Par Jean-Marc Warszawski ——
François-Sappey Brigitte, La musique au tournant des siècles. Fayard, Paris 2015 [304 p. ; ISBN 978-2-213-68250-1 ; 20 €]
Pour son 20e ouvrage, le 10e chez Fayard, Brigitte François-Sappey se demande si les passages d'un siècle à l'autre ne seraient pas vécus par les musiciens comme des moments particuliers. Ainsi posée, la question, est ambiguë, car quel que soit le sentiment qu'on peut avoir en passant ou en frôlant le nombre des centaines en années de calendrier (ce n'est pas que le lot des musiciens), cela ne dit pas ce qu'on fait en réalité, ni si ce passage a une influence sur nos œuvres. Les choses et le sentiment que nous en avons ne s'identifient pas les unes à l'autre.
Dans son introduction l'auteur demande si le tournant des siècles n'est pas la rencontre du temps psychologique avec le temps réel, et ajoute quelques lignes et citations sur l'ancien et le nouveau, en mode dissertation littéraire, là où les philosophies de l'être, d'Aristote à Heidegger, se sont cassées les dents, jusqu'aux prothèses aporétiques du temps de Paul Ricœur1, suspendues entre en effet le temps psychologique et celui des flambeaux du ciel, pour reprendre une formule de saint Augustin. Il ne peut en être autrement, car le temps n'a aucune réalité.
Quitte à l'évoquer, peut-être aurait-il fallu exposer cette problématique avec un peu plus de minutie, non pour la philosopher, pour s'en débarrasser et entrer dans le vif de la démarche qui est d'examiner les productions musicales entre les années 89 des siècles finissants et 25 de ceux faisant leurs premiers ans. Même si évidemment le concept ne tient pas, il aurait au moins pu être un bon prétexte pour présenter une histoire de la musique de manière originale. Sur la longue durée la moyenne des espérances de vie devant être d'environ 65 ans, il est peu de personnes n'ayant pas frayé avec le centenaire calendaire.
Mais de ce point de vue, ce livre est décevant.
Ce n'est pas le calendrier qui dynamise les actions humaines, Brigitte François-Sappey le remarque par un survol trop rapide, le jet d'une phrase, puis rien de plus, comme il est souvent le cas dans ce livre : « L'artiste résonne néanmoins comme une harpe éolienne à ce qui l'entoure ». Or ce qui l'entoure, ce n'est pas le temps, c'est la vie sociale, qui donne corps et rythme et sens au temps.
La première partie du livre est une avalanche de références théoriques, musicales, historiques, toutes effleurées à la vitesse supersonique, qui ne s'articulent ni entre elles ni avec le sujet. C'est un papillonnement — très érudit — de témoignages d'archives et livresques observé depuis aujourd'hui, qui ne peut remplacer la conceptualisation historienne.
Ainsi, ce n'est pas l'envie de nouveauté (mais ce qui donne cette envie) qui pousse Monteverdi à la seconda prattica, et qui par ailleurs impose la mélodie accompagnée. Artusi n'a pas « l'esprit chagrin » [p. 17], c'est bien un monde qui bascule (la théorie musicale est incluse dans une représentation du monde). Artusi théorise à raison la supériorité de l'ancien système et les fautes de la nouvelle musique. Personne n'est en mesure de lui répondre en théorie, pas même les frères Monteverdi, qui pourtant ouvrent une voie que nous pouvons juger d'avenir, eux portés par les envies du temps et le succès, même si la rhétorique théorique n'est pas au rendez-vous (elle le sera un siècle et demi plus tard).
Pourquoi abandonner la polyphonie au profit de la mélodie accompagnée ? La polyphonie n'est-elle pas la musique d'un monde peuplé de destinées guidées par des autorités célestes ou telluriques aux décisions imprévisibles ? Au sortir de l'immense chaos que fut la Renaissance, l'ascension de féodalités financières (dont les Medici), la Réforme, la crise du marché de la laine, les soulèvements paysans, les guerres de toutes sortes dont les religieuses, n'a-t-on pas envie d'ordre, d'un pouvoir identifiable, fort et juste ? D'une mélodie claire harmonieusement accompagnée ? Il y a une poussée bourgeoise qui entraîne avec elle la Réforme, mais qui pousse la nouvelle noblesse d'argent à rayonner et à étendre son pouvoir en attirant les artistes, les lettrés et les scientifiques. La musique savante gagne les cours princières, les théâtres publics, la maison domestique.
Bref. Il n'y a ni histoire autonome ni histoire universelle de la musique. L'artiste résonne bien comme une harpe éolienne à ce qui l'entoure, mais pas toujours en temps réel, parce que la conscience et la stratégie des décisions ont également besoin de mûrissement. Ainsi Moussorgski décidera de devenir Russe vingt ans après les plasticiens, mais après 1825 et avant 1889, donc hors-jeu pour ce livre.
À partir du xviiie siècle, le livre (chronologique) devient plus serein et détendu, extrêmement bien informé, mais on est alors dans une histoire de la musique chronologique convenue des hommes, des œuvres et des périodisations, avec parfois des énumérations trop denses et trop elliptiques, mais aussi de beaux temps d'arrêt sur des lieux, des époques, des compositeurs.
En général, les « petits » formats des « Fayard » nous font l'impression que les auteurs sont sommés d'en dire le plus possible en moins de lignes possibles. Celui-ci n'y échappe pas. Malgré la règle du 89-25, il s'agit d'une énorme fresque relatant l'histoire de la musique du monde dit occidentalisé, qui a du mal à tenir dans ses 300 pages, d'où les embouteillages, les embardées et raccourcis.
Jean-Marc Warszawski
26 mai 2015
1. Ricœur Paul, « Temps et récit » (I : L'intrigue et le récit historique ; II. La configuration dans le récit de fiction ; Le temps raconté) [3 v.]. Le Seuil, Paris 1983, 1984, 1985..
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