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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— La musique instrumentale de Beethoven à Schubert.

La musique instrumentale d'Alexandre Boëly (1785-1858)

boely

Pour beaucoup, Boëly reste avant tout un maillon parmi d’autres dans la longue chaîne de la musique française pour orgue, et la place plutôt discrète qu’il y tient est bien à l’image de cet homme qui, dit-on, fuyait tout autant les applaudissements que les mondanités. Il est vrai, comme le souligne Brigitte François-Sappey, que sa position historique fut « difficile à tous égards. Par ses dates, il fait partie des compositeurs qui, nés à l’apogée du « style classique » et formés dans cet esprit, auront la difficile mission de conduire leurs cadets à l’apogée du romantisme et qui se sentiront à jamais déchirés entre ces deux pôles. Ce parcours malaisé est rendu plus périlleux encore en France par les retournements politiques incessants et par le désintérêt du public pour la musique instrumentale. Ajoutons que l’orgue (après les désastres révolutionnaires), les organistes et la musique d’orgue sont au plus creux du creux de la vague, et on mesurera la place à la fois si inconfortable et si essentielle de Boëly. »1

Issu d’une famille de musiciens du roi, mais victime de circonstances qui abrégèrent sa formation, Boëly fit essentiellement carrière comme professeur de piano. Il ne devint en fait un organiste en vue que tardivement, d’abord dans les années 1830 en assurant des remplacements à Saint-Gervais, puis en 1840 en étant nommé titulaire de l’orgue de Saint-Germain-l’Auxerrois. Un poste qu’il sera contraint d’abandonner en 1851, pour la simple raison que le sérieux de sa musique désespérait les fidèles et le clergé qui, tous en chœur, voulaient des offices nourris de polkas et de pots-pourris d’opéras. C’était à l’évidence trop demander à un musicien qui se faisait une haute idée de son art. Pendant des années, pour compléter une formation restée trop lacunaire, il s’était plongé avec passion dans l’étude des œuvres des plus grands maîtres, Bach et Beethoven en particulier, mais aussi Haydn, Mozart, Frescobaldi, Scarlatti, Couperin et bien d’autres encore. Et il s’en était si profondément imprégné que sa propre production, constituée pour l’essentiel de pièces pour orgue et pour piano, plus quelques trios et quatuors à cordes demeurés dans l’oubli, ne pouvait guère susciter l’engouement d’un public de plus en plus avide de frivolités. Les vrais connaisseurs, à commencer par les plus illustres de ses élèves, tels Franck et Saint-Saëns, n’ont pourtant cessé, comme l’écrit Brigitte François-Sappey, « de célébrer la suprématie de Boëly sous le triple rapport de la maîtrise technique, de l’interprétation des maîtres passés et de la qualité de ses propres œuvres »2. Malheureusement, la prédiction de Saint-Saëns selon laquelle un jour viendrait où Boëly serait reconnu à sa vraie valeur ne s’est encore que très partiellement concrétisée.

Œuvres pour orgue

Forte de près de trois cents pièces, l’œuvre pour orgue de Boëly a le redoutable privilège de défendre à elle seule l’honneur de la musique d’orgue française durant la première moitié du XIXe siècle. Pour partie destinée au culte, pour partie conçue pour être jouée aussi bien à l’orgue que sur un piano-pédalier, cette production riche et variée est d’une importance assez inégale, mais porte bien la marque d’un musicien avant tout intègre, dont « l’idéal musical réside dans l’universalité du classicisme. Chez le compositeur, la concision de la pensée reste toute française, la densité de l’écriture, le maniement aisé du contrepoint doivent beaucoup au modèle germanique, la propension au chromatisme lui vient, peut-être, de l’Italie. De cette dernière, ce fils de chanteur méconnaît délibérément la vocalità, le cantabile. Mais s’il délaisse la mélodie accompagnée, c’est pour mieux s’attacher à une polymélodie expressive. »3  C’est dire qu’on ne trouvera guère chez lui de concessions à la facilité, et encore moins à la médiocrité ambiante de son temps. Raison de plus pour, au moins, aller à la rencontre de quelques-unes de ses réalisations les plus marquantes.

