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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte : la musique instrumentale en Allemagne de Beethoven à Schubert.

Les bagatelles pour piano de Ludwig van Beethoven

Les sonates pour piano ; variations ; bagatelles ; rondos ; sonatines ; divers.

beethoven

Le catalogue de Beethoven comprend « trois recueils de Bagatelles formant un total de vingt-quatre pièces, auxquelles s’ajoute une Bagatelle isolée, la fameuse Pour Elise. Le terme « bagatelle », qui ressortit à un genre n’obéissant à aucune règle précise, ne peut faire illusion : bien que Beethoven ait qualifié certaines de « petites choses », ses bagatelles ne sont nullement de simples esquisses, ni des aphorismes musicaux jetés au hasard sur le papier. Si le principe reste bien celui de la petite forme, celle-ci n’a pas contraint la pensée de l’auteur, qui s’est ainsi forgé l’occasion d’exprimer toutes les gammes de son écriture comme de ses sentiments … »111  C’est bien cette inspiration concentrée à l’extrême qui, même si tout n’y est pas du même niveau, fait tout le prix, et l’originalité, de ces trois recueils.

Bagatelles opus 33

Ce recueil de sept bagatelles est daté de 1802 mais il réunit des pièces dont certaines (nos 1, 3 et 4) sont sans doute bien antérieures. De là peut-être le caractère disparate, et assez inégal, de ces sept pièces dont on a surtout envie de retenir les trois plus rapides : la deuxième, qui a tout de la fantaisie des meilleurs scherzos beethovéniens ; la cinquième, sans doute la plus étonnante de toutes, « véritable caprice pianistique, et presque une étude, dans ses mailles de triolets serrés aux deux mains et sa dynamique démonstrative »112; et la septième (presto), proprement emballante par son tempo et son caractère déchaîné. Les quatre autres ne sont pas négligeables pour autant : « Si l’Allegretto du no 3 peut paraître un peu pâle, la charmante « feuille d’album » qu’est le no 1, l’Andante épanoui du no 4, la belle mélodie du no6 (con una certa espressione parlante), sont dignes de retenir l’attention qu’on accordera, plus tard, aux Romances sans paroles de Mendelssohn. »113

Ludwig van Beethoven, Bagatelle opus 33, no 7, par Alfred Brendel.

Für Elise (WoO 59)

Vraisemblablement écrite en 1810 (et destinée non pas à une hypothétique Elise, mais bien plutôt à une certaine Thérèse Malfatti que Beethoven rêvait alors d’épouser…), l’inusable « Lettre à Elise »  n’a guère besoin de longs commentaires : son charme élégiaque lui suffit, cela n’a pas de raison de changer, à conquérir les cœurs du plus grand nombre. 

Ludwig van Beethoven, Bagatelle WoO 59, « für Elise », par Lang Lang.

Bagatelles opus 119

Onze pièces cette fois dans ce deuxième recueil composé pour l’essentiel entre 1820 et 1822, des pièces que Beethoven qualifiait de « faciles et agréables » mais qui furent assez mal reçues en leur temps, témoin cette phrase de l’éditeur Peters qui reprocha au musicien de « perdre son temps à écrire des choses aussi insignifiantes ». Il avait certes de quoi être perplexe devant la brièveté de la plupart de ces pièces, et même devant tout ce qu’elles pouvaient, à première vue, dénoter comme absence d’ambition. Mais justement, « avec ces morceaux si neufs, adroitement dissimulés sous des dehors inoffensifs, la façon même d’aborder le clavier se renouvelle. »114 Et, jusque dans la plus courte et a priori insignifiante de ces Bagatelles, comme la 10e, il y a plus de vraie musique que dans bien des allegros de sonate.

