bandeau texte musicologie
Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte. V. La musique instrumentale au temps de Mozart et de Haydn : Autriche.

La musique de chambre de Joseph Haydn

La musique symphonique ; la musique de chambre ; la musique pour clavier ; la musique concertante.

L'œuvre de chambre de Haydn est si considérable qu'on se sent impuissant à en rendre compte dans un espace nécessairement restreint, alors même que cette production renferme une bonne part de ses plus hautes réalisations. Qu'on veuille bien en conséquence nous pardonner d'aller un peu trop à l'essentiel dans la revue à suivre. Nous y donnerons naturellement la priorité à deux genres que le musicien a merveilleusement servis alors qu'ils en étaient encore au premier stade de leur développement : le Trio avec clavier et le Quatuor à cordes.

Index : Trios avec clavier (1-17 ; 18-23 ; 24-27 ; 28-30 ; 31-34 ; 35-40 ; 41-45). Quatuors à cordes (« à Fürnberg ; opus 9  ; opus 17 ; opus 20 ; opus 33 ; opus 42 ; opus 50 ; opus 54-55 ; opus 64 ; opus 71-74 ; opus 76  ; opus 77 et 133. Les sept dernières paroles du Christ. Autres : œuvres avec baryton (duos et trios ; quintette et octuors). Duos et trios à cordes. Trios avec instruments à vent. Divertimenti.

Trios avec clavier 

L'inventaire musicologique le plus récent, dû à H.C. Robbins Landon, en dénombre quarante-cinq, dont quelques-uns n'y figurent que pour mémoire, soit que les partitions complètes aient été perdues (Nos 8 et 9), soit qu'il s'agisse de transcriptions, dues à Haydn lui-même ou à des tiers, d'œuvres relevant d'autres genres (Nos 3, 4, 15 et 16). Finalement, c'est donc un catalogue de trente-neuf trios qui nous est proposé, lequel se divise approximativement en trois tiers : un premier relève des années 1750 et 1760, le second d'une période allant de 1784 à 1790 et le troisième des années 1793 à 1797.

Avec ces œuvres, Haydn pose les vrais premiers jalons d'un genre — celui du trio pour violon, violoncelle et piano — promis au plus brillant avenir. Certes, ses trios restent quelque peu tournés vers le passé puisqu'il s'agit essentiellement d'œuvres pour clavier solo, violon solo et accompagnement de violoncelle, ce qui explique qu'ils soient relativement peu fréquentés par les interprètes. Il faut le regretter car, sur le plan musical, ils atteignent assez souvent les mêmes hauteurs que les quatuors du musicien viennois. « Ils jouent, chez Haydn compositeur pour clavier, un peu le même rôle que chez Mozart les concertos. Ils nous offrent, non seulement sa musique de « piano » la plus avancée, mais aussi — en grande quantité  ses confidences les plus intimes, et plusieurs de ses conceptions formelles et tonales les plus audacieuses et les plus insolites. »40

Trios nos 1 à 17

Dans la classification Landon, les onze trios de jeunesse occupent une plage allant du no 1 au no 17 puisque, on l'a vu, il faut retrancher de la série les nos 3, 4, 8, 9, 15 et 16. Presque tous articulés en trois mouvements, dont un menuet médian ou conclusif, ce  sont déjà « des pages ambitieuses et savantes ne se limitant pas à des tonalités simples … On y trouve parfois d'assez nets relents de basse chiffrée, mais la partie de clavier domine évidemment et, par ses structures et son expression, cette musique est à la pointe de la modernité de l'époque. »41  Sur ce plan, le Trio no 5 en sol mineur (Hob XV : 1) mérite d'être mis en exergue, mais, au même titre que les sonates composées par Haydn à ses débuts, ces trios des années 1750-1760 comportent bien des pages qui  valent un petit détour.

Joseph Haydn, Trio no 5 en sol mineur, Hob XV : 1, par le Van Swieten Trio.

Trios nos 18 à 23

Ces six trios, qui se suivent dans le même ordre (Hob XV : 5 à 10) dans la classification Hoboken, appartiennent à la haute maturité du compositeur. Ils nous transportent en effet sans transition aux années 1784 et 1785, époque où, à Vienne notamment, le trio avec clavier connaissait une vogue telle que Haydn s'empressa de répondre à la demande des éditeurs et des amateurs. A l'exception du no 18 en sol majeur et du no 20 en majeur, ils se contentent de deux mouvements, ce qui ne traduit pas nécessairement un manque d'ambition. On le verra surtout, et avec quel éclat, dans le no 23 en mi♭ majeur (Hob XV : 10), un trio débordant d'énergie, aux vastes dimensions, qui frappe par ses audaces et par l'incroyable esprit d'aventure de son second mouvement, véritable aubaine pour les esprits férus d'analyse. C'est à l'évidence le fleuron de cette série où deux autres œuvres se distinguent aussi par quelques traits particulièrement originaux : le no 20 en majeur (XV : 7), dont le rondo final comporte un épisode harmoniquement si audacieux que l'auditeur, même prévenu, ne peut que sursauter face à cette apparente incongruité ; et le no 22 en la majeur (Hob XV : 9), pour son Adagio initial, page « d'un beau lyrisme intime, [où] le violoncelle manifeste son indépendance par rapport à la main gauche du pianiste, et souvent le violon et le violoncelle jouent en duo tandis que le piano se tait ou accompagne. »42

Joseph Haydn, Trio no 20 en majeur Hob XV : 7, par le Beaux Arts Trio.
Joseph Haydn, Trio no 22 en la majeur Hob XV : 9 (I. Adagio), par Ariana Kim, Dennis McCafferty et Richard Ratliff  (enregistrement public de 2011).
Joseph Haydn, Trio no 23 en mi♭majeur Hob XV : 10 par le Van Swieten Trio.

Trios nos 24 à 27

Toujours de la « deuxième période », mais des années 1788 à 1790, ces quatre œuvres, où alternent les structures en deux et en trois mouvements, atteignent de nouveaux sommets. D'une grande séduction mélodique, le no 24 en mi♭majeur (Hob XV : 11) se signale surtout par un premier mouvement (Allegro moderato) aux remarquables proportions et richement développé. Le no 25 en mi mineur (Hob XV : 12), en trois mouvements, s'ouvre par un Allegro moderato concentré et dramatique qui n'est pas sans rappeler Mozart, suivi d'un Andante très poétique d'un esprit proche de l'improvisation, puis d'un Rondo spirituel. En deux vastes mouvements, dont un Allegro spiritoso riche en modulations, le no 26 en ut mineur (Hob XV : 13) marque tout spécialement l'auditeur par son envoûtant Andante initial en forme de doubles variations. Et cette fort belle série se conclut en apothéose avec le magnifique no 27 en la bémol majeur (Hob XV : 14), dont chacun des trois mouvements est marqué du sceau de la perfection : un Allegro moderato merveilleusement lyrique et chambriste, qui en ferait presque oublier ses remarquables qualités de construction ; un Adagio qui confine au sublime dans sa forme Lied où se déploient d'abord au violon un chant à caractère d'hymne, puis — au piano — une mélodie d'allure hautement improvisée ; enfin un impressionnant Vivace, marqué rondo, mais plutôt de forme sonate très élaborée.

Joseph Haydn, Trio no 26 en ut mineur Hob XV : 13 (I. Andante) par le Trio Eisenstadt.
Joseph Haydn,Trio no 27 en la♭majeur Hob XV : 14 par le Trio 1790.

Trios nos 28 à 30

Dernière livraison de ces mêmes années 1788 à 1790, ces trois nouveaux trios occupent une place à part, qui leur vaut d'ailleurs une certaine faveur auprès des interprètes et du public : ils furent écrits pour flûte (ou violon), violoncelle et piano. Ils ont aussi — conjointement avec le Quatuor opus 55 no 2 — une (petite) histoire : en novembre 1789, alors qu'il se trouvait en visite à Esterhaz, l'éditeur londonien John Bland surprit Haydn en train de se raser et entendit celui-ci, en délicatesse avec son matériel, s'exclamer qu'il donnerait la meilleure de ses œuvres « pour une bonne paire de rasoirs anglais ! » Bland le prit au mot et s'empressa d'exaucer ce vœu. Il en fut dignement récompensé par le fameux quatuor et, bientôt, par l'envoi de ces trois nouvelles partitions pour trio; des partitions que notre musicien, décidément un peu filou, allait peu après expédier — ni vu ni connu — à son éditeur viennois Artaria ! Les trois trios, respectivement en majeur (Hob XV : 16), en sol majeur (Hob XV : 15) et en fa majeur (Hob XV : 17), séduisent par leur équilibre et leur élégance raffinée qui en font d'incontestables chefs-d'œuvre de la littérature pour flûte. Le no 28 en majeur est le plus brillant des trois, et son Allegro initial illustre une fois de plus l'esprit aventureux du musicien.

