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Vladimir Jankélévitch :
Du Charme

Extrait de Vladilir Jankélévitch, Fauré et l'inexprimable (chapitre III, Du charme).
Paris, Plon 1974 [383 p., mus.,] p. 344-348

Le je ne sais-quoi

Le charme est dans l'agent ce que la tranquillité d'âme est dans la conscience du patient; en sorte que si l' « acquiescentia animi » est un événement subjectif, le charme désigne, lui, cette mystérieuse propriété de l'objet musical à laquelle nous attribuons notre propre conversion à la paix. Le charme est essentiellement chose problématique, et chacun sait qu'il n'y a pas de recettes pour en avoir, l'idée même d'une « technique » du charme ayant, comme celle de charmeur professionnel, quelque chose de burlesque qui fait peine ; on ne peut à la fois avoir du charme et le dire, encore moins le professer. Le charme est une de ces qualités labiles qui, comme l'humour, l'intelligence ou la modestie, n'existent que dans la parfaite innocence et dans la nescience-de-soi [1]. C'est le cas de dire, avec Angelus Silesius : ce que je suis, je ne le sais pas ; et ce que je sais, je ne le suis pas. De cet impalpable il n'y a donc pas philosophie, sinon négative ou apophatique, les prédicats par lesquels on le qualifierait n'exprimant jamais que des privations : le charme est inexplicable ; le charme, en tant que qualité simple, est irréductible ; en tant que non subsumable sous un concept, il est indéductible ; le charme est indivisible ; le charme est indéfinissable, ne se définissant que par soi ; le charme enfin est inexprimable, c'est-à-dire à la fois indicible et ineffable. Quelque nature qu'on lui assigne (par exemple la grâce, le naturel ou la simplicité), il est toujours autre chose, pour la bonne raison qu'il n'est pas « chose », Res. En soi il n'est rien, et même il n'Est pas : fait de rien, comme on dit, il est luimême un pur Rien. Toujours autre que ce qu'il est, comme la liberté, le mouvement et la vie, il est aussi toujours ailleurs. Est-il plutôt dans le sourire, ou plutôt dans le regard ? En vérité le charme n'est pas plus localisable ou repérable que la musique de Fauré elle-même, dont nous montrions l'indifférence aux déterminations géographiques [2] et pittoresques où le tourisme est présent, le charme de l'innocence et de la spontanéité est absent. Le charme, étant inassignable, est l'alibi perpétuel. Comment un art où l'utopie dépayse sans cesse la topographie ne serait-il pas un art de charme ? « Nusquam est, quod ubique est », dit Sénèque. La musique de Fauré est la constante opération de cette insaisissable ubiquité qui est « nusquamité » ; elle est le mode d'exister de ce que nous appelions l'omniprésence omniabsente. De même encore que la musique n'est pas juxtalinéairement coextensive aux mots du texte qu'elle commente, mais en exprime le sens après coup par suggestion indirecte et générale, de même le charme échappe à toute dissection trop minutieuse : c'est pourquoi on le dit partout répandu, telle l'aura magique qui s'exhale de la Ballade en Fa dièse majeur, en baigne les arpèges et les trilles, en alanguit les captivantes modulations. Pas plus que le sens n'est dans les mots ou la pensée dans le cerveau (qui est pourtant son « organe »), le mystère évanescent du charme n'est quelque part dans l'objet charmant; le charme est la fascination de la présence, étant mystère non point d'essence abstraite, mais de parousie concrète, et il rayonne de cette présence expérimentée comme totalité psychosomatique, c'est-à-dire charnelle et spirituelle à la fois (il faudrait peut-être dire : «sarco-psychique» - mais c'est alors le mot qui n'aurait pas de charme !). Le charme récuse donc la question Où comme il élude la question Quoi. Le charme, qui ne tient pas à ceci-ou-cela, ne gît pas non plus ici-ou-là . Il est donc essentiellement évasif, - c'est-à-dire qu'il s'échappe, invisible et intangible, et pourtant toujours présent, comme le sont la musique et les parfums, qu'on ne peut ni voir ni toucher; il nous oblige à un jeu de cachecache irritant. Aussi arrive-t-il qu'en désespoir de cause l'intelligence, lasse d'analyser l'inanalysable, baptise du nom de Je-ne-sais-quoi ce résidu insaisissable et décevant qui est comme le parfum de l'esprit autour de l'existence ; tel est le « Yo-no-sé-que » de Jean de la Croix et le « despejo » de Baltasar Gracian, - car la mystique et la préciosité espagnoles s'entendent entre elles comme elles s'entendent avec la délicatesse de goût toute française d'un Montesquieu [3] pour établir au delà des concepts la présence d'un « carmen » ou mystère carminal qui n'est ni désignable ni assignable.

