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22 octonre 2014 —— Jean-Marc Warszawski.

Chanter sur le livre à la Renaissance

Chanter sur le livre à la Renaissance

 Canguilhem Philippe (direction), Chanter sur le livre à la Renaissance : les traités de contrepoint de Vicente Lusitano. « Épitome musical », Brepols, Turnhout 2013 [410 p. ; ISBN 978-2-503-55040-4 ; 80,00 €].

 

Le contrepoint est le domaine d'excellence de la musique savante écrite, un passage obligé du métier de compositeur. Depuis les somptueuses polyphonies du xvie siècle jusqu''à Johann Sebastian Bach, voire la seconde école de Vienne. Ceux qui l'abandonnèrent comme Haydn ou Beethoven ont pu être taxés d'ignorance ou de personnes au mauvais goût. Pourtant, le contrepoint est aussi une pratique populaire ; dans les milieux professionnels et savants, elle est une pratique d'improvisation. À la Renaissance, chanter sur le livre, c'est improviser en contrepoint sur un plain chant, un air donné.

Étant donné le caractère praticien de l'exercice, les manuels ne sont pas légions. On peut même se demander ce qui peut motiver à mettre dans un livre théorique ou d'enseignement une tradition qui se pratique. La perte d'un savoir-faire et de sa transmission « sur le tas » ? Des questions théoriques nouvelles, annonçant les bouleversements qui seront initiés au début du xviie siècle par la seconda prattica de Monteverdi ? Des ajustements entre la réalité du musicien et le livresque ?

On sait peu de choses sur Vicente Lusitano. Quelques compositions de polyphonie liturgique, un traité de chant et de composition qui a connu trois éditions : 1553, 1558, 1561. Il est prêtre, portugais, enseigne et chante en Italie. Il est surtout connu par la disputatio qu'il remporte en 1551 sur son contradicteur Nicola Vicentino, à propos des modes musicaux. Il se convertit au protestantisme dix ans plus tard et se tourne vers la cour du Wurtemberg.

En 1962, le musicologue Robert Steveson, qui nous a quittés en 2012, identifie un traité de chant anonyme espagnol conservé sous la cote « Espagnol 219 » à la Bibliothèque nationale de France comme étant de Vicente Lusitano. Cet écrit aurait été rédigé au plus tard en 1550, annoté et corrigé jusqu'à fin mai 1551.

Fruit d'un séminaire de plusieurs années à l'université Toulouse-Le Mirail, animé par Philippe Canguilhem, Marie-Françoise Déodat-Kessedjian, Véronique Lafargue et Giordano Mastrocola, cet ouvrage présente les transcriptions et la traduction en français du traité imprimé et du manuscrit « Espagnol 219 » de la Bibliothèque nationale de France.

Ces éditions sont accompagnées d'une vaste introduction par Philippe Canguilhem, d'un volet biographique par Giordano Mastrocola, et de tout l'appareillage souhaitable — et au-delà — pour un tel ouvrage (présentation et discussion des sources, abondante bibliographie, localisations, précisions relatives aux choix éditoriaux, de traduction, etc.).

Comme le souhaitent les éditeurs, ce témoignage s'adresse aux musicologues intéressés par l'histoire du langage et des pratiques musicales, ainsi qu'aux musiciens curieux de découvrir comment l'improvisation polyphonique était [plutôt pouvait-être, aurait pu être] enseignée à la Renaissance.

Malgré la volonté affichée de s'inscrire dans un cadre épistémologique clair, la partie proprement historique, où la manière d'aborder la question historique ne nous satisfait pas totalement. La partie biographique nous semble hypertrophiée, les faits avérés étant noyés dans la recherche du vraisemblable et des motivations des individus. Peut-être est-ce cette manière de faire de l'histoire qui a fait dire à Paul Ricœur qu'on ne peut démarquer un récit historique d'un récit de fiction. Il semble qu'il y ait comme un procès en réhabilitation d'un auteur qu'on aurait présenté à tort comme passéiste. Or si l'historien peut-être intéressé par ce type de phénomène, il ne peut y prendre part. Du coup on reste au niveau de l'anecdotique et on a quelque mal à atteindre ce qui intéresse l'histoire, qui n'est pas l'individu, mais sa spécificité.

Peut-être y a-t-il un effort de surévaluation du ou des traités de Lusitano, présentés comme des textes majeurs, révélateurs de la pédagogie du chant sur le livre. C'est justement ce qui est difficile à évaluer et qui ne l'est pas dans ce livre, ce n'est d'ailleurs pas nécessaire.

On peut mettre en avant que son traité imprimé a été trois fois édité, mais on ne sait pas qui l'a lu, s'il a servi à l'enseignement, à combien d'exemplaires il a été imprimé. Si le taux de conservation de ces trois éditions est honorable (26 exemplaires pour les trois éditions, alors qu'un très grand nombre d'écrits imprimés relatif à la musique n'est conservé qu'à un exemplaire ), on ne peut parler d'une importante pénétration.

L'attribution du manuscrit « Espagnol 219 » à Lusitano ne semble pas faire l'unanimité. On peut objecter qu'il est en espagnol, non en portugais ou en italien. Il faut donc encore tisser de la vraisemblance pour imaginer Vicente Lusitano parlant espagnol (pourquoi écrire un traité en espagnol quand on travaille en Italie, dans un milieu où on écrit en latin ?) De plus ce manuscrit nous est parvenu anonyme, n'a pas été imprimé, ce qui devrait aussi être pris en compte dans l'évaluation.

Cette question d'attribution n'a d'ailleurs pas grande importance. Transcrire le traité de Lusitano et le manuscrit Espagnol 2019 sans

attribution, n'aurait rien changé au propos, pas plus que s'en tenir aux bribes biographiques qui n'ont d'intérêt que si elles permettent d'atteindre les spécificités historiques : « qui était-il ? » et « Comment c'était ? » ne sont pas tout à fait les mêmes questions.

Jean-Marc Warszawski
22 octobre 2014


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