Joseph Haydn, trio no 28 en majeur Hob XV :1 6 par Konrad Hünteler (flûte), Patrick Cohen (pianoforte) et Christophe Coin (violoncelle).

Trios nos 31 à 34

Avec ces quatre oeuvres, nous entrons dans la « troisième période » évoquée plus haut, celle des années 1793 à 1797 qui verront naître une floraison magistrale de quinze trios. Le modeste no 31 en sol majeur (Hob XV : 32) y fait un peu pâle figure, mais on continue de se demander s'il ne s'agissait pas en fait d'une petite sonate pour piano et violon à laquelle aurait été rajoutée une partie de violoncelle. Rien de tel pour les trois suivants, qui furent publiés en 1794 avec une dédicace à la princesse Maria Anna Esterhazy. Le no 32 en la majeur (Hob XV : 18) est surtout remarqué pour son finale à l'écriture très syncopée, un rondo dont le musicien fait une extraordinaire « polonaise à la hongroise ». Le no 33 en sol mineur (Hob XV : 19), d'une grande originalité, annonce le trio romantique, évoquant Beethoven et (par instants) Schubert. Quant au no 34 en si bémol majeur (Hob XV : 20), qui comporte un bel Andante cantabile en forme de thème varié, il se signale avant tout par son Allegro initial, un mouvement « particulièrement concentré, mais d'une écriture pianistique plus brillante, plus concertante, que dans les ouvrages précédents. »43

Joseph Haydn, Trio no 32 en la majeur Hob XV : 18 (III. Allegro).
Joseph Haydn, Trio no 33 en sol mineur Hob XV : 19 (II. Adagio ma non troppo) par Emil Gilels, Leonid Kogan et Mstislav Rostropovitch (1952).
Joseph Haydn, Trio no 34 en si♭majeur Hob XV : 20, par le Van Swieten Trio

Trios nos 35 à 40

Nous avons ici deux groupes de trois trios, publiés l'un et l'autre en 1795, le premier avec une dédicace à la nouvelle princesse Esterhazy, épouse de Nicolas II, le second étant dédié à Mrs. Schroeter, une pianiste amateur à laquelle notre musicien s'était attaché pendant qu'il séjournait à Londres. Ils comportent l'un et l'autre quelques-unes des plus belles réalisations de Haydn dans le domaine du trio.

Dans la première de ces trilogies, « le trio no 35 en ut majeur (Hob XV : 21) est le seul à posséder une introduction lente. Très courte, celle-ci annonce le Vivace assai qui suit, où l‘Adagio pastorale introductif se transforme en une puissante gigue bucolique (épithètes en principe contradictoires mais dont Haydn réussit ici la synthèse), avec pédales et effets de cornemuse. L'Andante con moto central, au souple rythme de marche, annonce Schubert. Le plus vaste et le plus imposant des trois est le trio no 36 en mi♭majeur (Hob XV : 22). Par son intensité dramatique et son esprit d'aventure, il occupe une place à part non seulement dans la présente trilogie, mais dans l'ensemble des trios de Haydn. Du Poco adagio central, doté de perpétuelles cadences rompues, il existe une version pour clavier seul. Le trio no 37 en mineur (Hob XV : 23) s'ouvre par des variations alternées sur deux thèmes, celles en mineur, austères, et celles en majeur, brillantes. Le délicat Adagio en si♭majeur est chargé d'ornements, et le finale apparaît comme une sorte de polonaise déhanchée, avec accents sur temps faibles. »44

Joseph Haydn, Trio no 36 en mi♭majeur, Hob XV : 22, par le Van Swieten Trio.

Avec le Trio no 36 en mi♭majeur, la trilogie précédente nous transportait déjà sur un sommet ; les trois du groupe suivant vont nous laisser peu ou prou sur les mêmes cimes. Le trio no 38 en majeur (Hob XV : 24) « mèle à l'éclat de majeur, sensible dans le premier mouvement, un climat de rêve et de lyrisme qui en fait un des plus fascinants de tous. […] L'intimité du style de chambre et la brillance du style de concert se mêlent dans le splendide Allegro initial comme jamais auparavant chez Haydn. L'Andante enmineur à 6/8 est bref, presque à fonction d'intermède, mais d'une densité rare, presque étouffante…[Puis] sans interruption s'élève doucement le finale […], au thème d'une originalité et d'une beauté obsédantes, [qui, après un épisode central agité,] « s'éteint progressivement en laissant l'auditeur sous son charme. »45  Fameux entre tous, au point d'en éclipser injustement beaucoup d'autres, le trio no 39 en sol majeur (Hob XV : 25) ne comporte, fait rare chez les classiques, aucune forme sonate et commence par deux mouvements lents, dont un Poco adagio au chant très lyrique. Manière, peut-être, de mieux faire ressortir le caractère du rondo « à la hongroise » final auquel ce trio doit sa célébrité. Dans une édition ancienne, ce mouvement « est intitulé Rondo in the Gypsie's stile, et il est sûr qu'aucune page du XVIIIe siècle ne transcende d'avance comme celle-ci la musique de genre à parfum tzigane de la fin du XIXe. Joseph Joachim y voyait un hussard hongrois en train de se retrousser les moustaches, et seul Brahms devait en retrouver à la fois l'esprit et le niveau… »46 Tout aussi remarquable, sinon plus, le trio no 40 en fa♯mineur (Hob XV : 26) « — troisièmegrande œuvre de Haydn dans cette tonalité rare, après la 45e symphonie « Les Adieux » (1772) et le quatuor à cordes opus 50 no 4 (1787) — est condensé et énergique, avec un premier mouvement très dramatique, un Adagio en fa♯majeur qui est la transcription transposée de celui (en fa) de la 102e symphonie en si♭(1794), et un final en forme de menuet, aussi dramatique, malgré sa brillante coda, que les deux mouvements précédents. »47

Joseph Haydn, Trio no 38 en majeur Hob XV : 24, par le Beaux Arts Trio.

Joseph Hayd, Trio no 39 en sol majeur Hob XV :25 (III. Rondo all'Ongarese), par le Guarneri Trio Prague.


Trios nos 41 à 45

Voici le « bouquet final » de la production de Haydn, constitué de deux trios isolés (les nos 41 et 42) et d'un nouveau groupe de trois dédié cette fois à une pianiste professionnelle, Thérèse Jansen-Bartolozzi. On ne sera donc pas surpris (et cela vaut pour les cinq) que ces trios soient techniquement les plus exigeants ; on ne s'étonnera pas davantage d'y trouver quelques-uns des trios les plus remarquables du compositeur.

Constitué de deux mouvements seulement, le trio no 41 en mi♭mineur (Hob XV : 31) est l'un des plus extraordinaires de Haydn. Son Andante initial a de quoi ravir les analystes, car s'il combine la forme variation et la forme rondo, il le fait de façon si originale et savante qu'il en devient un exemple de « forme multiple ». Quant à l'Allegro qui lui succède, dont on sait désormais qu'il s'agit du mystérieux Jacob's Dream, il se présente sous une forme lied extrêmement dramatisée et tourmentée et, dans sa bizarrerie et ses fulgurances, exige du violoniste des prodiges de virtuosité. Non moins remarquable, bien que plus classique de conception, le trio no 42 en mi♭majeur (Hob XV : 30) « s'ouvre par un Allegro moderato d'une profusion thématique quasi mozartienne […] ; le deuxième mouvement (Andante con moto) n'est pas moins exceptionnel. Haydn en égala rarement la noblesse et la gravité ; [puis] s'élance le finale, un Presto à 3/4 ayant tout du scherzo beethovénien, mais typique de Haydn par sa liberté formelle et sa concentration de pensée. »48

 

Joseph Haydn, Trio no 41 en mi♭mineur Hob XV : 31, par le Beaux Arts Trio.
Joseph Haydn, Trio no 42 en mi♭ bémol majeur Hob XV : 30 (III. Presto), par le Lawson Trio (enregistrement public, Wigmore Hall 2013).

