informé de la réalité du monde. « si nous n'avions jamais eu que des besoins physiques »  écrit Rousseau, « nous aurions fort bien pu ne parler jamais, et nous entendre parfaitement par la seule langue du geste ». Pour lui, la langue parlée est celle des passions :

Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes, et que les passions arrachèrent les premières voix […] On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes…

Logiquement, le langage figuré qui nomme les choses selon notre sentiment, précéda le sens propre de l'objet :

On n'appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D'abord on ne parla qu'en poésie ; on ne s'avisa de raisonner que longtemps après […]les premiers discours furent les premières chansons.

Tous les calculs que l'on peut faire sur les rapports harmoniques n'apportent rien, selon le philosophe, à l'imitation, « De quoi l'harmonie est-elle signe ? Et qu'y a-t-il de commun entre des accords et nos passions ? »

Par contre il est pour lui évident que la mélodie est propre à imiter les inflexions émotives de la voix.

Pour lui, le plain-chant, le déchant, le contrepoint, développés à partir des théoriciens insipides du Moyen-Âge, trouvent leur origine dans l'arrivée des barbares grossier et ignorants venus du Nord, dont les livres anciens — Rousseau les lit au premier degré, sans critique — disent qu'ils ont des gosiers bien mal dégrossis. Le plain chant (« ce chant bruyant ») non mesuré, aux notes allongées, prouvent que les chanteurs articulaient difficilement.

Plusieurs voix, traînant sans cesse à l'unisson des sons d'une durée illimitée, trouvèrent par hasard quelques accords qui, renforçant le bruit, le leur firent paraître agréable ; et ainsi commença la pratique du discant et du contrepoint.

Ainsi, peu à peu l'harmonie a pris le pas sur la mélodie, et l'art du chant, séparé de la parole dont il tire son origine, a été cantonné au seul effet physique de ses vibrations, privé de ses effets moraux.

L'harmonie  […] en donnant […]des entraves à la mélodie, lui ôte l'énergie et l'expression ; elle efface l'accent passionné pour y substituer l'intervalle harmonique ; elle assujettit à deux seuls modes des chants qui devraient en avoir autant qu'il y a de tons oratoires ; elle efface et détruit des multitudes de sons ou d'intervalles qui n'entrent pas dans son système ; en un mot, elle sépare tellement le chant de la parole, que ces deux langages se combattent, se contrarient, s'ôtent mutuellement tout caractère de vérité, et ne se peuvent se réunir sans absurdité dans un sujet pathétique.

II. Boris de Schloezer

Dans le 6e numéro de la revue dominicaine L'Art sacré2 de 1946, consacré aux « problèmes musicaux », Boris de Schloezer relève l'absurdité de ce mariage de la musique et de la parole articulée3, non pas en raison du divorce évoqué par Jean-Jacques Rousseau, mais à cause d'un mariage impossible malgré les indéniables chefs-d'œuvre du genre.

Pour Boris de Schloezer, si la musique  instrumentale est seulement faite de sons fixes, les notes, la musique vocale, quant à elle est faite de deux couches, les notes et les mots articulés. Ces deux  couches ne sont pas superposées comme la récitation en musique (Pierre et le loup, Histoire du soldat), ou la mélodéclamation, mais organiquement associés dans le tissu musical, ou chaque mot ou élément de mot est attribué à une ou plusieurs notes.

Les sons articulés, c'est-à-dire les mots des paroles, acquièrent ainsi des qualités musicales en hauteurs, durées, timbres, intensité qu'ils n'avaient pas à l'origine. Avant d'être musicalisés, les mots appartenaient à un système verbal de relations syntaxiques, sémantiques, logiques, une structure en propre se suffisant à elle-même.

On pourrait penser, comme on le fait souvent chez les comparatistes, qu'on est en présence d'un objet appartenant à la fois à la musique et à la littérature, où l'irrationnel de la musique et le rationnel des paroles, exprimeraient la même chose comme une espèce de traduction simultanée du sens des paroles en signes affectifs.

