Pour actualiser le conflit intérieur du Croisé Renaud du livret original de l'opéra de Haydn, pris entre son devoir et sa passion pour Armide, Mariame Clément a pensé faire du chevalier un homme politique, coincé entre deux tendances contradictoires de sa sexualité. À un moment de l'action, à l'arrière-plan se lève une toile qui nous donne à voir un couple attablé où l'homme mange calmement sa soupe tandis que sa femme effondrée pleure la tête dans les bras. Rétrospectivement, l'image devient transparente mais, sur le moment sans indice pour la déchiffrer, elle reste énigmatique et l'on comprend surtout que Renaud trahit sa cause politique pour les charmes d'une femme du camp opposé dont on se demande, comme dit le populaire, « ce qu'il peut bien lui trouver ».
Nous sommes bien loin de la conquête de Jérusalem et de la magicienne aux charmes factices. Si les explications dramaturgiques de la directrice artistique de l'Arcal, structure porteuse de ce projet d'opéra itinérant1, ne manquent pas d'une certaine pertinence quant à l'analyse de la variante du mythe dans l'opéra de Haydn, rapportées à ce que voit le spectateur, elles ne réussissent pas à sauver un spectacle, d'une trivialité à pleurer : décor affreux d'appartement minable avec tapis aux couleurs passées, canapé Conforama avachi et inévitable télévision à écran plat. Évidemment les personnages se parlent en permanence par portable interposé, consultent leur messagerie, envoient des textos, se penchent sur leur ordinateur, etc., etc. ... Une fois acceptée la laideur ambiante, on peut trouver quelques idées dans la direction d'acteurs certes, dans l'utilisation de la transposition pour traiter de façon amusante certains détails de mise en scène : le discours mimé de Renaud sur fond de marche guerrière, l'apparition de banderoles muettes lorsque Renaud abandonne Armide ... Ce qui manque tout de même essentiellement ici c'est une certaine forme de poésie dont une histoire de passion amoureuse (transformée ici en dépendance sexuelle) ne saurait se passer, en tous cas à l'opéra.
Heureusement, il y a la musique, portée par l'excellent Orchestre de la loge Olympique dans un répertoire qui lui va comme un gant. Dire qu'elle soit inoubliable serait exagérée mais elle ne manque pas d'intérêt, moins dans l'invention musicale — l'idiome paraît encore très proche de celui de l'opéra de demi-caractère napolitain — que pour la qualité de la construction musico-dramatique où, malgré l'usage du récitatif sec, l'enchaînement des scènes est d'un naturel total. Pourquoi alors briser le mouvement de ces deux petites heures par un entracte placé au beau milieu du deuxième acte qui nuit à la montée en puissance du harcèlement de Renaud par Armide ?
Dans le rôle-titre, Chantal Santon, malgré son travesti peu flatteur, est le meilleur élément du plateau dans un rôle dont elle possède la longueur vocale et la personnalité. Voix agréable mais un peu courte dans le grave, Juan Antonio Sanabria se tire avec honneur du rôle héroïque de Rinaldo. Le baryton Laurent Deleuil parait un peu léger pour le rôle d'Idreno qui réclamerait plutôt une basse chantante et l'aigu de la Zelmira de Dorothée Lorthois est encore un peu vert mais tous deux chantent plutôt bien. Les deux chevaliers francs — Ubaldo et Clotarco — Enguerand De Hys et Francisco Fernandez-Rueda n'encourent aucun reproche. Conçus pour la petite scène d'Esterhaza, les opéras de Haydn sont des sortes de miniatures, des relectures intimes du grand répertoire à la dimension d'un théâtre de cour. Ils réclament un traitement délicat, poétique qui manque essentiellement à cette production dont les images triviales voire scabreuses — nudités crues, costumes ordinaires — n'aident guère le spectateur à entrer dans l'esprit de l'opéra néobaroque.
Frédéric Norac
5 mars 2015
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1. le spectacle finira à Niort le 10 mars une tournée de dix représentations
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