D'une inventivité étonnante, et parsemé de traits d'écriture qui annoncent Beethoven, le trio no 43 en ut majeur (Hob XV : 27) est de ceux qui laissent les souvenirs les plus vifs, et on comprend qu'à son propos, relatant une exécution à laquelle il avait participé, Mendelssohn ait pu écrire : « Les gens n'en revenaient pas qu'une chose aussi belle puisse exister. » Ses deux mouvements extrêmes de forme sonate, et plus encore son Andante de forme Lied, sont riches en contrastes dramatiques, l'exemple le plus frappant étant celui de l'épisode central de l'Andante : « Musique orageuse, anguleuse, rageuse […] Jamais, dans une forme lied chez Haydn, le contraste entre l'épisode central en mineur et les deux autres n'avait été aussi violent. »49 Moins prisé, le trio no 44 en mi majeur (Hob XV : 28) n'en est pas moins un chef-d'œuvre, mais peut-être dérange-t-il quelque peu car, comme l'a écrit Charles Rosen, ce trio est « par certains côtés l'œuvre la plus étrange du dernier Haydn ». Une étrangeté particulièrement patente dans l'énigmatique Allegretto central qui « embrasse, à lui seul, plus d'un siècle de musique. Son écriture strictement contrapuntique et la présence à la basse d'un ostinato de croches en font un hommage au baroque. »50  Mais cette « passacaille à nulle autre pareille » est traitée de telle sorte que, sous certains aspects, le morceau apparaît classique, et même « romantique par sa tension culminant avec l'accord final ».50  Le trio no 45 en mi♭majeur (Hob XV : 29) regarde lui aussi vers le passé avec son premier mouvement au thème traité en contrepoint où on peut voir comme un hommage à Carl Philipp Emanuel Bach. Mais à nouveau, que ce soit dans ce Poco allegretto ou dans l'Andantino ed innocentemente qui suit, apparaissent des tensions caractéristiques d'une nouvelle époque, lesquelles se résoudront avec la veine populaire et la verdeur rythmique du brillant finale intitulé « in the German style », qui n'est pas loin d'annoncer la valse viennoise du XIXe siècle.

Joseph Haydn, Trio no 43 en ut majeur Hob XV : 27 (II. Andante), par The Russian Trio.
Joseph Haydn, Trio no 44 en mi majeur Hob XV : 28 (I.Allegro moderato) par le Trio Wanderer.
Joseph Haydn, Trio no 44 en mi majeur Hob XV : 28 (II. Allegretto), par le Trio Wanderer.

Quatuors à cordes

Il faudrait plutôt dire « œuvres pour quatuor à cordes » car, aux soixante-huit quatuors proprement dits, nous ajouterons ici, bien qu'il s'agisse d'un arrangement d'une œuvre écrite pour orchestre, les célèbres Sept Dernières Paroles du Christ.

On a beau se défendre de faire de Haydn « le père du quatuor à cordes », on ne dira jamais assez l'importance de son apport en ce domaine. S'étant emparé du genre à son tout début, aux alentours des années 1760, il le transforma profondément et en fit non seulement une sorte d'idéal de musique de chambre, c'est à dire de conversation musicale entre partenaires égaux, mais aussi la forme musicale la plus pure, celle qui allait à elle seule synthétiser tout le génie de la musique occidentale, en même temps qu'une des plus riches en potentialités de développement. À ce titre, il mérite au moins d'être considéré comme le père du « quatuor moderne » et ce, d'autant plus que, dans les pages les plus audacieuses de ses quatuors, il ouvre des perspectives qui enjambent le XIXe siècle pour conduire jusqu'à Schönberg.

« En modelant le genre du quatuor à cordes classique, Haydn a su mieux que quiconque écrire d'une manière à la fois populaire et savante, faisant correspondre un langage toujours simple dans sa structure à une écriture spéculative, à la fois virtuose et dépouillée, qui semble s'inventer elle-même à chaque mesure. Si l'art du compositeur atteint des sommets dans l'opus 76, si les premiers ouvrages relèvent encore d'une esthétique (la sérénade autrichienne) et d'une forme (en cinq mouvements) qui trouveront leur débouché naturel dans l'opus 9 (par lequel il manifesta le souhait qu'on fît commencer la liste de ses « véritables quatuors »), aucune étape de ce magnifique parcours étalé sur plus de quarante années n'est insignifiante, et encore moins inutile. »51

Ce sont ces différentes étapes que nous nous proposons de survoler dans la revue à suivre où, puisque l'usage s'en est établi, nous nous contenterons d'identifier les œuvres par leur numéro d'opus. Mais qu'on se le dise : du tout premier opus, qu'on situe vers 1757, au tout dernier, daté de 1802-1803, ce formidable corpus mérite d'être parcouru dans son intégralité. « Entre l'inspiration bouillonnante de l'opus 20 et l'épure ensoleillée de l'opus 33, par exemple, entre le charme enjoué de telle page et la puissance du geste, la fermeté structurelle de telle autre, et même entre la grâce primesautière des œuvres de jeunesse et la perfection sereine, les modulations audacieuses des ouvrages ultimes, Haydn progresse certainement dans son métier, dans la variété des moyens expressifs, dans le sens de la synthèse, mais il n'accomplit pas réellement de saut qualitatif dans le discours ni le matériau. »52

Les dix quatuors « à Fürnberg »

Remontant aux années 1757 et suivantes, et ainsi nommés parce que Haydn les conçut pour les séances de musique de chambre que son premier vrai mécène, le baron von Fürnberg, organisait dans sa résidence de Weinzierl en Basse-Autriche, ces dix premiers quatuors figurent au catalogue sous les références opus 1 nos 1-4 et 6, opus 2 nos 1-2, 4 et 6, et « no 0 ». Tous en cinq mouvements, dont deux menuets, ce sont encore des « divertimentos pour quatuor à cordes » à la mode autrichienne de l'époque, et ils font nettement la part belle au premier violon. L'écriture reste simple, les allegros sont pleins d'entrain, les menuets se font un brin rustiques, les mouvements lents s'abandonnent au plaisir du chant, parfois avec un rare bonheur comme cet Adagio de l'opus 1 no 6 où le solo de violon se déploie sur un accompagnement de pizzicatos. Mais, bien que fort brèves, ces pages s'élèvent déjà bien au-dessus du simple  divertissement, non seulement par leur invention constamment renouvelée, mais aussi et surtout par leur équilibre et leur dynamique formelle, qualités qui leur valut de faire sensation en leur temps, et d'ailleurs de susciter de violentes attaques en Allemagne du Nord. Selon Marc Vignal, pour beaucoup de contemporains, il constituèrent le premier contact avec la musique « moderne ».

Joseph Haydn, Quatuor opus 1 no 6 en ut majeur (III. Adagio).

Les six quatuors opus 9

De 1769-1770, donc postérieur d'une dizaine d'années, et écrit — comme les deux opus qui suivront — au cours de la période du Sturm und Drang du compositeur, cet ensemble de six quatuors marque, selon ses propres déclarations, ses véritables premières réalisations dans le genre. « Cette série de six et les suivantes se distinguent effectivement des dix quatuors "à Fürnberg" par leur caractère indubitablement de chambre, illustré en particulier par un traitement tout nouveau du violoncelle, qui cesse de se limiter, ou presque, à un rôle de soutien harmonique. Elles s'en distinguent également par les conditions dans lesquelles elles naquirent : non plus sur commande à la suite de la rencontre fortuite d'un mécène […], mais essentiellement par nécessité intérieure, et en partie grâce à l'expérience acquise dans d'autres genres instrumentaux. »53   Au cours des années 1760, Haydn avait en effet beaucoup évolué. En particulier, dans ses symphonies, la structure ferme en quatre mouvements s'était progressivement imposée, et parallèlement la forme sonate était devenue beaucoup plus élaborée. Ces traits se retrouvent très logiquement dans les quatuors opus 9. Le premier mouvement tend à y prendre un poids important, et, comme (à une exception près), ces premiers mouvements sont de tempo modéré, Haydn va, dans un louable souci d'équilibre, les faire suivre du menuet en reléguant le mouvement lent en troisième position.

S'ils témoignent d'une avancée décisive en terme de métier, ces six quatuors se révèlent assez inégaux. L'un des plus beaux est certainement l'opus 9 no 3 en sol majeur, avec son premier mouvement puissant et concentré et, surtout, un sublime Largo à caractère d'hymne qui annonce le fameux Adagio du quatuor opus 76 no 1 du même Haydn. Et on en dira au moins autant de l'opus 9 no 4 en mineur dont Hans Keller écrit que « ce premier quatuor de Haydn dans le mode mineur est le premier grand quatuor de l'histoire de la musique ». D'atmosphère sombre, son premier mouvement évoque un autre grand quatuor en mineur, celui de Mozart. Suivent un menuet richement développé, d'humeur sombre et passionnée, puis un magnifique Adagio cantabile en forme de reprise variée à la manière de C.P.E. Bach. Enfin surgit l'impressionnant finale (presto) : « On y observe Haydn en train de conquérir l'espace sonore, notamment juste avant la réexposition, où les quatre instruments se répondent dans les registres les plus divers. »54

Joseph Haynd, Quatuor opus 9 no 3 en sol majeur (III. Largo).
Joseph Haydn, Quatuor opus 9 no 4 en mineur (I. Moderato), par le Kodàly String Quartet.
Joseph Haydn, Quatuor opus 9 no 4 en mineur (IV. Presto), par le Kodàly String Quartet.