« Pétition de principe ! » tranche Boris de Schloezer « Car s'il est vrai que le sens de la phrase musicale est d'ordre irrationnel, cela ne veut pas dire qu'il soit nécessairement vague, indéterminé et qu'il ne puisse être saisi que grâce à l'intervention de la parole… » [p. 17-18]

Quand bien même la parole donnerait de la précision au vague musical, la précision obtenue « est de l'ordre de l'abstraction : l'individu nommé fait place au genre, à la chose unique de son espèce se substitue l'idée générale, la notion. »

Boris de Schloezer tire alors une salve de grosse artillerie : si vraiment, parole et musique exprimaient sur le mode de la traduction la même idée, il ne devrait y avoir qu'une seule musique pour tel texte et un seul texte pour telle musique.

Il rejette la rhétorique hors du champ de la rationalité, par l'exemple d'une triple fugue de Johann Sebastian Bach, laquelle sensée symboliser la Trinité, n'est qu'un jeu intellectuel entre deux plans étrangers l'un à l'autre, d'une part ce dont nous informe cette fugue et d'autre part le concept de Trinité, le chiffre trois n'étant en rien une passerelle. Les capacités évocatrices de la musique, sont pour lui incommensurables avec le langage articulé.

Quand J. S. Bach dans la Messe en si mineur compose sur les paroles Credo in unum Deum une fugue à quatre voix, il est clair que la musique ne peut en aucune façon exprimer le texte en tant que formule abstraite définissant l'objet de ma foi. Que je crois en un seul Dieu, en une multitude de dieux ou que je déclare ne croire en rien, la musique y reste sourde.

Et autre salve de gros calibre :

Hanslick avait raison : sans modifier une seule note, Gluck aurait pu faire chanter

J'ai perdu mon Eurydice, rien n'égale ma douleur
J'ai trouvé mon Eurydce, rien n'égale mon bonheur

Mais Boris de Schloezer reconnaît plus avant, que cela n'est pas totalement juste, on ne chanterait pas ces deux vers de la même façon, parce qu'en réalité, le musicien n'est pas intéressé par des textes littéraires totalement rationnels, qui nomment ou jugent simplement de l'objectivité les choses, il faut qu'ils soient chargés d'un sens, qu'il nomme « psychologique », mettant en jeu des attitudes mentales et affectives, car il ne s'agit pas de décrire des choses ou des sentiments, mais de les faire éprouver.

Boris de Schloezer montre ici — Après avoir montré que le texte ne précise pas la musique — que la musique n'amplifie ni le sens ni le sentiment du texte, parce qu'en la matière « dire Credo in unum Deum ou le chanter c'est pareille. ».

Au terme d'une argumentation serrée, Boris de Schloezer aborde sa conclusion en précisant la nature, et de là les raisons, de l'incompatibilité de la mélodie et des paroles dans la musique vocale.

La parole est signe, elle désigne, elle exprime, elle se réfère à autre chose qu'elle-même, le signifiant n'est pas identique au signifié.

Le compositeur, écrit-il, n'est pas un haut-parleur. Même s'il amplifie l'aspect affectif, il crée une œuvre de valeur esthétique qui tire sa beauté de sa forme proprement musicale :

En effet, la forme musicale n'est pas le signe de quelques chose ; elle est la chose même qu'elle signifie. Rigoureusement parlant on ne devrait pas dire qu'elle a un sens : elle est un sens. Le message qu'elle nous apporte, ce qu'elle nous révèle, c'est uniquement sa présence.

Si on essaie d'aller au-delà de ce soi en soi qui se signifie, de l'identité du signifié et du signifiant, on se dessaisit de l'unité de l'œuvre, on perd la réception de sa forme. Si l'œuvre vocale garde son unité, c'est qu'en absorbant  le texte, la musique lui ôte sa rationalité pour n'en garder que la phonétique.

J'écoute le « Double » de Schubert chanté en allemand et je ne sais pas l'allemand. Qu'est-ce que je perds ?

