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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte. Le xviie siècle baroque : Allemagne et Pays-Bas

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La musique instrumentale de Johann Pachelbel (1653-1706)

Si l'immense prestige de son aîné Buxtehude lui a fait de l'ombre,  Pachelbel a pris, si l'on peut dire, une cinglante revanche médiatique gràce à son fameux Canon, une pièce dont il n'a sûrement jamais soupçonné qu'elle pourrait lui valoir une pareille notoriété posthume, et encore moins qu'elle se trouverait accommodée à toutes les sauces de la production musicale grand public du dernier xxe siècle, d'un certain Rain and Tears aux créations des rappeurs.

N'est-ce pas le revers de la médaille ? Les œuvres de ce créateur particulièrement fécond sont étrangement méconnues, voire mésestimées, alors qu'elles eurent une influence très forte sur J.-S. Bach. Né et mort à Nuremberg, Pachelbel est par excellence le porte-drapeau de l'école d'orgue d'Allemagne du Sud et, au cours d'une vie riche en déménagements, il eut l'occasion — à Eisenach — de nouer une longue amitié avec la famille Bach. C'est dans le cadre de ces relations étroites avec le père de Jean-Sébastien qu'il eut comme élève le fils aîné de la famille, Johann Christoph, lequel devait être conduit plus tard à recueillir et à former son génial petit-frère. La filiation artistique en devient limpide…

Mais peut-être faut-il chercher en partie ailleurs l'explication de la relative méconnaissance de l'œuvre de notre compositeur : « On ne cherchera pas chez lui les hardiesses d'écriture, les harmonies extravagantes, les ornements emberlificotés, non plus que la surenchère virtuose. Son art est fait avant tout de douceur, de grâce et de modestie. On le reconnaît à ses mélodies ; elles procèdent d'une dans une lumière caractéristique ; surtout, elles coulent avec naturel, à quelque endroit de la polyphonie qu'elles se trouvent ; cela suppose, en vérité, beaucoup de savoir, mais ce savoir répugne à s'épingler. Bach, à l'école de Pachelbel, a plus appris peut-être qu'à celle de Buxtehude : celui-ci lui a montré l'exemple de la profusion, de l'ampleur, de la vigueur, une audace surhumaine dans le geste et dans l'entreprise ; celui-là lui a laissé deviner qu'un métier vraiment parfait est invisible. »1

S'il a laissé un catalogue de musique vocale considérable et tout à fait estimable, c'est pour son œuvre pour clavier - elle-même considérable – que Pachelbel est avant tout reconnu . Et au sein de ce catalogue, c'est l'œuvre d'orgue qui tient la plus grande place, ce qui ne saurait étonner de la part d'un musicien qui, toute sa vie durant, a occupé des fonctions d'organiste et qui, de plus, a formé à l'instrument de nombreux élèves, à commencer par ses propres fils, dont l'un lui succédera à Nuremberg et l'autre s'expatriera en Amérique, consacrant peu ou prou les vingt dernières années de sa vie, entre Boston et New York, à développer la vie musicale sur ces friches lointaines.

En réalité — et cela n'en facilite pas la présentation — « une partie non négligeable de l'œuvre de clavier de Pachelbel appelle indifféremment le clavecin ou l'orgue. Loin de déceler dans cette ambivalence une prétendue pauvreté d'inspiration qui négligerait les richesses de l'orgue, il faut au contraire y voir une volonté typiquement luthérienne d'imprégner la vie quotidienne d'une musique spirituelle. Animateur de la Hausmusik (musique domestique), le clavecin reprendra tout naturellement à la maison le fil de la prière engendrée par l'orgue à l'église voisine. Il en résultera évidemment une écriture quelque peu indifférenciée entre deux instruments aussi contradictoires. [… ] Ces musiques gagnent en douce familiarité ce qu'elles perdent en grandeur intimidante. »2      

Chorals

En nombre (surtout) mais aussi en qualité, ce genre figure en bonne place dans la production de Pachelbel, celui-ci ayant évidemment tenu à pratiquer à sa manière les différents types de choral en vogue, avec une certaine prédilection pour le choral fugué ou le choral varié, et  plus encore pour le choral figuré où le compositeur apporte sa touche la plus personnelle et atteint parfois des sommets d'expression.