Les six Quatuors opus 17

Daté de 1771, l'opus. 17 « donne une impression d'ampleur, de profondeur et de subtilité formelles accrues. »55 Comme dans la série précédente, ces six quatuors (sauf le sixième) commencent par un mouvement lent ou modéré et inscrivent le menuet en seconde position. Ces six oeuvres, qui toutes méritent considération pour leur sûreté d'écriture, leur originalité et la variété de leurs climats émotionnels, « se situent au carrefour de la clarté lumineuse, italienne d'un Haydn alors imprégné d'opéra — et utilisant sans cesse des éléments de style vocal — et des tournures (sauts d'intervalles, tension harmonique) propres au Sturm und Drang des futurs et proches six quatuors opus 20 »56

Les plus intransigeants des amateurs de quatuor à cordes trouveront peut-être que cet opus 17 met trop souvent en valeur le premier violon, mais tous reconnaîtront sans mal qu'il marque dans son ensemble une nouvelle avancée du compositeur. Détail significatif : dans chacun de ces six quatuors, le menuet, dont on n'attend a priori rien d'essentiel, se révèle remarquable, en particulier dans sa partie trio, toujours très inspirée et subtile, parfois même d'une expressivité surprenante. Quant aux autres pages, elles seraient presque toutes à citer à un titre ou un autre, mais quelques-unes méritent une mention toute spéciale : l'Adagio de l'opus 17 no 1 en mi majeur, pour son climat de touchante tendresse ; celui — absolument magnifique  de l'opus 17 no 3 en mi♭majeur ; le Moderato initial de l'opus 17 no 4 en ut mineur, aussi subtil qu'ambigu ; l'Adagio cantabile du même quatuor, d'une gravité et d'une noblesse de ton remarquables, et son extraordinaire Allegro final, aux élans farouches et au contrepoint serré ; l'étonnant (et étrange) Adagio de l'opus 17 no 5 en sol majeur, un récitatif qui s'épanche au point de se transformer en une véritable scène d'opéra sans paroles ; et enfin l'éblouissant Presto conclusif de l'opus 17 no 6 en majeur, « presque entièrement conçu comme un libre fugato et chef-d'œuvre de monothématisme et de développement perpétuel, [avec en prime de premières traces de] la fascination de Haydn pour les tournures balkaniques. »57  

Joseph Haydn, Quatuor opu 17 no 4 en ut mineur, par des musiciens de Marlboro (enregistrement en public).
Joseph Haydn, Quatuor opus 17 no 6 en majeur (IV. Presto), par l'Attacca Quartet (enregistrement en public, New York 2012).

Les six quatuors opus 20

Dernier des trois recueils des années 1769-1772, et apothéose de la période Sturm und Drang du compositeur, l'opus 20, par son extraordinaire foisonnement inventif, par son audace, presque déroutante parfois, dans l'exploration d'idées et de formes nouvelles, constitue un premier aboutissement quasi miraculeux dans la démarche créatrice de Haydn, et figure en bonne place parmi les manifestes esthétiques du classicisme viennois. Cette fabuleuse série des quatuors « du Soleil » est d'autant plus passionnante qu'il s'agit d'une « œuvre charnière où Haydn pose en des termes neufs le problème de l'équilibre de la structure du quatuor. Le contrepoint savant y prend une importance nouvelle sous forme de vastes fugues à deux, trois [ou quatre] sujets ; et la forme sonate revêt un tour dramatique toujours plus accentué, tandis que le positionnement du Menuet oscille encore entre les deuxième et troisième mouvements. Mais ces pièces audacieuses n'en sont pas moins étonnamment polymorphes, car mêlant en une parfaite harmonie écritures savante et galante, intellectualité et sensualité, ordre et variété. »58  On ne peut manquer de relever que cette série de six quatuors est la seule à comporter deux œuvres en mineur, et qu'elle est rehaussée par un élément nouveau : la découverte par Haydn de la « voix » propre du violoncelle. Mais ce qui fascine le plus ici, c'est que « l'indépendance des voix, la polyphonie, le développement perpétuel et l'irrégularité métrique se manifestent dans l'opus 20 de façon radicale, et, comme le dit Ludwig Finscher, jamais auparavant ni après, Haydn n'écrivit des quatuors aussi sombres et aussi difficilement accessibles, mêlant de façon aussi déroutante des éléments aussi nombreux. »59

En mi♭majeur, l'opus 20 no 1 « est extérieurement le plus serein des six. Mais c'est aussi l'un des plus profonds, — et ce n'est pas pour rien qu'en 1793 (ou 1794) le jeune Beethoven le copia intégralement. » L'écriture du premier mouvement est d'une rare plénitude ; le mouvement lent (Affettuoso e sostenuto), « merveille d'écriture verticale à quatre voix, s'impose par sa richesse mélodique, sa respiration ample et sa sérénité grave », et le finale (Presto), en contraste total, « frappe par son humour, ses syncopes et l'asymétrie de ses périodes. »  L'opus 20 no 2 en ut majeur, qui commence par un cantabile de violoncelle, est le plus « romantique » de la série. Le Moderato initial, aux sonorités envoûtantes, est une réussite exceptionnelle ;  suit, sous le titre Adagio, un récitatif et air instrumental qui a tout d'une « libre fantaisie », et qui, pour Hans Keller, apparaît même plus libre que n'importe quel mouvement comparable de l'époque classique à l'exception de deux ou trois autres de Haydn lui-même ; à cet Adagio succède, sans la moindre interruption, un extraordinaire menuet, puis vient le couronnement final, cette Fuga a 4 soggetti « pleine d'élégance, de charme et, pour finir, de vigueur », qui combine de façon particulièrement heureuse « les principes baroques avec l'articulation et le charme classiques ». En sol mineur, l'opus 20 no 3 est sans doute le plus déroutant, notamment dans ses mouvements extrêmes. Le premier est « traité en développement perpétuel, [mais] avec des ruptures et des contrastes en tous genres menant parfois le discours aux limites de la désintégration ». Son aspect passionné se retrouve dans le très sombre menuet qui suit, avant un poco adagio dans lequel le musicien semble avoir été (pour une fois)  en mal d'inspiration.

Joseph Haysn, Quatuor opus 20 no 1 en mi bémol majeur (III. Affettuoso e ostenuto), Zora Quartet.
Joseph Haydn,Quatuor opus 20 no 2 en ut majeur, (I. Moderato), par Omer Quartet.
Joseph Haydn,Quatuor opus 20 no 2 en ut majeur, (IV. Fuga a 4 soggetti), Tatrai Quartet.

Parmi les plus fréquentés de la série (avec le no 5 en fa mineur), l'opus 20 no 4 en majeur « témoigne d'un rayonnement intérieur des plus subtils ». Son Allegro di molto initial frappe par ses contrastes dynamiques. « Peu de mouvements de Haydn oscillent à ce point entre stabilité et instabilité, et peu témoignent dès l'exposition d'un travail thématique aussi serré ». L'Adagio, en forme de thème varié, et d'une ampleur étonnante, saisit par « son aspect de marche lente fantomatique », d'autant qu'il débouche sur un grand sommet émotionnel, avec cette coda surprenante où on a pu voir « l'ancêtre direct de la vaste partie conclusive des variations en fa mineur pour clavier (Hob. XVII : 6) de 1793 ». Puis, après un bref mais remarquable menuet marqué alla Zingarese, voici l'extraordinaire Presto e scherzando, un finale étourdissant qui captive en particulier par « ses ruptures perpétuelles » et par son étonnante « synthèse-juxtaposition de savant et de populaire ». D'atmosphère sombre, confinant au tragique, et particulièrement riche en aventures harmoniques, l'opus 20 no 5 en fa mineur est certainement une des œuvres les plus introspectives de Haydn. Très prenant, son premier mouvement est d'une profondeur de pensée exceptionnelle. Son atmosphère se maintient dans le menuet, « dont les unissons d'alto et de violoncelle soulignent le côté sombre ». Tout en intériorité, l'Adagio reste profondément touchant. Puis surgit la fugue finale (a 2 soggetti cette fois), une fugue qui, « par son sujet et par sa facture, poursuit plus ou moins une tradition baroque assez sévère », mais qui, sous la plume de Haydn, se fait « de plus en plus dense et tendue », montant ainsi à un dramatique (et splendide) sommet en canon. « Certainement le plus élégant des six », l'opus 20 no 6 en la majeur est aussi d'une belle densité. Dans l'Allegro di molto e scherzando, « l'élégance est tempérée par d'incessantes surprises harmoniques, et n'exclut donc pas la tension ». Une tension que l'on retrouve, accrue, dans le sublime Adagio cantabile en forme de reprise variée. Puis, après un sympathique menuet, tout d'élégance et d'élan rythmique, l'œuvre se conclut par une fugue à trois sujets, « capricieuse et anguleuse », où le compositeur démontre une fois de plus sa capacité à utiliser brillamment les procédés les plus savants, mais sans chercher le moins du monde à y mettre des accents dramatiques.60

Joseph Haydn, Quatuor opus 20 no 4 en majeur par le Quatuor Mosaïques.
Joseph Haydn, Quatuor opus 20 n° 5 en fa mineur (I. Moderato), par le Tatrai Quartet.
Joseph Haydn, Quatuor opus 20 n° 6 en la majeur, (II. Adagio cantabile), par The Doric String Quartet (enregistrement en public, 2013).
Joseph Haydn, Quatuor opus 20 n° 6 en la majeur, IV, fuga a 3 sogettipar le Tatrai Quartet.

