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Opéra de Dijon Grand-Théâtre, 8 avril 2015, par Eusebius ——

Brahms, toujours ! avec Andreas Staier et Lorenzo Coppola

Lorenzo Coppola. Lorenzo Coppola. Photographie © D.R.

Ils sont venus pour Brahms et Schumann. Ils sortent heureux d'avoir écouté Schönberg et Berg… Réjouissant ou décevant ? Paradoxal ? Le programme s'ouvre et se ferme par chacune des deux sonates pour clarinette et piano, ultimes œuvres de musique de chambre de Brahms, ultimes chefs-d'œuvre aussi1. Entre elles, les 6 kleine Klavierstücke, opus 19, de Schönberg, les Fantasiestücke, opus 73, de Schumann, et les 4 pièces pour clarinette et piano de Berg. Riche programme dont la composition est explicitée par Andreas Staier, toujours aussi pédagogue, qui précise que son instrument est un Blüthner de 1856. C'est là que le bât blesse manifestement pour certains auditeurs, familiers de Brahms, et accoutumés aux versions dites de référence, jouées sur instruments modernes. Si les clarinettes que jouera Lorenzo Coppola sont, elles aussi, de facture contemporaine aux œuvres présentées, leur timbre, bien que d'une douceur rare, ne se différencie que peu de celui d'instruments modernes. Par contre, le piano s'est métamorphosé en 150 ans, et nombre d'amateurs portent un regard condescendant ou méprisant, sur les instruments anciens, qu'ils jugent métalliques, « ferraillant »… Souvenons-nous des sarcasmes des auditeurs qui, il y a plus d'un demi-siècle, refusaient d'entendre Scarlatti joué par Puyana, le clavecin étant alors une curiosité, malgré Veyron-Lacroix ou Leonhardt.

Cette singularité des instruments anciens, si chers à Andrea Staier, tout comme la richesse de ce programme2, lui confèrent un caractère exceptionnel. Car c'est à une véritable redécouverte que nous convient les interprètes. Les quatre mesures d'introduction du piano et la première phrase de la clarinette suffisent à comprendre la démarche : un jeu extraordinairement souple, d'une grande délicatesse, modelé à souhait, d'un respect absolu du texte (ce qui est très rare). Quelques subtiles variations de tempo, à la limite du perceptible3, pour une conclusion sostenuto e espressivo qui nous ravit. La rêverie du second mouvement, la joie simple, naturelle et fraîche de l'allegretto, l'élan fluide et énergique du finale nous surprennent : Brahms dégraissé, nerveux, avec ses lumineuses subtilités rythmiques, on est très loin des clichés convenus. L'auditeur est tenu en haleine par la variété des climats et le jeu — au plein sens du terme — des deux partenaires. La seconde sonate, donnée en fin de programme, le confirme : banni le jeu massif, lourd et emphatique qu'adoptent tant d'interprètes, c'est la modernité brahmsienne avec sa poésie élégiaque, sa fébrilité (dans l'allegro appassionato), sa vigueur mais aussi sa tendresse et son dépouillement. La profonde intelligence du texte est partagée par Andreas Staier, que l'on découvre brahmsien, et Lorenzo Coppola. Ce dernier nous surprend par son émission, de velours,  et son jeu dynamique, d'une articulation et de phrasés remarquables.

Andreas Staier. Andreas Staier. Photograpĥioe © D.R.

Les six petites pièces pour piano, de Schönberg, miniatures ascétiques, sont prémonitoires des évolutions du langage et des formes musicales, sinon des cataclysmes proches, puisque datées de 1911. Encore ancrées dans la tonalité, les tierces obstinées de la main gauche de la seconde l'attestent, elles s'en écartent progressivement pour l'oublier à partir de la cinquième (etwas rasch), qui nous précipite une forme d'horreur. La dernière expire, moins de dix mesures, entre p et pppp, c'est le dernier soupir (wie ein Hauch). Leur concision, leur dépouillement ont une force peu commune et l'on est heureusement surpris de constater l'émotion que ressent le public à leur audition. La modernité, radicale en son temps, s'accommode bien du jeu sur un piano ancien, y compris pour les détracteurs de son usage pour Schumann et Brahms, ce qui est plus étrange.

Les trois Phantasiestücke pour clarinette et piano, opus 73, de Schumann, rares au concert dans leur version originale4, sont une progression depuis le romantisme tendre du début à celui, exacerbé, de la dernière. Plus brillantes, au sens de la virtuosité, que les sonates de Brahms, elles n'en ont pas non plus la profondeur. Leur interprétation sur instruments d'époque leur confère un caractère sensiblement différent de celui auquel on est accoutumé. Intérêt supplémentaire pour certains, relative déception pour d'autres (mais ils étaient prévenus). A peine postérieures aux petites pièces pour piano de Schönberg, les quatre pièces pour clarinette et piano, opus 5, de Berg, sont les héritières directes des deux sonates de Brahms : sonate en miniature, avec ses quatre mouvements traditionnels. Mais on a déjà un pied dans Wozzeck (produit à Dijon dans à peine plus de trois semaines), par les dessins suggestifs, le mystère, parfois douloureux, et l'étrangeté des dialogues entre les deux instruments dont l'identité est brouillée par le refus de tout préjugé : le piano n'accompagne pas, peut être accompagné… chacun vit sa vie.

Un concert qui marquera les mémoires, par son riche et exigeant programme, mais aussi par la qualité de ses interprètes, humbles et totalement dévoués aux œuvres qu'ils défendent magistralement.

Eusebius
9 avril 2015
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1. L'enregistrement des sonates de Brahms (complété par les 6 Klavierstücke, opus 118) d'Andreas Staier et de Lorenzo Coppola vient de sortir chez Harmonia Mundi.

2. Les deux complices le présentent à la Philharmonie de Paris, le 19 avril. À ne pas rater !

3. les descentes en tierces de la clarinette, mesures 72, 187 et suivantes.

4. Ne pas les pas confondre avec les pièces homonymes pour piano, opus 12, de 12 ans antérieurs. Elles sont plus souvent jouées dans leur transcription pour violon ou violoncelle, où elles perdent beaucoup de ce qui en fait l'intérêt : le jeu agile et le timbre de la clarinette.


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