III. Roland Barthe

On peut penser que Boris de Schloezer dresse le constat d'une catastrophe accomplie selon, Jean-Jacques Rousseau, d'un trop d'harmonie ayant définitivement conquit tout l'espace musical contre l'expression des passions. Il fait écho, dix ans après, à la célèbre sentence d'Igor Stravinsky « Je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de nature, etc. »4, ouvrant la voie à, ou justifiant peut-être une musique objet esthétique en soi, donnant à réfléchir sur son unicité sans chercher nécessairement à toucher, ou s'abaisser à toucher,  les passions du public. L'article même de Boris de Schloezer appartient d'ailleurs à cette esthétique, qui ne fait aucune place à la question de la langue sociale  remplacée par la généralité technique « langage ». Mais écrivant dans une revue catholique, peut-être a-t-il des intentions plus ciblées sur le chant à l'église. Peut-être encore aurait-on pu se poser la question pour savoir si ce n'est pas cette différence de nature entre les deux systèmes qui rendait leur fusion esthétiquement pertinente.

Il reste que langue et musique associées sont des enjeux sociaux de poids — y compris à l'église —, Horizontalement dans les identifications de classe ou de groupe, de chant d'opéra à mélodie en passant par la romance ou la chanson, autant de genres eux même largement subdivisés ; et identification verticale, qui ne recoupe pas nécessairement la première, entre populaire et élitisme.

Jean-Jacques Rousseau écrit dans la conclusion de son Origine des langues :

Dans les anciens temps […] la persuasion tenait lieu de force publique, l'élo­quence était nécessaire. A quoi servirait-elle aujourd'hui, que la force publique supplée à la persuasion ? L'on n'a besoin ni d'art ni de figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent donc à faire au peuple assemblé ? […] Les langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l'éloquence […]. Les sociétés ont pris leur dernière forme : on n'y change plus rien qu'avec du canon et des écus ; et comme on n'a plus rien à dire au peuple, sinon, donnez de l'argent, on le dit avec des placards au coin des rues, ou des soldats dans les maisons […] Il y a des langues favorables à la liberté ; ce sont les langues sonores, prosodiques, harmonieuses, dont on distingue le discours de fort loin. Les nôtres sont faites pour le bourdonnement des divans […].

Roland Barthe qui a beaucoup écrit sur la musique et sur le langage, n'a pas ressenti ce divorce de la langue et de la musique, bien au contraire, quand il disserte, à propos d'un chanteur qu'il admirait, Charles Panzéra5, il peut écrire que la mélodie

[…] est une admirable mise en scène de la langue française […]. La Bonne Chanson, de Verlaine-Fauré, chantée par Panzéra, est un véritable texte linguistique : elle me représente la langue française, débarrassée à la fois du naturel et de l'hystérie qui marquent fatalement l'art traditionnel du comédien. [il substituait] à l'expressivité vulgaire du sentiment une sorte de clarté musicale qui avait […]un caractère véritablement souverain : toute la langue, en soi, devenait évidente6.

Pour Roland Barthes, la mélodie transcende donc ses origines salonnardes. On peut aussi déduire que pour lui le naturel, au contraire de Jean-Jacques Rousseau, n'est pas un agrément. Pourtant, quand il s'exprime sur Schubert, il met en avant le naturel et les origines musicales populaires, qui expliquent « le pouvoir de séduction rare » qui agit immédiatement sur toutes les couches de la société7 par ses qualités à la fois populaires et élitistes. L'une de ses conceptions qui lui permet de comparer le Lied allemand non pas à la romance ou à la mélodie, mais à juste titre me semble-t-il,  à la chanson française.

Une autre raison permet au Lied d'être chanté par toutes les classes de la société : il est la plus pure expression du sentiment amoureux, l'amour-fou. Roland Barthes parle d'Ubiquité sociale. Pour lui, le  Lied a abolit les voix, celles du quatuor d'Opéra, triomphe de l'œdipe (père, mère, garçon, fille), pour devenir un chant unisexe.