Les six Quatuors opus 33

Après l'opus 20, Haydn va rester de nombreuses années sans écrire de nouveaux quatuors, et quand, en 1781, il fait paraître cette nouvelle série de six, il tient à souligner qu'ils sont « d'un genre tout à fait nouveau et particulier ». Sans doute voulait-il en faire un argument de vente, mais le fait est que ces « quatuors russes » (ainsi nommés parce qu'ils auraient été créés à l'occasion de la visite à Vienne du grand-duc Paul de Russie) se différencient des séries précédentes sous divers aspects. L'une des « nouveautés » les plus visibles est l'appellation de Scherzo donnée aux menuets, ce qui a valu parfois à ces quatuors d'être dénommés Gli Scherzi. Mais, outre des dimensions plus réduites que dans l'opus 20, la principale nouveauté du recueil se situe dans le ton — en général beaucoup plus léger — et dans l'esprit, du fait notamment d'une très forte dimension populaire : ici Haydn délaisse les finales fugués pour de joyeux rondos ou d'alertes variations. Mais qu'on ne s'y trompe pas : science et subtilité y sont très présentes, et si dans ces pages ce sont surtout l'humour, l'esprit enjoué et le brio qui dominent, on y trouve aussi des moments de vraie profondeur.

Deux de ces œuvres bénéficient d'une cote d'amour particulière. Il s'agit d'abord de l'opus 33 no 2 en mi♭majeur, avec un premier mouvement qui « allie la densité de l'écriture — le développement central est un modèle de polyphonie moderne à quatre voix — à un lyrisme ample et équilibré »61, un Scherzando  très inspiré, un fort beau mouvement lent (Largo sostenuto) et un finale des plus spirituels où, au moment de conclure, Haydn use d'un stratagème — le recours répété aux silences — pour déstabiliser l'auditeur ; son pari était, paraît-il, que les dames se laisseraient piéger et commenceraient à bavarder avant que la musique ne s'achève, d'où le surnom la « Plaisanterie » donné à ce quatuor. Il s'agit d'autre part de l'opus 33 no 3 en ut majeur, qui a été surnommé « L'oiseau » à cause des thèmes de son premier mouvement et, plus encore, des trilles du premier violon dans son trio, et qui se termine par un rondo que l'on tient pour un des morceaux les plus comiques du compositeur. Mais, bien entendu, bien que dépourvus de surnoms, les quatre autres ne sont pas loin d'être aussi intéressants. Mozart en a témoigné à sa façon, puisque c'est cet opus 33, au moins autant que l'opus 20, qui l'amena à se surpasser en écrivant ses fameux six quatuors dédiés à Haydn.

Quatuor opus 33 no 2 en mi bémol majeur, par le Apponyi Quartet.
Quatuor opus 33 no 3 en ut majeur (I. Allegro moderato), par le Melos Quartet Stuttgart.

Le quatuor opus 42

Daté de 1785, ce quatuor en mineur est  une œuvre isolée dont la genèse reste entourée de mystères. Aurait-il fait partie d'une série de six entreprise pour répondre à une commande espagnole ? Et comme l'autographe fait apparaître que la partition a fait l'objet d'un sérieux travail de révision, on se demande si Haydn ne s'y serait pas attelé alors qu'il était sous le choc de la découverte des quatuors que Mozart venait de lui dédier. On a là en tout cas une œuvre remarquable que son étonnante brièveté conduit certainement à sous-estimer. On y a vu « la même concision toute chargée d'énergie que dans la sonate en fa♯majeur opus 78 de Beethoven, et sans doute Haydn devait-il avoir une telle partition à son actif avant de parvenir à la formidable dialectique contraction-expansion de son ultime période créatrice. »62

Les six quatuors opus 50

Publiés en 1787 avec une dédicace au roi Frédéric-Guillaume II de Prusse, ces quatuors « prussiens » marquent une nouvelle étape : « Dans ces œuvres, en partie sans doute sous l'influence de Mozart, apparaît le véritable allegro classique, au rythme de déroulement plus rapide que jadis… Pour la première fois dans une série de quatuors, les menuets sont tous en troisième position… Les premiers mouvements, tous de forme sonate, sont plus différenciés que dans les quatre séries de six antérieures. »63 À mi-chemin entre les glorieux opus 20 et opus 76, ces quatuors opus 50  restent relativement peu fréquentés, ce qui est bien dommage car « dans ces pages solaires Haydn a su innover, libérer les quatre voix de la soumission au premier violon, émanciper le rôle du violoncelle (peut-être parce que le souverain dédicataire jouait fort bien de cet instrument) et tisser un matériau sonore d'une rare densité polyphonique tout en ménageant ces mouvements aériens et ces mélodies radieuses garants de son style dans les années 1780. »64

Parmi les pages les plus marquantes de cette série, citons au moins les suivantes : le Vivace initial de l'opus 50 no 2 en ut majeur, « d'une richesse et d'une diversité exceptionnelles (Haydn avait rarement conjugué à ce point le savant et le populaire) » ; le premier mouvement (Allegro spirituoso) de l'opus 50 no 4 en fa♯mineur, « sans doute la première grande page de l'histoire de la musique annonçant directement Schubert » ; son Andante à variations, d'une instabilité affective assez troublante, et sa fugue finale, profonde et pathétique ; le Poco adagio de l'opus 50 no 5 en fa majeur, page particulièrement touchante par son « lyrisme intime » qui lui a valu d'être appelée « Le rêve » ; et le finale (Allegro con spirito) de l'opus 50 no 6 en majeur, dont les étonnants effets de « bariolage » sont à l'origine du surnom « der Frosch » (« la Grenouille ») donné à ce quatuor.65

Quatuor opus 50 no 2 en ut majeur (I. Vivace), par le Tatrai Quartet. Quatuor opus 50 no 4 en fa♯mineur (II. Andante), par le Tatrai Quartet.
Quatuor opus 50 no 5 en fa majeur (II. Poco adagio), par le Tatrai Quartet.
Quatuor opus 50 no 6 en majeur (IV. Allegro con spirito), par le Tatrai Quartet.

Les six quatuors opus 54-55

Même si leur premier éditeur les éclata en deux numéros d'opus, ces quatuors composés en 1788 forment bien une nouvelle série de six. Ils furent sans doute écrits pour Johann Tost, un violoniste de l'orchestre Esterhazy qui allait abandonner le violon pour devenir un marchand prospère, ce qui pourrait expliquer le caractère très virtuose de la partie de premier violon, notamment dans l'opus 54. L'ensemble constitue « un recueil à la fois très public et très expérimental »66, deux caractéristiques qui ne sont pas pour rien dans la  notoriété acquise par plusieurs de ces quatuors.

D'une beauté d'un bout à l'autre remarquable, l'opus 54 no 1 en sol majeur a souvent la faveur des interprètes, et le doit tout particulièrement à son Allegro con brio initial, « énergique et concentré », et à son merveilleux mouvement lent (Allegretto) où le premier violon s'élève « à des hauteurs vertigineuses » et où les modulations nous font vivre « un des épisodes harmoniquement les plus extraordinaires et les plus aventureux de l'œuvre de Haydn ».67 Tout aussi fréquenté, l'opus 54 no 2 en ut majeur, est à tous égards un quatuor d'exception, ne serait-ce que par la présence d'un finale peu orthodoxe, un long Adagio tout juste entrecoupé d'un épisode presto. Et ce quatuor d'une rare éloquence se révèle aussi puissant qu'original, déjà « dans son premier mouvement, aux envolées amples et audacieuses et aux riches sonorités, ainsi que dans l'Adagio en ut mineur [qui lui succède], un des plus étranges mouvements lents jamais écrits, où le chant du premier violon se brise en arabesques passionnées au-dessus de la mélancolique mélodie des trois autres instruments » 68, tout cela avec un dramatisme et des dissonances douloureuses dont on retrouvera l'écho dans le remarquable trio du menuet. A côté, l'opus 54 no 3 en mi majeur fait presque figure de parent pauvre en terme de popularité, alors qu'il témoigne tout autant d'un art porté au plus haut niveau. Sans doute souffre-t-il simplement d'être moins « public » que les deux précédents ;  il est vrai que si, une fois de plus, science et imagination sont au rendez-vous, l'écoute y devient plus exigeante.

