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Février 2011 —— Alain Lambert.

Musique populaire et surréalisme

Troisième suite sur Silence d'Or d'André Breton, en continuant de relire Rousseau.

 

Les textes théoriques concernant la relation entre surréalisme et musique sont rares, à cause de l'anathème fondatrice de Breton, dans un court paragraphe du n°4 de la Révolution Surréaliste du 15 avril 1925, soit à peine six mois après le lancement de la Révolution surréaliste, c'est à dire le mouvement, le bureau d'étude et la revue dont le 1er numéro est daté du 1er décembre 1924.

Il fallait citer ce court texte a priori définitif dont la phrase finale reviendra plus tard en échos multiples comme une incantation, occultant les rares tentatives de réconciliation des autres membres du mouvement. Michel Boujut dans le Dictionnaire général du Surréalisme (PUF 1982), cite un opus de Gérard Legrand, Puissances du Jazz, un article de Robert Goffin dans « Jazz s (47), et quelques lettres entre Desnos / Armstrong, Aragon / Ellington, Tzara / Rollins, Césaire / Mingus, Char / Roach...

Mais, en 1944, une revue musicale américaine, Modern Music, pour son numéro de mars, demande à Breton un texte, signé et daté du 24 février, sur la musique et la poésie qu'il publiera en français, sous le titre Silence d'or, avec une première partie modifiée, dans le volume de Poètes d'aujourd'hui chez Seghers, que Jean Louis Bédouin lui consacre en 1950. Et dont le titre seul sera source de contre-sens, comme si Breton ne faisait que reprendre son paragraphe fondateur.

Au contraire, la lecture de Silence d'Or, fondamental par son caractère développé, nous aidera à montrer que  l'anathème de 1925 est non seulement levé, mais aussi invalidé, puisque la poésie ne peut se concevoir hors de la musique et de la musicalité. Et quels prolongements possibles sont alors sous-entendus pour rester dans la dimension auditive.

Une introduction qui accepte de remettre en doute : les  a priori du poète

La première partie est en fait une longue introduction qui semble répéter l'anathème, tout en s'en distanciant en plusieurs points.

Déjà, dans la première mouture (J'éprouve quelque trouble, j'ai peine à surmonter un vif sentiment d'intrusion à l'idée de m'exprimer dans une revue musicale... Brouillon du texte lisible sur le site André Breton) il semble se demander s'il est bien le plus approprié à traiter de cette question. Dans la version publiée en France, il réitère, en se demandant si « l'extrême spécialisation » n'est pas un obstacle à l'intelligence, se rappelant comment certains propos de Valéry sur la peinture cubiste l'avaient autrefois choqué.

C'est donc du point de vue général de la connaissance qu'il va s'affronter au problème de savoir pourquoi la plupart des « artistes de la langue » sont hostiles à la musique, une réflexion épistémologique en somme, « par delà [ses] réactions personnelles à la musiques ». En s'appuyant sur un texte des Goncourt, qui avouant eux même leur propre surdité (en effet, ils ne sont sensibles qu'à la musique militaire, les pauvres!) et ne font que citer une critique de Gauthier, qui, « préférant le silence à la musique » explique que Balzac, Hugo, Lamartine sont dans le même cas.

Mais que vaut cette généralisation ? A peine fermés les guillemets, Breton cite deux exceptions majuscules pour les Surréalistes: Baudelaire et Mallarmé qui étaient sans doute plus surréalistes, l'un « dans la morale » l'autre « dans la confidence » (voir la liste du premier manifeste) que tous les autres réunis. Puis revenant à ses contemporains, il note que bien peu se montrent vraiment hostiles à la musique, et ne sont qu'indifférents ou complaisamment polis, mais sans se passionner pour elle, ce qui pourrait s'expliquer, conclut-il, par la mainmise d'un certain imposteur qui finit par « abaisser au lieu d'élever tout ce qu'il touche ».

