28 novembre 2015, par Jean-Luc Vannier ——
Auzolle Cécile (coordination), La création lyrique en France depuis 1900 : contexte, livrets, marges. Presses universitaires de Rennes, Rennes 2015 [375 p. ; ISBN 978-2-7535-4172-6 ; 20 €]
Né en octobre 2009 au sein du laboratoire GERHICO de l'Université de Poitiers, le groupe de recherche OPEFRA, doté d'une cinquantaine de chercheurs et d'institutions variées travaillant tous sur l'opéra en France à partir du XXe siècle, vient de publier aux Presses universitaires de Rennes, les actes de journées d'étude consacrées à la création lyrique en France depuis 1900. Une recherche érudite et d'une rare richesse intellectuelle à laquelle ont pris part l'Opéra national de Paris, l'UFR de musique et de musicologie de l'université Paris-Sorbonne, la Cité de la musique, l'École nationale des Chartes, l'IRCAM et la Société des gens de lettres.
Qu'est l'opéra devenu, s'interroge en introduction Cécile Auzolle, maître de conférences HDR de musicologie à l'université de Poitiers et directrice de l'ouvrage ? Une introduction sous forme d'énoncés aux multiples paradoxes : un millier d'œuvres lyriques commandées et créées en France au XXe siècle mais très peu d'entre elles sont inscrites au répertoire. Des œuvres de trois cents compositeurs dans presque cent-cinquante salles et ce, malgré les années noires qui succèdent à la fin de la Seconde Guerre mondiale ». Néanmoins, est-il souligné par ailleurs, et selon les par opéra sur le site Operabase, toutes époques confondues, Carmen est le deuxième opéra le plus joué au monde mais il faut attendre la 36e place pour trouver un autre opéra français. Pelléas et Mélisande et Dialogues des carmélites sont, quant à eux, les opéras français du XXe siècle les plus joués.
L'opéra s'inscrit pourtant, selon Cécile Auzolle, « dans une identité nationale, territoriale au même titre qu'il participe de cette identité et contribue à la construire ou à la renforcer ». Mais comment appréhender, afin de mieux l'étudier, la création opératique ? L'opéra français suppose-t-il un opéra écrit en français ? Composé musicalement en français ? Un opéra créé dans un établissement lyrique national ? Faut-il prendre en compte « la réception par un public français » ? Quid des importantes créations de Monte-Carlo et de La Monnaie à Bruxelles, s'interroge en outre Hervé Lacombe, professeur de musicologie à l'université de Rennes : deux villes « qui d'annexes de la production française sont devenues des centres importants » ? Une idée partagée par Vincent Giroud, professeur de littérature anglaise et comparée à l'université de Franche-Comté. En miroir, ces réflexions reflètent aussi celles portant sur une autre aporie française : contrairement « aux pays germaniques, fondamentalement décentralisés » et qui « affichent un dynamisme exemplaire en matière de fréquentation et de création », l'opéra français subit les inconvénients — et pas seulement en termes culturels pourrions-nous ajouter — d'un centralisme pas toujours démocratique. « Subventions disproportionnées entre Paris et la province », « attitude médiatique autocentrée sur la glorification d'un prince » lors de la création de l'opéra Bastille : « serait-il conjoncturellement impossible, se demande Cécile Auzolle, d'imaginer un opéra, en France, qui ne s'ancre pas dans un idéal de monarchie éclairée, avec les coteries et les dérives qu'il implique ? »
Pourtant, et outre les péripéties historiques de la scène lyrique française minutieusement décortiquées dans une première partie jusqu'au « bref historique des opéras pour enfants en France au XXe siècle » par Coralie Fayolle, professeur au Conservatoire national supérieur et de danse de Paris, ce qui saisit le lecteur réside dans un autre paradoxe : l'opéra des XXe et XXIe siècles consisterait à penser, écrire et jouer une idée, à défendre et à promouvoir une opinion. À viser même un public spécifique comme le raconte dans un chapitre parmi les plus intéressants du recueil Anne-Claire Di Meglio dans « Là-bas peut-être, un opéra pour adolescents de Graciane Finzi ». Faudra-t-il y voir les conséquences des relations croisées et aux frontières ténues, entre théâtre et opéra ? D'où l'insistance de plusieurs contributeurs — insistance parfois déroutante pour le mélomane traditionnel — sur le rôle et la place des techniques scénographiques : pour Serge Lemouton, réalisateur informatique musical à l'IRCAM, l'opéra du futur mobilisera « presque nécessairement des moyens d'expression contemporains, c'est-à-dire des technologies ». Et d'admettre l'électroacoustique comme « mode d'expression naturelle », ce qui ne va pourtant pas de soi. Le paradigme de cette tendance revient sans doute à Georges Aperghis dans un entretien accordé à Pauline Birot et Alain Bonardi, respectivement professeure certifiée d'éducation musicale et de chant choral et maître de conférences HDR d'informatique musicale à l'université de Paris 8 : « la partition est complètement fixée » explique-t-il à propos de son œuvre Avis de tempête (2004). Et de préciser : « il n'y a pas d'improvisation » et « les chanteurs n'ont pas à surjouer, interpréter les choses, la musique le fait ». Étrange assertion qui dénie l'individualité de chaque interprète et tout ce que la voix recèle d'aussi imprévisible, d'aussi énigmatique que la psyché dont elle constitue une émanation. Sans doute est-ce là ce qui étonne, sinon irrite, dans cette publication pourtant si exigeante : l'absence totale — une ligne ou deux ici et là — d'un développement intelligible sur la voix dont nous croyions, dans notre pauvre naïveté de chroniqueur, qu'elle se trouvait au cœur même des créations lyriques. Faudra-t-il accepter de subir les mises en scène outrancièrement narcissiques qui, à coup de montages vidéo et d'artifices technologiques, étouffent les chanteurs et atrophient les livrets ? Élever l'opéra au statut de science doit-il obligatoirement conduire à le désubjectiviser ? Une telle démarche ne trahit-elle pas l'angoisse charriée par toute voix humaine où le pouvoir de l'inouï se substitue au vouloir-dire ?
Nice, le 28 novembre 2015
Jean-Luc Vannier
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