Quatuor opus 54 n° 1 en sol majeur par le Quatuor Amadeus (1957).
Quatuor opus 54 no 2 en ut majeur (II. Adagio), par le Tatrai Quartet.

L'opus 55 se maintient au même niveau d'excellence. Haydn y « ajoute le chromatisme d'influence mozartienne aux possibilités harmoniques déjà étendues que sa sensibilité le portait à appliquer à la phrase musicale. Mais son individualité est imprimée de bout en bout du quatuor en fa mineur opus 55 no 2 dit « Le rasoir », qui est en son genre un digne égal du quatuor en fa mineur de l'opus 20. »69  En en recevant le manuscrit tout frais en échange d'une paire de rasoirs, l'éditeur anglais John Bland put se dire qu'il n'avait pas affaire à un ingrat. Ce quatuor, le premier depuis l'opus 17 no 3 à commencer par des variations lentes, est en effet une partition magnifique, marquée notamment, dans son premier mouvement, par les contrastes de climat émotionnel entre les épisodes en fa mineur et les passages en fa majeur, et, dans le développement du deuxième mouvement, par un dramatisme survolté qui annonce le Beethoven de la maturité.

Les six quatuors opus 64

Ecrits en 1790, et dédiés au violoniste Johann Tost, les six quatuors opus 64 « sont pour les quatre premiers typiques du style chambriste viennois perfectionné par Haydn et par Mozart, les deux derniers annonçant plusieurs traits caractéristiques des plus extravertis et « symphoniques » quatuors opus 71 / 74. Bien que ces six quatuors privilégient encore le premier violon, ils accordent aux autres parties un intérêt tellement soutenu, ainsi qu'une beauté sonore si pure, que l'on oublie cette prééminence. L'opus 64 est un recueil raffiné, riche de sonorités captivantes et de modulations peu orthodoxes. Ces œuvres concises révèlent l'essence du génie haydnien par leur rigueur, leur fantaisie et leur rapidité de pensée. »70

Quand on évoque cet opus 64, on pense bien sûr en priorité aux plus populaires de ses six quatuors, en l'occurrence les deux derniers (no 5 en majeur et n° 6 en mi♭majeur), la vedette revenant au no 5, universellement connu sous son surnom « L'alouette », dont la célébrité n'est pas usurpée car il s'agit d'une œuvre de maturité d'une richesse d'invention, d'une puissance et d'une diversité rares. Mais même les quatre premiers quatuors du recueil sont de grandes réussites, avec des moments particulièrement marquants comme cet Adagio du no 2 en si mineur, d'une envoûtante intensité lyrique, le Vivace initial du no 3 en si♭majeur, qui associe magnifiquement humour raffiné et esprit d'aventure, et l'Adagio de ce même quatuor, empreint d'un lyrisme intime particulièrement touchant que l'on retrouvera dans l'Andante de forme lied de l'opus 64 no 6, l'autre grande page du recueil.

Quatuor opus 64 no 3 en si♭majeur (I. Vivace assai), par l'Attacca Quartet (enregistrement en public).
Quatuor opus 64 no 5 en majeur, par le Jerusalem Quartet.
Quatuor opus 64 no 6 en mi♭majeur (II. Andante), par l'Attacca Quartet (enregistrement public).
Quatuor opus 64 no 6 en mi♭majeur (IV. Presto), par l'Attacca Quartet (enregistrement public).

Les six quatuors opus 71 - 74

Des avatars éditoriaux ont fait qu'ils ont été répartis en deux numéros d'opus, mais ces quatuors, que Haydn composa entre ses deux séjours à Londres, forment une nouvelle série de six. Officiellement dédiés au comte Apponyi, ils furent en fait écrits dans l'optique d'une exécution dans les salles de concert londoniennes, ce qui fait dire qu'ils obéissent chez Haydn à une certaine tentation « symphoniste ». « On peut, à propos de ces ouvrages, parler d'un style londonien, l'une des manifestations de ce style étant que, pour la première et unique fois dans une série de quatuors, Haydn s'attacha systématiquement à la notion d'introduction, cette introduction étant plus lente que ce qui suit dans un cas seulement (opus 71 no 2 en ). Ce style londonien se manifeste également par une brillance, un éclat, une virtuosité dans l'écriture et les sonorités qu'il ne faut pas confondre, pour autant, avec des effets orchestraux. Haydn […] n'écrivit sûrement pas l'opus 71 - 74 en songeant à l'orchestre, mais appliqua à un ensemble de quatre cordes solistes des procédés auparavant plus typiques de ses œuvres orchestrales. L'opus 71 - 74 surclasse en vigueur masculine toutes les séries précédentes de Haydn, un sommet, à cet égard, étant atteint avec le finale de l'opus 74 no 1 en ut. »71

Dans ces quatuors d'une vitalité conquérante, l'un bénéficie d'une renommée particulière : l'opus 74 no 3 en sol mineur dit « Le cavalier ». Il doit ce surnom au rythme caracolant de son premier mouvement et au thème principal, bondissant et syncopé, de son finale, mais il atteint son vrai sommet dans son mouvement lent (Largo assai), une sublime page à caractère d'hymne enrichie de modulations audacieuses. Les cinq autres, à commencer par l'opus 74 no 1 en ut majeur, hautement reconnu pour son ampleur de conception et sa profonde unité interne, n'en méritent pas moins d'être qualifiés de chefs-d'œuvre. À cet égard, même dans le relativement méconnu opus 71, certaines pages laissent une impression particulièrement forte et durable, tels les deux premiers mouvements du no 2 en majeur (dont un Adagio cantabile magnifiquement inspiré) ou le Vivace initial du no 3 en mi♭ majeur, un mouvement que M. Vignal cite comme l'un des plus amples et des plus vigoureux de Haydn.

Joseph Haydn, Quatuor opus 74 no 3 en sol mineur, par l'Amadeus Quartet (1957).

Les six quatuors opus 76

Dans l'immense production de quatuors de Haydn, voici incontestablement (avec l'opus 20) la série la plus prestigieuse. Et ce n'est que justice, car nous avons là un monument du patrimoine musical de l'humanité. Dans ces six quatuors écrits en 1796-1797 et dédiés au comte Joseph Erdödy, le compositeur « rassemble un demi-siècle de vie créatrice. Nulle part la concentration thématique et structurelle n'est aussi puissante, l'écriture contrapuntique aussi étroitement tissée, l'exploration des tonalités les plus éloignées aussi recherchées que dans cet opus 76, dernière série de six quatuors achevée par le compositeur… Tendues à l'extrême, ces œuvres, par-delà leurs sublimes mouvements lents, annoncent le XXe siècle plus que le XIXe, au point qu'on peut les confronter de manière éclairante avec les six quatuors de Bartók. Il est difficile de ne pas penser au septième quatuor « Razumowsky » de Beethoven dans l'entrée en matière du quatuor opus 76 no 4 « Lever de soleil », à Bartók à la fin de ce même quatuor, à Sibelius, à Bartók de nouveau et à Schönberg dans la « Fantasia » adagio du quatuor en miopus 76 no 6, véritable « déclaration de guerre à la tonalité principale » (Hans Keller). »72

Du premier au dernier de ces six quatuors, il faudrait page après page détailler les richesses de ces partitions qui, au fond, et contrairement à beaucoup d'autres, peuvent se passer d'un supplément de publicité. Nous nous contenterons donc de mettre en exergue quelques grands moments : le sublime Adagio de l'opus 76 no 1 en sol majeur, sidérant par sa lenteur de déroulement ; le puissant mouvement initial de l'opus 76 no 2 en mineur (dit « Les quintes »), morceau concentré et austère, au développement d'une formidable virtuosité contrapuntique ; l'étonnant menuet de ce même quatuor, surnommé « Menuet des sorcières » pour son caractère sardonique ; le très « symphonique » opus 76  no 3 en ut majeur (surnommé « l'Empereur »), entièrement structuré autour de son majestueux deuxième mouvement où Haydn traite en variations le thème de l'hymne impérial autrichien qu'il venait d'achever ; l'Allegro con spirito initial (déjà évoqué) de l'opus 76 no 4 en si♭majeur, « Lever de soleil », d'une rare plénitude avec ses alternances entre chant et élans dramatiques ; son fabuleux Adagio, sorte de libre improvisation aux accents particulièrement poignants (un des plus cruels démentis à opposer à ceux qui soutiendraient encore que notre musicien manquait de sensibilité !) ; et même le menuet de ce même quatuor, pour son extraordinaire trio « balkanique » aux modulations si étranges ; le célèbre Largo, d'une ampleur exceptionnelle, de l'opus 76 no 5 en majeur, dont Marc Vignal indique que c'est notamment en pensant à lui que le violoniste Joseph Joachim écrivit : « Même Bach et Beethoven n'ont sûrement pas inventé d'adagios plus profonds, plus religieux, plus fantastiques... » ; l'incroyable « Fantasia » (déjà mentionnée plus haut) de l'opus 76 no 6, qui, aux yeux de Marc Vignal, est « le triomphe de la liberté obtenue au prix de la plus stricte discipline et d'une recherche de tous les instants » ; et l'étourdissant finale de ce même no 6, d'un esprit d'aventure rythmique extraordinaire.

