Hervé Niquet en Don Quichotte. Photographie © Le Concert Spirituel.
Un Don Quichotte armé de sa lance s'infiltre dans les fauteuils d'orchestre avant de haranguer la salle dans un sabir faussement espagnol. L'effet est garanti. Ainsi Hervé Niquet introduit-il le spectacle avec une verve, une faconde que nombre de comédiens pourraient lui envier. Il y a 27 ans, son Concert Spirituel entamait une brillante carrière avec cet ouvrage, pour lequel sa tendresse n'a pas faibli. Avec ses fidèles complices1, Shirley et Dino (Corinne et Gilles Benizio), après le succès rencontré à Metz, puis à Versailles, c'est au tour de Montpellier d'accueillir cette production pour le moins singulière.
Don Quichotte s'émancipa très tôt du roman de Cervantès pour séduire les musiciens, dès après sa publication et sa diffusion dans toute l'Europe. Avant même Boismortier, Caldara, Purcell, Telemann et d'autres compositeurs moins connus y avaient trouvé matière. En France, Philippe Courbois l'illustrait d'une cantate (1710) peu après Jean-Baptiste Morin. Charles-Simon Favart, délicieux librettiste, homme de théâtre, familier de la Foire, retint l'épisode de Don Quichotte chez la Duchesse pour rédiger son texte versifié dont Boismortier écrivit les parties musicales. L'ouvrage fut donné à l'Académie Royale de Musique le 12 février 1743. Hélas, les dialogues parlés ne nous sont pas parvenus, rendant l'ouvrage injouable, faute de cohérence. C'est pourquoi Corinne et Gilles Benizio ont pris la plume pour répondre à ce souci, et surtout nous entraîner dans l'univers de la farce. En effet, il ne s'agit en aucun cas d'une tentative de reconstitution à prétention historique, mais d'un divertissement où le grotesque voisine le subtil. La partition comporte effectivement nombre d'éléments comiques qui se prêtent à ce traitement. Mais ce choix de la bouffonnerie comporte ses limites : Don Quichotte est un vieux fou, un pantin qui ne suscite guère d'émotion, alors que le rôle y invite. Toutes les ficelles, tous les ressorts du rire sont familiers à Shirley et Dino. La comédie débridée confine au grotesque, avec son lot de pitreries : nous sommes à la Foire, pas à l'Opéra, bien que la création intervint à l'Académie Royale de Musique. Tout est admirablement réglé et l'abondance des gags est telle que l'on n'est pas sûr de les avoir tous perçus ou compris… Ainsi, à tel entracte, l'orchestre s'accorde sur un accord parfait majeur, qui appelle naturellement des échos du prélude de L'Or du Rhin, puis de la Moldau… On rit de bon cœur à l'inclusion de pièces totalement déjantées : parodie plus que caricaturale d'un air -de cour ou de foire ? - par Dino, suivie d'une scène de caf' conc', chantée par Hervé Niquet, puis d'un trio bouffe où le chef, en matador, entame « Castagnettes et tango » et autres espagnolades avec Shirley et Dino. Absolument décalée, cette scène bouffe n'est-elle pas l'équivalent d'un intermezzo inséré entre deux actes de l'opera seria ? Les citations musicales les plus incongrues, les bruitages, l'inflexion jazzy de danses baroques, c'est une avalanche d'éléments déjantés, parfois lourds, qui contribuent à la bonne humeur du spectacle.
Altisidore (Chantal Santon Jeffery) et le Duc (Gilles Benizio). Photographie © Le Concert Spirituel.
Visuellement, la réussite est indéniable. Deux tableaux, le premier dominé par une imposante cheminée centrale d'où émergeront monstres en tous genres ; le second, au dernier acte, est une japonaiserie dans le parc d'un château dessiné au loin, où interviendra le couronnement de nos héros, force éventails, kimonos, lanternes et lampions. Les chorégraphies nombreuses2, de Philippe Lafeuille, sont un régal. Elles intègrent fort bien les choristes à certaines évolutions de sa compagnie La Feuille d'Automne. La mise en scène, bondissante, servie par une remarquable direction d'acteurs, inventive à souhait, n'évite pas le grotesque (Don Quichotte assommé par une paysanne à coups de saucisson) mais réserve de très beaux moments (les scènes de groupes, la balancelle et sa machinerie, le cheval à bascule).
Si Hervé Niquet et ses musiciens interviennent efficacement dans l'action, la qualité musicale est au rendez-vous, pourrait-il en être autrement du Concert spirituel ? Le placement en fosse estompe quelque peu l'accentuation, les contrastes aussi. Les tempi rapides, de façon uniforme, réduisent également la palette expressive. On aurait ainsi aimé voir distillés quelques moments d'émotion, particulièrement de Don Quichotte, traité davantage en vieux fou qu'en rêveur idéaliste impénitent. La chaconne finale tient lieu de musique d'ameublement, les applaudissements (sollicités par la mise en scène) intervenant avant la fin. Dommage. La distribution ne comporte aucune faiblesse, tous les chanteurs se révèlent aussi d'excellents comédiens à la diction parfaite. Elle est dominée par Marc Labonnette, remarquable Sancho Pança, sonore, expressif à souhait. Emiliano Gonzalez Toro, vocalement irréprochable, souffre d'être cantonné dans une composition de farce. Altisidore, Chantal Santon Jeffery, est une grande voix familière des subtilités de l'écriture baroque. João Fernandes, baryton de velours, est Montésinos, puis Merlin, enfin le Traducteur. Camille Poul, soubrette vive et piquante nous offre trois beaux petits rôles. Un contre-ténor superbe, Charles Barbier, se voit confier un seul air, magnifiquement chanté. Enfin, Gilles Benizio, désopilant, sait aussi tenir un rôle vocal (le Japonais).
Un divertissement efficace, burlesque, cocasse, où l'on ne s'ennuie pas une minute. Manifestement tous les interprètes s'en sont donné à cœur joie, et le public sort ravi.
Eusebius
15 juillet 2015
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1. King Arthur, de Purcell (2009), puis La Belle au bois dormant (2011), enfin La belle Hélène (2012).
2. alors que chez Rameau, ces chorégraphies suspendent le plus souvent l'action dramatique, la réécriture du livret et la mise en scène de Shirley et Dino les y intègrent parfaitement.
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Mardi 14 Mai, 2024 12:59