On pourrait presque définir le plain-chant de la même manière, symbole d'une vision d'un monde égalitaire retiré du monde, la polyphonie comme vision symbolique d'un monde en pagaille, aléatoire et tragique qui fut celui de la Renaissance, la mélodie accompagnée, aspiration à un monde ordonné et visiblement gouverné, la musique de chambre concertante comme celle du salon des philosophes. Jean-Jacques Rousseau a peut-être réagit à un réel mouvement qui pourrait être le passage de la mélodie du pouvoir royal à celle du pouvoir bourgeois.

Paradoxalement, c'est en constatant la perfection langagière de l'art de Charles Panzéra, que Roland Barthes double le discours de Jean-Jacques Rousseau et pourrait renvoyer à Boris de Schloezer :

[…] il serait temps […], d'en revenir au « génie » de notre langue : non pas à son génie logique, emporté je l'espère, avec le mythe bourgeois de la clarté française, mais à son génie phonique […]. L'un des aspects actuels de la crise de la culture, en France, c'est précisément que les Français, dans leur masse, me semble-t-il, ne s'intéressent pas à leur langue. Le goût de la langue française a été entièrement hypothéqué par la scolarité bourgeoise ; s'intéresser à la langue française, à sa musicalité (qui n'est pas supérieure à une autre, mais du moins qui est spécifique) est devenu par la force des choses une attitude esthétisante, mandarinale. Et pourtant, il y a eu des moments où un certain contact était maintenu entre le « peuple » et la langue, à travers la poésie populaire, la chanson populaire […] On dirait que le contact a disparu ; on ne le perçoit plus aujourd'hui dans la culture « populaire », qui n'est guère qu'une culture fabriquée (par la radio, la télévision, etc.). Si je regrette cette rupture, ce n'est pas pour des raisons humanistes, c'est parce que, si l'on perd le contact avec le phonétisme de sa langue, la musique de sa langue, on détruit le rapport entre le corps et la langue. La censure, historique et sociale, entraîne une perte de la jouissance langagière.

Ces quelques angles de vue me semblent assez propices pour dire quelques mots quant à la musique de Nicolas Bacri.

Je retiens d'abord ces notions de populaire et d'élitisme qui traversent les propos de Roland Barthes, mais aussi en fait ceux de Rousseau. Il n'est un secret pour personne que Nicolas Bacri milite contre ce qu'on pourrait appeler l'idéologie de Darmstadt, source de polémiques qui semblent quelque peu se raviver aujourd'hui. Si ces polémiques s'enkystent autour des systèmes de hauteurs, de tonalité et d'atonalité — chacun leur donnant la définition  qu'il veut —  je pense plutôt à ce dosage  de populaire et d'élitisme dont parle Roland Barthes à propos de Schubert. La table rase qu'on date de 1945, n'est pas qu'un choix esthétique anodin, il est aussi le choix, pour une partie de ses acteurs, de supprimer radicalement de leurs œuvres toute relation, aussi infime et inaudible soit-elle, avec les habitudes auditives communes, populaires. J'entends par populaire, non pas les signes particuliers des classes dites populaires, mais ce qui entre dans les habitudes d'un peuple, ce qui est tombé dans l'habituel. Cela conduit à composer des musiques dont la l'auto perfection s'offre plus à notre admiration qu'à nos passions, on peut les dire élitistes.

Nicolas Bacri appartient, selon mon oreille, à une constellation éparpillée en de très nombreuses esthétiques parfois opposées, qui n'a pas disparue en 1945. Je pense à André Jolivet, Henri Tomasi, Henri Dutilleux, Györgÿ Ligeti, Jean-Françaix, Thierry Escaich, Jean-Claude Wolf ou Yann Robin, Dimitri Tchesnokov, Thierry Pécou, Olivier Greif… Pour lesquels l'art du toucher amoureux précède celui du géomètre. Il y a donc des éléments de langage populaire, un propos incarné, des corps à toucher, de l'amour-passion à exulter, parce qu'on s'adresse en direct à un public vivant. Ce qui n'empêche pas de le faire avec science, parce que notre sociabilité populaire est une sociabilité intelligente, et que l'amour a aussi besoin d'inconnu, de surprises, de renouvellement, d'élitisme.