Les premières de ces pièces sont déjà fort belles : la no 1, toute (ou presque) de tendresse et de subtilité ; les nos 2 et 3, au tempérament beaucoup plus affirmé (surtout la 3e) ; la no 4, à l’atmosphère mystérieuse et d’une grande poésie derrière son apparente simplicité ; la no 5, marquée risoluto, et qui en effet ne manque pas de corps. Mais on chérira particulièrement les suivantes qui illustrent de façon plus frappante la dernière manière de Beethoven : la no 6, aussi magique qu’étrange dans son climat gentîment pastoral ; la no 7, qui fait penser à une étude pour les trilles, superbe et insolite au demeurant ; la no 8, un moderato cantabile particulièrement touchant dans son écriture chambriste ; la no 9, génial instantané en forme de valse ; la no 10, la plus follement courte, la plus surprenante aussi dans son jeu de syncopes ; et la no 11, merveilleux épilogue à tous égards, « avec cette précision : innocentemente e cantabile. Page en effet naïve, étonnée, où cependant rôde on ne sait quoi de désolé … (C’est sur cette pièce que Reger édifiera ses variations et fugue, opus 86, pour deux pianos.) »115

 

Ludwig van Beethoven, Bagatelle opus 119, no 9, par Alfred Brendel.
Ludwig van Beethoven, Bagatelle opus 119, no 11 par Rudolf Serkin (1988).

Bagatelles opus 126

De 1823-1824, les six Bagatelles opus 126, représentent pratiquement les « adieux » de Beethoven au piano. « Contrairement aux précédentes, celles-ci sont conçues, de l’aveu du compositeur, comme un cycle […]. Plus étoffées (toutes sont plus longues que la plus longue de l’opus 119), elles sont pourtant plus concentrées encore. Elles ont besoin de plus d’espace pour dire davantage de choses ; mais elles le disent avec plus d’économie, s’il se peut, et de distance. C’est le journal intime d’un solitaire, mais détaché du quotidien et aspirant, plus que jamais, à l’impossible « région où vivre ». D’où tant de phrases tranquilles, innocentes, et même enfantines ; d’où aussi, quelquefois, une atmosphère impalpable, ténue, comme les variations finales de l’opus 111 en donnent le plus merveilleux exemple. »116

Chacune de ces six ultimes bagatelles  nous convie à un voyage singulier : la première, avec sa délicate mélancolie, d’autant plus émouvante qu’elle s’exprime sur le ton de la confidence ; la deuxième, avec son caractère impétueux troublé par des silences et quelques soupçons de tendresse implorante ; la troisième, un Andante de pure rêverie, où par instants le rêve nous emporte dans des contrées bien lointaines ; la quatrième, ce vigoureux Presto qui, à force de répétitions, reste durablement accroché à l’oreille ; la cinquième, marquée quasi allegretto, musique fragile entre toutes, et d’une délicatesse très touchante jusque dans le « souvenir d’Italie » de sa partie centrale ; et que dire de la géniale sixième, qui s’ouvre sur un très bref et turbulent Presto pour s’épanouir dans un Andante amabile e con moto qui a valeur de morceau d’anthologie ? « Nul en vérité n’a décrit, avant Beethoven, cette torpeur de la conscience, ce point extrême où la musique se dissout dans le temps ; et les dernières mesures de l’andante, avec leurs brèches et leurs hésitations, sonneraient comme le plus déchirant des adieux si Beethoven, par une suprême malice, ne brisait ce climat en ramenant la bousculade tapageuse du presto. »117

Il faudrait, bien sûr, aller plus avant dans la présentation de ces six joyaux, mais, curieusement, ceux-ci ne se laissent pas décrire facilement. « Les subtilités miniaturistes de ces instantanés étranges, fulgurants, visionnaires que sont les pièces de l’opus 126, la diversité, l’incroyable densité du détail en chacune d’elles, fournissent un exemple sans pareil du dernier style beethovénien, dans lequel s’allient à la perfection rigueur de la construction et libre aisance de l’écriture en des micro-ensembles dont on pénètre difficilement la complexité. En quoi s’explique, notamment, l’incompréhension que manifestèrent les contemporains du musicien. »118

Ludwig van Beethoven, Bagatelle opus 126 no 6 par Alfred Brendel.
Ludwig van Beethoven, Bagatelle opus 126, no 4 par Sviatoslav Richter (Moscou 1960).

plumeMichel Rusquet
9 octobre
2019

111. Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998, p. 144.

112. Sacre Guy, op. cit., p. 382.

113. Tranchefort François-René, op. cit., p. 145.

114. Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 383.

115. Ibid., p. 384.

116. Ibid., p. 384.

117. Ibid., p. 385.

118. Tranchefort François-René, op. cit., p.146.


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