Joseph Haydn, Quatuor opus 76 no 2 en mineur (I. Allegro), par le Quatuor Mosaïques.
Joseph Haydn, Quatuor opus 76 no 4  en si♭majeur (I. Allegro con spirito), par le Quatuor Mosaïques.
Joseph Haydn, Quatuor opus 76 no 5 en majeur (II. Largo cantabile e mesto),  par The Angeles String Quartet.
Joseph Haydn, Quatuor opus 76 no 6 en mi♭majeur, par le Takacs Quartet.

Les quatuors opus 77 et opus 103

Autres « monuments » de première grandeur, et ultimes livraisons du musicien dans le domaine du quatuor, ces trois œuvres (dont une restée inachevée) eurent une gestation relativement longue. Haydn était alors très occupé à la composition de ses grands oratorios, et, avec l'âge, ses facultés créatrices commençaient à décliner, conduisant à cet aveu pathétique formulé quelques années plus tard sur la carte de visite qui accompagnait la publication de l'opus 103 : « Toutes mes forces s'en sont allées, je suis vieux et faible ».

Les deux quatuors opus 77 furent écrits entre l'automne 1798 et l'été 1800 à l'intention du prince Lobkowitz, au moment où Beethoven composait ses six premiers quatuors opus 18 qu'il allait dédier au même mécène. En réalité, Haydn avait entrepris en l'espèce une nouvelle série de six, mais ne put en achever que deux, respectivement en sol majeur et en fa majeur. Le premier est le plus harmonieux et mélodique, avec un Allegro initial au rythme superbement scandé qui annonce curieusement le début de la sixième symphonie de Mahler, un Adagio d'une discrète et touchante émotion, un Menuetto (marqué presto) qui, malgré son intitulé, est « le plus extraordinaire scherzo jamais écrit par Haydn » 73, et, pour finir, un brillant Presto en forme sonate monothématique. L'opus 77 no 2 en fa majeur est assez différent, nettement « plus polyphonique, d'une écriture souvent linéaire, [mais] n'en contient pas moins des idées d'une belle chaleur expressive.»74  Tovey, en fin connaisseur, y voyait « peut-être la plus grande composition instrumentale de Haydn » avec les symphonies n° 102 et n° 104. Il est vrai que, du premier au dernier de ses quatre mouvements, cette œuvre appelle tous les superlatifs, même si les commentateurs ont pris l'habitude de les concentrer sur son extraordinaire mouvement lent (Andante) où le musicien combine avec un art souverain la variation, le rondo et la forme sonate.

Joseph Haydn, quatuor opus 77 no 1 en sol majeur(I. Allegro) par le Jerusalem Quartet.
Joseph Haydn, quatuor opus 77 no 1 en sol majeur (III. Menuetto), par l'Edding Quartet.
Joseph Haydn, Quatuor opus 77 no 2 en fa majeur (III. Andante) par l'Attacca Quartet.

En 1802-1803, Haydn travailla à un troisième et ultime quatuor mais ne put venir à bout que de deux mouvements, un Andante et un Menuet qui forment le « Quatuor » opus 103. Encore deux très grandes pages, qui plus est particulièrement touchantes, la première par la grande mélancolie qui s'en dégage, et la seconde par son caractère instable et presque violent. Après le trio, c'est en effet « un véritable choc que crée le retour du menuet proprement dit, avec ses canons chromatiques, ses cadences rompues, sa mesure de silence ajoutée après coup, sa tension presque portée au point de rupture, sa rageuse envolée terminale. Et c'est sans peine qu'à l'écoute de ce mouvement, on imagine Haydn songeant amèrement aux allegros de sonate que la maladie l'empêcha de coucher sur le papier. »75

Joseph Haydn, Quatuor opus 103 (II. Menuetto ma non troppo presto), par l'Edding Quartet.

Les sept dernières paroles du Christ

Cette œuvre à part n'est pas une œuvre originale, mais elle doit tout à Haydn et figure parmi ses vrais chefs-d'œuvre. « Commandées fin 1785 ou début 1786 par le chapître de la cathédrale de Cadix, les Sept Dernières Paroles du Christ en croix furentd'abord écrites pour orchestre et terminées au cours de l'hiver 1786-1787. Haydn réalisa lui-même, dès 1787, une transcription pour quatuor à cordes puis, beaucoup plus tard (1796), une version en oratorio. Dans les Sept Dernières Paroles du Christ, la musique est spirituellement et musicalement monothématique. Le compositeur parvient à une concentration et à une unité qui sont un véritable défi. Il réussit le tour de force de faire précéder sept ( !) mouvements lents par une introduction lente également, mais fort différente. A l'unité apparente – qui aurait pu devenir écrasante – des tempos, il oppose dans chaque parole un dosage savant des tonalités, des rythmes, qui apporte des contrastes dans ces mouvements d'allure et de dimensions semblables. » 76  Tout cela avant la déflagration finale que constitue le fameux épisode évoquant le tremblement de terre décrit dans les évangiles.

Joseph Haydn, Les sept dernières paroles du Christ(1re partie), par le Zemlinsky Quartet, enregitré en public au Festival de Wissemburg 2015.

Autres œuvres de chambre

On a un peu tendance à les oublier tant elles sont reléguées au second plan par les fabuleux corpus de quatuors et de trios avec clavier, et pourtant, au moins en nombre de partitions, ces autres œuvres représentent un pan encore plus important de la production de chambre du compositeur. Certes, il s'agit pour la plupart d'œuvres de relative jeunesse, et — on le verra à propos des pièces avec baryton — beaucoup furent écrites en série et sur ordre d'un prince employeur. On ne saurait donc y chercher des chefs-d'œuvre de toute première grandeur, mais tout haydnien fervent ne manquera pas d'y faire quelques détours, ne serait-ce que pour découvrir d'autres facettes du musicien.

Œuvres avec baryton

Pendant ses douze ou treize premières années au service du prince Nicolas Esterhazy, dans le cadre du contrat qui lui imposait d'écrire (sans broncher et sans délai) toute nouvelle œuvre demandée par celui-ci, Haydn eut de façon presque continue à assouvir la passion de son prince pour le baryton, un instrument de la famille des violes que Nicolas pratiquait lui-même. « Il s'agissait, en quelque sorte, de deux instruments en un seul. Un baryton comprenait en effet deux types de cordes : des cordes frottées avec l'archet d'une part, et, d'autre part, derrière la touche, des cordes en métal qui, actionnées soit par sympathie avec celles ébranlées par l'archet, soit par le pouce de la main gauche de l'interprète, offraient un registre supplémentaire à forte résonance tout en produisant des sonorités de luth, ou plutôt de cithare. »77  Cet étrange instrument, qui avait connu une certaine vogue, était déjà passé de mode, et le prince lui-même allait s'en désintéresser peu à peu à partir de 1771, mais, jusqu'en 1775, Haydn avait trouvé le temps de lui consacrer environ cent cinquante partitions, écrites pour des formations allant de deux à huit instruments.

Duos et trios pour baryton

On dispose de quatre duos pour deux barytons (Hob X : 11 – Hob XII : 1, 4 et 5), d'une partition pour deux barytons et basse intitulée « Douze morceaux en cassation pour le baryton » (Hob XII : 19), et de cinq copieux volumes de trios réunissant cent vingt-six trios pour baryton (Hob XI : 1 à 126), presque tous écrits pour baryton, alto et violoncelle. On y retrouve ici et là des airs ou thèmes empruntés à d'autres œuvres du compositeur, et, dans ce qui pourrait n'être qu'une musique de divertissement produite en grande série, on observe, en particulier dans la vaste production de trios, une évolution qui traduit un travail d'approfondissement stylistique. Au fil des années, les préoccupations contrapuntiques se font plus manifestes, les expérimentations plus systématiques (notamment quant à la forme du thème varié), et l'ambition plus affirmée, y compris sur le plan expressif. En définitive, ces œuvres approchent pour certaines le niveau d'aboutissement que le musicien avait atteint dans ses quatuors opus 9, opus 17, voire opus 20. « Bien que produits « en masse » et par la seule volonté du prince, les trios pour baryton occupent indubitablement chez Haydn une position n'ayant rien de périphérique, et relèvent pleinement de la synthèse stylistique réalisée vers 1770. »78

Trio avec baryton no 97 en majeur (I. Adagio cantabile).
Joseph Haydn, Trio pour baryton, alto et violoncelle en majeur (Hob XI : 85), par l'Esterhazy Ensemble.