Exemple-type cité par G. Guillard : « Christ lag in Todesbanden juxtapose deux volets très différenciés qui résolvent avec élégance le paradoxe du texte ; celui-ci fait suivre l'évocation des  liens de la mort   par le vibrant Alleluia du Ressuscité. Le premier volet est donc un fugato, calme, gris, austère ; mais de cette cendre émergent, d'une part, au pédalier, le granit d'un choral en valeurs longues, d'autre part, au manuel, la joyeuse symphonie de deux ou trois voix pleines d'allégresse. »3

Christ lag in Todesbande.

Autres exemples de réussites dans cette forme combinée de choral :

Ach Herr, mich armen Sünder.
Ein' feste Burg ist unser Gott.
Herr Jesu Christ, ich weiss gar wohl.
An Wasserflüssen Babylon.

Warum betrübst du dich, mein Herz… mais il faudrait sans doute en citer bien d'autres, y compris dans des formes moins spécifiques du génie de Pachelbel. Comment par exemple pourrait-on passer sous silence les Musikalische Sterbensgedanken (Méditations musicales sur la mort) publiées en 1683 ? Les quatre chorals variés de ce recueil « reflètent l'état d'esprit du compositeur en cette année tragique qui vit disparaître sa première femme et son enfant, victimes de la peste, un mélange de tristesse amère et de résignation. »4

Fugues et ricercare

Si, à trois reprises, Pachelbel s'est attaché après les Italiens à illustrer cette forme aussi savante qu'austère qu'est le ricercar, c'est à l'évidence à la fugue qu'il a accordé le plus d'affection à travers 26 fugues libres (ou profanes) et ses 94 Fugues sur le Magnificat.

Des pièces qui, pour être généralement courtes, loin des grandioses architectures de J.-S. Bach, n'en constituent pas moins un vrai régal pour les spécialistes gràce à « l'industrieuse imagination » qu'y déploie leur auteur. Georges Guillard5 souligne que Pachelbel y cultive « une liberté d'allure et un sourire méditerranéens » qui ne peuvent que séduire l'auditeur, et reprend à son compte le commentaire ci-après d'Olivier Alain6 : « Curieusement, à ce type d'écriture, [Pachelbel] attribue ses thèmes les plus libres, les plus personnels, parfois les plus pittoresques, parfois les plus humoristiques… » Chose surprenante, vu le titre, tous ces charmes sont à l'œuvre dans les Fugues sur le Magnificat, un recueil dans lequel Guy Sacre7 voit quant à lui « un petit jardin musical, on voudrait dire un  jardin de curé, d'une étonnante variété de formes et de senteurs ».

Ricercar en ut mineur par Wolfgang Rübsam.
Fugue en la majeur.
Fugue sur le Magnificat primi toni, no 3 par Tibor Pinter

Toccatas et préludes

Seize Toccatas et sept Préludes , c'est à peu près tout ce que Pachelbel a consacré à ces deux formes libres qui, chez lui, ne se distinguent guère l'une de l'autre, mais là aussi on retrouve bien les traits qui font sa personnalité.

« Comme l'explique judicieusement Gilles Cantagrel, les toccatas de Pachelbel  ne sacrifient pas aux véhémences torrentielles du stylus phantasticus des maî t res du Nord  . Plus brèves et plus intimes, elles ne se montrent pas moins virtuoses, faisant ondoyer d'interminables guirlandes sur des pédales de tonique. Si elles ne saisissent pas l'auditeur par la puissance comminatoire du geste ou l'immensité de l'architecture (quoique celles en mi mineur ou do mineur pourraient faire illusion), elles ne manquent pas de l'émouvoir par leur intensité contenue (sol mineur), leur poésie lunaire (re mineur), voire naïve (do majeur), leur discrète mélancolie, leur inquiétude (sol mineur). Malgré un plan assez régulier, elles cachent dans leurs circonvolutions une imagination féconde et une âme délicate. »8

Prélude en re mineur par Joseph Payne.
Toccata en mi mineur par Julian Gembalski.
Toccata en sol majeur par Gustav Leonhardt.

Fantaisies

Autre forme libre par excellence, les Fantaisies léguées par Pachelbel sont au nombre de six seulement, dont deux – celle en ut majeur et celle en sol mineur – recueillent les plus larges suffrages. La dernière nommée est, aux yeux de G. Guillard, « une perle d'émotion pudique ». G. Sacre accorde également la palme à cette Fantaisie en sol mineur « où les retards, les modulations, le chromatisme accumulé créent un climat des plus étranges ».