Cenescio quid évasif est à la fois aliquid et nihil; autrement dit il est quelque chose qui n'est rien, et qui est donc presque rien ; et en outre il est partout-nulle part ( ubique-nusquam), comme les lieux magiques et l'horizon chimérique et la patrie inexistante de la nostalgie musicale. Il se découvre subjectif au moment où on croit le surprendre dans l'objet, et redevient objectif quand on le cherche dans le sujet. Il n'est ni en soi seulement, ni seulement en nous, mais dans le passage transitif du sujet à l'objet; d'un mot : il n'est pas, mais il opère. «Carmen » est essentiellement une opération, comme la « factura » des magiciens : il n'est rien, mais il fait. Et au contraire la beauté sans charme ne fait rien, mais elle est : cette beauté se contemple et nous laisse médusés, mais non point captivés; nous l'admirons comme on admire une poupée sans vie ou une idole inexpressive, - car la beauté, précisément, n' « opérerait » que si elle avait en outre du charme. Kάλλος άργόν, la beauté paresseuse : - c'est ainsi que Plotin caractérise l'inactive beauté dénuée de cette Xάρις έπιθέουσα, de cet éclat vivant qui l'animerait, l'allégerait, l'élèverait dans les hauteurs ; προς  άγγοο... μεϊξον χουρ ζεται [4]. Même la sorte de charme froid que d'aucuns prétendent retrouver dans le Je-ne-sais-quoi du cinquième Concerto ou de la deuxième Mazurka de Saint-Saëns, ce charme froid, s'il est vraiment un charme, devrait être encore lumière et chaleur, φως et φέγγος ; le charme est cette radioactivité de la chose belle qui enveloppe le sujet et fait que l'objet, à son tour, n'est pas une morphologie nue, mais une présence vivante, mais une parousie ; l'objet ne tient plus dans la circonscription optique de sa forme, cependant que le sujet sort de lui-même parmanière d'extase; car le sujet « sous le charme » connaît déjà l'état de grâce de l'extase, - non pas l'extase où la conscience hypnotisée s'abîme à en mourir, mais l'extase des cœurs extasiés [5], ravis, «charmés», qui consentent l'un à l'autre et, consentant, se retrouvent chacun en soi-même. « Quand tu plonges tes yeux dans mes yeux, Je suis toute dans mes yeux [6] » La communion réciproque intensifie la vitalité respective.

        Roses ardentes
        Dans l'immobile nuit,
        C'est en vous que je chante
        Et que je suis.

Effusion et Infusion : de ce double courant est faite la Transfusion qui est l'opération du charme. Là où le courant ne passe pas, objet et sujet peuvent se regarder en chiens de faïence jusqu'à la consommation des siècles sans qu'il arrive rien : ni transformation intérieure ni événements spirituels. Dès que le charme « opère », une complicité intelligente se noue, comme dans le croisement des regards, entre l'opérateur et son patient : la conscience charmée, comblée, ravie, au lieu d'adorer stupidement sa belle Hélène, son mannequin de luxe qui est peut-être une Gorgone, cette conscience s'ouvre à l'Autre ; en sorte que le charme est aussi un état d'ouverture et, au sens propre, de « sympathie ». Pascal dirait sans doute que le chapitre du Charme est une pièce de l'Art de persuader...

 

Notes

1. Schelling, Zur Geschichte der neueren Philosophie. Werke, tome X, pp. 100-101 [retour au texte]

2. Lire à ce sujet une intéressante lettre de Fauré à Paul Poujaud (IX-1885), citée par Ph. Fauré, La genèse de « Pénélope », p. 13.[retour au texte]

3. Montesquieu, Essai sur le goût. Gracian, L'homme de cour, maxime 127 (cf. 6, 274) ; El heroe, I3 e excellence. Pascal II (Brunschvicg), fr. 162, et le chevalier de Méré. Cf. le P. Bouhours, Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671). [retour au texte]

4. Enn. VI 7,22. Cf. I 6, 1-2 [retour au texte]

5. F,n sourdine, C'est l'extase [retour au texte]

6. Jardin clos II (Quand tu plonges tes yeux). Chanson d'Ève III (Roses ardentes) [retour au texte]

références / musicologie.org