La musique peut aider à résoudre la crise de la poésie, car elles ont une origine commune

Une fois levés les deux obstacles épistémologiques qui expliquent son mal-entendu vis à vis de la musique, sa propre surdité et l'influence néfaste et totalitaire de Cocteau sur cet art, il peut alors réfléchir objectivement, ce qui introduit sa deuxième partie dans le vif du sujet:

Deux choses à noter ici: d'une part, en acceptant la classification hégélienne qui place la musique en dessous de la poésie et au dessus de la peinture, il revient sur ce qu'il avait affirmé dans l'anathème de 1925, et d'autre part, prolongeant dialectiquement ce nouvel acquis, il admet que l'actuel antagonisme entre les deux arts doit déboucher sur une synthèse,  « une refonte nécessaire ».

Ce qui ne fait que rappeler cette « faculté unique, originelle, dont on retrouve trace chez le primitif et l'enfant » écrivait-il déjà dans Le Message automatique, (in « Point du Jour »).

Mais il ne peut donner aucune idée de cette réunification de l'audition par manque de connaissances techniques de la composition musicale, invitant ceux qui le peuvent à travailler dans ce sens, et ajoutant que ce qui se passe déjà au niveau du visuel pourrait être transposé à l'auditif. Une fusion qui ne pourra être obtenue « qu'à très haute température émotionnelle », au « point suprême d'incandescence [qui ne peut être atteint] que dans l'expression de l'amour »..

Cette fin de partie appelle deux remarques, d'une part le fait que cet appel à inventer lancé aux musiciens (il ne s'agit donc pas seulement de la musique intérieure comme semble le comprendre la préfacière du texte dans le volume III de la pléiade) et aux lecteurs de langue anglaise n'a pu tomber dans l'oreille de sourds, en 1944, aux USA, quand certains futurs membres de la Beat Génération se rencontraient à New York dans les années be Bop. Nous y reviendrons plus tard.

D'autre part, toute cette idée de faculté originelle unifiée entre musique et poésie à retrouver dans l'expression de l'amour ne peut pas ne pas avoir été plus ou moins inspirée par certains passages de l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau qui affirme en titre dès le chapitre II :

En effet, la faim et la soif n'ont pas besoins de mots, mais de gestes pour s'assouvir, quand l'homme vit encore solitaire. Mais quand le besoin des autres devient un besoin moral de se regrouper, les passions engendrées par ce contact comme l'amour, la haine ou la pitié vont faire naître un langage à la fois parole et chant, imagé et mélodique. Ce qu'il affine à la fin du chapitre IX :

Avant de conclure à son évolution néfaste au chapitre XIX :

Des phrases que Breton n'aurait pas reniées et qui complètent assez bien tout ce que son article peut sous-entendre sur cette faculté originelle perdue.

Le vrai poète n'est pas un visionnaire mais un auditif

La troisième partie est consacrée non à la musique proprement dite mais à la musicalité de la poésie qu'il privilégie, en tant que surréaliste, à sa dimension visuelle, retrouvant ici la hiérarchie hégélienne déjà évoquée, et en mettant de côté la musique instrumentale qui seule lui pose problème. Les poètes surréalistes ne jouent que sur la possibilité d'assembler les mots en chaines de sons plus que de sens, et contre la raison  étroite si besoin, pour les révéler à la lumière du jour:

On ne peut s'empêcher de repenser à l'extrait du chapitre XIX de l'essai de Rousseau cité plus haut, et qui décrit l'évolution de la langue mélodique évoluant au cours des siècles en langue parlée puis écrite, au fur et à mesure que la grammaire, la philosophie et l'harmonie se développent et séparent la parole de son origine mélodique et passionnée.

Comment Breton, mis au pied du mur par la demande d'un article sur la musique, n'a-t-il pas pu lire cette œuvre mal connue de Rousseau, philosophe décalé dont il partage pas mal de vues en fait?