Parmi ses innombrables pièces liturgiques, on retiendra bien sûr ses gands offertoires, dont un grandiose offertoire de Pâques (opus 38 no 10),

Alexandre Pierre François Boëly, Offertoire pour le jour de Pâques, opus 38, no 10, par Leonardo Carrieri.

ainsi que la très évocatrice Fantaisie pour le Judex crederis (opus 38 no 4), grande fresque symphonique qui nous mène de l’angoisse de la fin du monde aux terreurs du Jugement dernier.

Alexandre Pierre François Boëly, Fantaisie pour le Judex crederis, opus 38, no 4 par Marie-Ange Leurent.

Au sein du vaste corpus de versets de messe et d’hymne qu’il écrivit pour son propre usage, on aura à coeur de découvrir tout spécialement quelques-unes de ses nombreuses fugues, telles les six sur le Kyrie cunctipotens,

Alexandre Pierre François Boëly, Petit offertoire, opus 41, Suite sur le Kyrie cunctipotens, II. Fugue, par Christian Ott.

celle (à trois sujets) pour le Sanctus du Te Deum (opus 38, no 3)

Alexandre Pierre François Boëly, Sanctus Dominus, verset du Te Deum, fugue à trois sujets, opus 38, no 3 par Eric Lebrun.

ou la très remarquable fugue opus 35, no 2, des constructions qui, pour la plupart, révèlent à quel point le musicien avait tout assimilé du Clavier bien tempéré.

Alexandre Pierre François Boëly, Messe I, 3e Kyrie, fugue, opus 35 no 2, par Eric Lebrun.

Et on ne manquera sous aucun prétexte de faire au minimum une incursion dans un recueil profondément original sur lequel Saint-Saëns ne tarissait pas d’éloges, celui des préludes sur des cantiques de Denisot. Dans ces quatorze pages brèves écrites sur de vieilles mélodies de Noël, Boëly émerveille par le raffinement du contrepoint dont il entoure ces thèmes assez naïfs, illustration, là aussi, du travail approfondi auquel il s’était livré sur Bach, en l’occurrence sur le fameux Orgelbüchlein.

Alexandre Pierre François Boëly, Noëls, 14 Préludes sur des cantiques de Denizot, opus 15.

Dans les œuvres pour orgue ou piano-pédalier, qui comprennent les Douze Pièces opus 18 et d’autres pages disséminées dans des opus posthumes, figurent notamment deux des rares chefs-d’œuvre véritablement reconnus de Boëly : d’abord la puissante fantaisie et fugue en si bémol majeur, opus 18 no 6, qui « se situe exactement au carrefour des polyptyques de Bach et des grandes pièces symphoniques de Franck, Saint-Saëns, Guilmant, Gigout et Widor, et occupe donc une place aussi exceptionnelle dans l’histoire de l’orgue français que dans la production de son auteur. »4 ;

Alexandre Pierre François Boëly, Fantaisie et fugue, en si bémol majeur, opus 18, n° 6, par  André Isoir.

et le formidable Allegro ma non troppo en fa mineur, opus 18, no 7, « une fougueuse toccata d’esprit schumannien dont l’excitation motrice, l’ivresse tournoyante parsemée de chromatismes se voit, à plusieurs reprises, abruptement coupée de points d’orgue. »5

Alexandre Pierre François Boëly, Allegro ma non troppo, opus 18, no 7, par François Ménissier.

D’autres pièces du même opus appellent également l’attention, comme le délicatement romantique Andante con moto (pièce no 1)

Alexandre Pierre François Boëly, Andante con moto, opus 18, no 1, par Eric Lebrun.

ou le remarquable Canon perpétuel double à l’octave (pièce no 3).

Alexandre Pierre François Boëly, Canon perpétuel double à l'octave, opus 18, no 3, par Eric Lebrun.

Parmi les pièces relevant des opus posthumes, on s’arrêtera en priorité sur quelques pages de l’opus 43, tout particulièrement sur le Larghetto en ut dièse mineur, opus 43, no 8 : « Il représente l’archétype et le chef-d’œuvre des moderatos expressifs en triolets étales, si caractéristiques de l’auteur, au long desquels la pensée méditative suit sans hâte le fil d’Ariane des pédales brodées, sorte de vibration cosmique en trilles lents. »6

Alexandre Pierre François Boëly, Larghetto, en ut dièse mineur, opus 43, no 8, par Marie-Ange Leurent.