Fantaisie en sol mineur par Joseph Payne

Chaconnes

« Très éloigné du style dramatique de l'école de l'Allemagne du Nord, Pachelbel n'est jamais plus à l'aise que dans les pièces qui lui permettent de déployer son talent pour la variation, procédé qui chez lui va de pair avec une tendance à la contemplation. »9

On ne s'étonnera donc pas de le trouver souvent très inspiré dans ses six Chaconnes qui déroulent avec verve leur riche chapelet de variations. Ce qui déjà se vérifie dans celle en re majeur qui prend pour assise le célèbre Canon, et plus encore dans celle en fa majeur avec ses quarante variations sur un thème de quatre notes. Mais le « clou » de la série est à l'évidence la Chaconne en fa mineur dont les nombreuses variations — selon les termes de G. Guillard — « déploient des trésors d'ingéniosité mélodique et rythmique », au point que le même y voit « le chef-d'œuvre du musicien », voire « les Goldberg de Pachelbel … ».10

Chaconne en fa mineur par Fernando De Luca (clavecin).
Chaconne en re majeur par Joseph Payne.

Airs variés

Il s'agit ici des six variations composant le recueil Hexachordum Apollinis (1699), des variations qui « témoignent d'un art décoratif souple et discret, savant sans artifice, toujours mesuré… »11. Elles  recueillent largement les faveurs des clavecinistes, ce qui n'est que justice tant elles montrent le musicien au meilleur de son art. La plus prisée du lot est l' Aria sexta, souvent appelée Aria sebaldina, du nom de l'église de Saint-Sebald où Pachelbel officia à l'orgue à partir de 1695. Un thème (en fa mineur) d'une douce mélancolie, puis huit variations aussi charmeuses que changeantes dans leur expression, c'est signé… et, comme l'écrit G. Guillarden faisant référence à Schumann, dans cette œuvre « un poète parle ! ».

Hexachordum Apollinis, Aria prima, par Joseph Payne.
Hexacordum Apollinis, Aria sexta (sebaldina), par Jan Bokszczanin.

Suites pour clavecin

Vingt et une Suites (dont 17 datées de 1683) viennent compléter le catalogue de pièces pour clavier de Pachelbel, bien que, selon certains, des doutes subsistent quant à leur attribution. La série de 1683, qui utilise 17 tonalités différentes, constitue un petit Clavier bien tempéré avant la lettre. Dans la plupart des cas, ces suites sont d'essence française et sont construites selon un schéma allemande-courante-sarabande-gigue à l'intérieur duquel le compositeur intercale volontiers une aria, un ballet ou (cas le plus fréquent) une gavotte.

Œuvres de chambre

Pour l'essentiel, les œuvres qu'on peut regrouper sous ce terme se limitent d'une part au trop célèbre Canon et Gigue en ré majeur (pour 3 violons et basse continue) et de l'autre aux 6 suites ou partie (pour deux violons et basse continue) du recueil Musicalische Ergötzung. Il s'agit ici avant tout de pièces de divertissement dans lesquelles le musicien se livre aux délices de la scordatura si chers à son contemporain Biber. C'est pittoresque, l'écriture est solide, avec à la clef de réelles audaces harmoniques, mais on n'y trouvera guère les qualités qui nous touchent tant quand Pachelbel est vraiment lui-même, c'est à dire — pour reprendre une expression sortie de la plume d'O.Alain et citée par G. Guillard — « le Botticelli de la Bavière ».

Canon en majeur.

Biographie de Johann Pachelbel

Notes

1. GUY SACRE , La musique de piano , Robert Laffont, 1998 , p.2072

2. GEORGES GUILLARD , dans G. CANTAGREL (dir.), Le guide de la  musique d'orgue , Fayard, 2003 , p.617

3. Ibid.., p.621  

4. GUY SACRE , op. cit., p.2073

5. GEORGES GUILLARD , op. cit. , p.618

6. OLIVIER ALAIN, in notice accompagnant le disque Erato de M. Cl. Alain 

7. GUY SACRE, op. cit., p.2074

8. PHILIPPE VENTURINI , Le Monde de la musique (265) , mai 2002

9. PABLO GALONCE, Le Monde de la musique (270),  novembre 2002

10. GEORGES GUILLARD, op. cit., p.620

11. GUY SACRE, G. Sacre , op. cit., p.2073.


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Jeudi 28 Mars, 2024