Enfin, Breton conclut par un appel:

L'anathème est bien levée, et en ces temps de crise pour la poésie et la musique, retrouver cette terre commune, et la défricher, est bien une amorce de programme révolutionnaire.

Les contre cultures jazz ou rock et le surréalisme

D'abord, il faudrait, à la lecture de ces derniers passages, revenir à l'entretien qu'avait accordé Petr Kral, ancien surréaliste tchèque, dans une émission de France Culture en 2002 consacrée justement au surréalisme et à la musique, dans laquelle il avouait avoir trouvé à l'époque la musique qui lui correspondait chez Monk et chez Rollins. Puis s'interrogeant sur la relation entre automatisme et improvisation, il déclarait que cette dernière, en respectant les règles rythmiques, harmoniques...ne pouvait être comparée à l'écriture automatique qui refuse toutes les règles.

Ce qui n'est pas entièrement vrai, puisque l'automatisme doit retrouver notre parole intérieure, qui pour ne pas être une logorrhée simplement phonique, doit bien s'astreindre à respecter un minimum de règles car, si le son prime sur le sens, les images doivent pouvoir exister, au moins comme effet. Il ne s'agit pas pour les surréalistes de retrouver le bruitisme dada ou le zaoum phonique des futuristes russes. Mais bien de retrouver cette parole des origines et de la faire apparaître dans la langue parlée. En quoi l'improvisation jazz des musiciens cités plus haut correspond assez bien à l'exigence surréaliste, même si la vocalité s'est transmise à l'instrument en devenant purement sonore. Je chante comme un instrument à vent disait Billie Hollyday,  réciproque du fait que Louis Armstrong, en inventant l'improvisation individuelle en jazz, donc en inventant le jazz moderne, ne faisait que continuer son expérience de gamin chanteur de rue. C'est aussi lui qui inventa ce mixte entre la voix parlée et la voix instrumentée, le scat.

C'est sans doute pourquoi le free jazz, dans sa volonté de briser toutes les règles et de dépasser toutes les contraintes, est vite devenu trop abstrait pour que les surréalistes puissent y adhérer confirme Petr Kral, ce qui infirme un peu son affirmation sur l'écriture automatique sans règles.

Ensuite, il faudrait se demander si la beat-génération du point de vue des poètes, puis la musique populaire anglo-saxonne des années soixante et soixante dix, du point de vue des musiciens, ne sont pas une double réponse à l'appel, en anglais rappelons le, de Silence d'or ?

En partie au moins, car ces deux contre-cultures sont fortement teintées de contre-culture surréaliste, des contre-cultures blues et jazz, et fortement marquées par une nouvelle technologie (radio, cinéma, disque, télévision...) qui permet à une nouvelle tradition non écrite de se développer, particulièrement autour de l'année 1966 qui voit la disparition de Breton, dans un  silence de marbre cette fois.

Qu'on écoute par exemple Célébration of the lizard de Jim Morrison et des Doors, qui démarre comme une ancienne comptine revenue de l'enfance et des âges anciens, les explorations électriques de Jimi Hendrix, les nombreux rêves chantés par Bob Dylan, ou les poèmes de Keith Reid qui semblent prolonger La glace sans tain des Champs Magnétiques de Breton et Soupault, mais ne peuvent s'entendre sans la musique de Procol Harum (comme les poèmes de Pete Brown ne peuvent s'entendre sans la musique de Cream). La poésie s'est fondue avec la musique, à un point d'incandescence qui n'est pas si éloigné de celui de l'amour, comme le voulait Breton.

Ce que confirme cette remarque de Nick Cohn sur les Beattles, dans son A Wopbopaloobop Alopbamboom de 1969  (Titre américain : Rock from the begenning ) :

Alain Lambert
fevrier 2011

Voir : Musique populaire et contre-culture ; Rousseau et la musique.


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