D'autre part, je note que dans un catalogue fort de 130  opus à ce jour, on relève une quinzaine d'œuvres vocales — hors œuvres chorales : Stabat Mater, Magnificat, Requiem, cantates madrigalesques, des titres génériques évoquant la romance de salon, comme Notturno, Méditations, Lamento. Formes et titres évoquant les grandes formes savantes mais aussi des genres beaucoup moins relevés comme la romance, d'élitisme à populaire.

Les Drei romantische Liebesgesänge de 2012, sont le troisième volet d'un cycle entamé en anglais en 2005 avec les Three love Songs, continué par les Melodias de la melancolia, cette fois quatre chansons (pourtant melodias, non pas canciones) en espagnol, on attend le bouclage annoncé du cycle avec les mélodies italiennes. Anglais, espagnol, allemand et italien sont les quatre langues musicales de Nicolas Bacri, qui en exclut donc la sienne.

Les textes qu'il a choisis pour ses Liebesgesänge ont déjà été mis en musique par Robert Schumann et Felix Mendelssohn. Bien que dans sa présentation  Nicolas Bacri offre les textes allemands accompagnés de leur traduction française, c'est par rapport à ses illustre prédécesseurs qu'il définit sa démarche, non par rapport aux textes, l'amour-passion écrit-il est un mystère.

Dédiés à son épouse la pianiste Éliane Reyes, ces chants d'amour romantique sont donc bien des chants d'amour, dont Roland Barthes écrit une chose que je ne comprends pas vraiment, et dans laquelle Nicolas Bacri ne se retrouvera peut-être pas, mais qui est belle et jouissive :

Le statut du chant romantique est par nature incertain : inactuel sans être réprimé, marginal sans être excentrique. C'est pourquoi en dépit des apparences intimistes et sages de cette musique, sans insolence, on peut la mettre au rang des arts extrêmes : celui qui s'y exprime est un sujet singulier, intempestif, déviant, fou, pourrait-on dire, si, par une dernière élégance, il ne refusait le masque glorieux de la folie8.

IV. Débat avec Nicolas Bacri

Notes

1. Rousseau Jean-Jacques, Dictionnaire de musique.  Veuve Duchesne, Paris 1768, p. 276-278.

2. « L'art sacré », revue catholique fondée en juillet 1935 par Joseph Pichard. Suite à des difficultés financières la revue est  reprise par les éditions du Cerf en janvier 1937 et paraît jusqu'en 1968 ( ?).

3. De Schloezer Boris, Du paradoxe de la musique vocale. Dans « Problèmes de musique sacrée  : Cahiers de l'art sacré » (6),  éditions du Cerf, Paris 1946, p. 17-20.

4. Stravinsky Igor, Chronique de ma vie. Cité par MASSIN BRIGITTE & JEAN (dir.), Histoire de la musique occidentale [2 v.]. «Temps actuels», Messidor, Paris 1983, (2) p. 287-288.

5. Charles Panzéra, baryton (1896- 1976).

6. Les fantômes de l'Opéra, Entretien avec Hector Bianciotti, Nouvel Observateur, 17 décembre 1973. Dans Roland Barthes, « Le grain de la voix : entretiens 1962-1980. « Points : Essais » (95), Seuil, Paris 1981, p.201.

7. Pourquoi Schubert aujourd'hui ? Émission de Brigitte Massin, France-Culture, 30 janvier 1978, publié dans Diapason d'octobre 1978. Dans « Œuvres complètes » (V), Seuil Paris, 2002, p. 554.

8. Le chant romantique,  texte lu a France-Culture le 12 mars 1976, Gramma, janvier 1977. Dans « Œuvres complètes » (V) Le Seuil, Paris 2002, p. 308.

Jean-Marc Warszawski
23 avril 2013


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