Œuvres pour piano

Accumulée sur un demi-siècle, l’œuvre pour piano de Boëly est elle-même très vaste, et, comme son œuvre pour orgue, constituée pour l’essentiel de courtes pièces. Autre point commun : « Elles le montrent sérieux, tournant résolument le dos à l’engouement du temps pour les rondos, les fantaisies, les variations sur des airs à la mode. Ces œuvres peuvent être difficiles, elles ne sont jamais ostentatoires. Surtout, elles révèlent un musicien consommé, nourri de tradition classique, et qui, s’il fut parfois tenté par des formes, des idées, des accents neufs, aima plus encore adapter à son époque le style de Bach, de Haendel, de Scarlatti, dans de curieuses Suites dans le style des anciens maîtres. On ne le goûta que médiocrement… »7

Il ne livra que quatre sonates : les deux de son opus 1, d’inspiration toute beethovénienne, dont il faut surtout retenir la première en ut mineur, remarquable à tous égards,

Alexandre Pierre François Boëly, Sonate en ut mineur, opus 1, no 1, I. Allegro molto, II. Adagio, III. Finale, par Jacqueline Robin.

et deux œuvres à quatre mains, son duo opus 4, et une belle sonate en fa mineur (opus 17), elle-même très beethovénienne.

Alexandre Pierre François Boëly, Sonate à quatre mains, en fa mineur, opus 17, IV. Giga, Finale, Allegro, par Laurent Martin & Betty Hovette.

Dans le reste de sa production, qui fait la part belle à la pédagogie, on distinguera en premier une page à la sensibilité toute romantique, le caprice opus 7 : « Boëly y abandonne, en effet, la stricte écriture contrapuntique qu’il pratiquait avec prédilection au profit d’une fantaisie rêveuse qui s’épanouit en un tempo voisin de la valse. »8

Alexandre Pierre François Boëly, Caprice opus 7, par Stephanie McCallum.

Il y a beaucoup à prendre également dans les recueils à vocation pédagogique, et déjà dans les trente caprices ou pièces d’étude, opus 2 : ce sont des pièces « concises, délicates, de petits feuillets d’album très réussis. Rares sont celles qui ne sentent que l’exercice (nos 15, 18, 26) ; la plupart arrivent à concilier le propos du didacte et la sensibilité du musicien. »9


Alexandre Pierre François Boëly, Caprices pour piano, opus 2 par Jacqueline Robin

no 7, en fa dièse majeur

no 9, en la mineur

no, 12, en mi bémol majeur

no, 16, en fa mineur

no, 17, en la bémol majeur

no, 19, en sol mineur

no, 30, en si bémol mineur


 

Dans les plus brillantes études opus 6, on s’arrêtera essentiellement sur les nos 14 (en fa majeur), 18 (en la mineur) et surtout 23 (en mineur).


Alexandre Pierre François Boëly, études opus 6, par Jacqueline Robin

no 13, en ut dièse mineur

no 18, en la mineur

no 23, en ré mineur


De même, dans les études opus 13, dédiées à Cramer, on aura sans doute un faible pour les nos 8 (en ut dièse mineur), 10 (en sol mineur), 15 (en la majeur), 19 (en ut majeur) et pour la très expressive no 34 (en ut mineur).


Alexandre Pierre François Boëly, études opus 13 par Jacqueline Robin

no 10, en sol mineur

no 19, en ut majeur

no 24, en mi bémol majeur


Bien entendu, comme le disque l’a montré à travers quelques belles anthologies, le catalogue pianistique de Boëly offre matière à d’autres découvertes intéressantes. En particulier, les nostalgiques des suites de danses à l’ancienne ne manqueront pas de faire un détour par les Quatre suites dans le style des anciens maîtres, opus 16.

Alexandre Pierre François Boëly, Suite en mineur opus 16n°2 par Jacqueline Robin.

plumeMichel Rusquet
6 juilet 2020
© musicologie.org

Notes

1. François-Sappey Brigitte, dans Cantagrel Gilles (dir.), « Guide de la Musique d’orgue, Fayard », Paris 2003, p. 175.

2. Ibid., p. 176.

3. Ibid.

4. Ibid., p. 180.

5. Ibid.

6. Ibid., p. 181.

7. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 454.

8. De Place Adélaïde, dans Tranchefort François-René (dir.), « Guide de la musique de piano et de clavecin» , Fayard, Paris 1998, p. 154.

9. Sacre Guy, op. cit., p. 455.

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