Quintette et octuors avec baryton

Ici, la quantité n'est pas de mise puisque l'on a, d'un côté, un unique quintette pour baryton, deux cors, alto et basse (Hob X : 10), et, de l'autre, sept octuors pour baryton, deux cors, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse (Hob X : 1-6 et 12). « Avec les sept octuors de 1775, Haydn composa ses ouvrages avec baryton à l'instrumentation la plus riche… et sans doute aussi ses derniers destinés à cet instrument de la famille des violes, si prisé par le prince Esterhazy. Comme plus tard avec les nocturnes, pour le roi de Naples (1790), il eut recours à un vaste ensemble de chambre. Les deux cors sont traités à la fois en solistes et comme partie intégrante de cet ensemble, avec exploration de leur registre non seulement très aigu, mais aussi très grave (cf. le deuxième trio du menuet à variations terminant Hob X : 3 en la mineur). Certains mouvements lents comptent parmi les plus profonds et les plus aventureux jamais écrits par Haydn, qui ne transcenda jamais de la sorte le genre en principe léger du divertimento au sens moderne. De quelques années antérieur (1767-1768), le quintette en majeur est de la même veine, avec des parties de cor tout aussi périlleuses. »79

Joseph Haydn, Divertimento (octuor) pour baryton en sol majeur Hob X : 12 par Christophe Coin, le Quatuor Mosaïques, et l'Ensemble Baroque de Limoges ( (I. Moderato, II. Adagio, III. Presto).

Duos et trios sans clavier

Nous distinguerons ici d'une part les œuvres pour cordes seules, et d'autre part celles faisant intervenir un (ou deux) instrument(s) à vent.

Duos et trios à cordes

Composés probablement dans les années 1766-1768, les six duos pour violon et alto (Hob VI : 1 à 6) sont des œuvres denses et sérieuses en trois mouvements qui offrent de belles qualités de raffinement et d'invention, voire de poésie, sur le ton de la conversation.

Joseph Haydn, Duo en si♭majeur (Hob VI : 3), par Anton Steck et Christian Goosses.

Entre 1755 et 1765 environ, donc pendant sa toute première période créatrice, Haydn écrivit une bonne trentaine de trios à cordes (presque tous pour deux violons et violoncelle) dont la majeure partie figure au catalogue Hoboken sous les numéros Hob V : 1 à 21. Comme les duos, ils se limitent en général à trois mouvements, la découpe la plus courante étant lent-vif-menuet. Bien qu'il s'agisse d'œuvres de jeunesse, ces trios recèlent des pages qui sont de vraies petites merveilles et qui, pour certaines, comme l'Adagio cantabile de l'Hob V : 4 en mi♭majeur, sont dignes d'être comparées aux quatuors opus 17 de 1771. (NB : on joue aussi trois « trios à cordes opus 53 » mais ceux-ci sont des transcriptions — non réalisées par Haydn — des sonates pour clavier nos 54 à 56).

Joseph Haydn, Trio Hob V : 4 en mi♭majeur, par la Camerata Berolinensis.

Trios avec instrument(s) à vent

Daté de 1767, le trio pour cor, violon et violoncelle (Hob IV : 5) est une pièce assez modeste mais fort plaisante que Haydn écrivit pour le cor solo d'Esterhaza et où se succèdent un thème et trois variations coiffées d'un réjouissant Allegro di molto.

Nettement plus tardifs (1784), les six trios pour flûte, violon et violoncelle (Hob IV : 6 à 11), que l'on présente parfois sous les références « opus 38 ou opus 100 », sont tous en trois mouvements dont une bonne part est faite d'arrangements d'œuvres antérieures, notamment d'extraits de l'opéra Il Mondo della Luna et du trio pour baryton no 97. Dans le domaine du divertimento qui est le leur, ce sont de petits chefs-d'œuvre dont la fraîcheur et la perfection de facture ne peuvent laisser indifférent.

Joseph Haydn, Trio Hob VI : 11 en majeur, par le Schönbrunn Ensemble.

Plus tardifs encore (1794), les quatre trios « de Londres » pour deux flûtes et violoncelle (Hob IV : 1 à 4), bien qu'écrits à l'intention de deux flûtistes amateurs, figurent parmi les joyaux du répertoire de chambre avec flûte. « Ces pièces sont, tout à la fois, savantes, sans ostentation, populaires, pastorales et faciles d'accès (pour l'auditeur !) sans jamais verser dans la banalité. Ce ne sont pas des duos pour flûtes soutenus par une basse de violoncelle mais de véritables trios confiés à des partenaires d'égale importance. L'association des deux flûtes et du violoncelle leur confère une couleur très particulière et c'est, esthétiquement, une erreur que de remplacer (comme on le fait parfois) l'une des flûtes par un violon… »80

Joseph Haydn, Trio Hob IV : 4 en sol majeur, par le Kuijken Quartet.

Autres œuvres (Divertimenti divers)

Nocturnes pour le roi de Naples

Incontestablement, ces Divertimenti (Hob II : 25 à 32), qui relèvent certes de la musique de chambre, mais à la limite de l'orchestre de solistes, justifient un coup de projecteur. « Ces huit chefs-d'œuvre, modestes d'apparence mais riches de contenu, furent composés en 1789-1790 à l'intention du roi de Naples Ferdinand IV, et faisaient usage dans leur version originale de la lira organizzata, sorte de vielle à roue dotée de petits tuyaux d'orgue. […] Lorsque Haydn en fit jouer certains à Londres, il remplaça les deux lire organizzate par une flûte et un hautbois (deux flûtes pour le 3e). Par ailleurs, quatre ouvrages (1er, 2e, 5e et 6e) comportent deux clarinettes, et quatre autres (3e, 4e, 7e et 8e) deux violons, ce qui donne chaque fois une écriture de chambre à neuf voix, car aux quatre voix évoquées ci-dessus viennent s'ajouter deux cors, deux altos et la basse. Ces œuvres relèvent de la maturité de Haydn, et baignent dans la sérénité automnale des quatuors opus 64 ou de la symphonie « Oxford », qu'elles égalent, sans pourtant exclure la légèreté de touche de l'esprit divertimento. »81 On se doit de citer en particulier le nocturne no 8 en sol majeur, sans doute le plus beau de tous, « avec notamment un sublime Adagio en ut que ses harmonies audacieuses, son ampleur et son intensité expressive rapprochent de celui de la symphonie « Oxford ». »82

Joseph Haydn, Notturno no 8 en sol majeur Hob II : 27, par The Music Party.

Autres Divertimenti

On recense trois autres petites séries de divertimenti qui, toutes, remontent à la prime jeunesse du compositeur.

Il s'agit d'abord de treize divertimenti à plusieurs voix avec clavier (Hob XIV : 1 à 13), connus également sous l'appellation de Concertini, et écrits pour la plupart pour clavecin, deux violons et violoncelle. Le clavecin concertant y est omniprésent. « Produits typiquement viennois faisant parfois penser, au point de vue sonore, à des sonates amplifiées, ces Concertini […] firent en même temps passer dans la musique de chambre l'esprit brillant et allant du concerto. »83

On a par ailleurs, classés à la rubrique Hob II du catalogue, des divertimenti écrits pour des ensembles associant cordes et instruments à vent, des pages juvéniles qui séduisent avant tout par leur bonne humeur, leur entrain et leur énergie motrice.

Enfin, toujours sous la même rubrique Hob II (41 à 46) du catalogue, mais sous l'appellation de Feld-Parthien, on dispose de six divertimenti écrits spécifiquement pour des ensembles d'instruments à vent. Ces musiques de plein air de jeunesse « sont des miniatures de tout premier ordre. Elles constituent ce que le XVIIIe siècle a de mieux à offrir en matière de musique pour vents seuls avant les trois grandes partitions de Mozart du début des années 1780. Leur pouvoir de séduction est immense, et on admire leur concision et leur originalité formelles […] Les parties de cor, qu'elles soient virtuoses ou romantiquement nostalgiques, retiennent particulièrement l'attention. »84  L'une de ces Feld-Parthien (Hob II : 46) est connue grâce à son Choral Saint-Antoine que Brahms a utilisé pour ses célèbres Variations sur un thème de Haydn

Feld-Parthie n° 1 en si♭majeur Hob II : 46, par le Consortium Classicum.

Notes

40. Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 425.

41. Vignal Marc, dans  « Le Monde de la musique » (238), mai 1999.

42. Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 428.

43. Ibidem, p. 433.

44. Vignal Marc, dans« Le Monde de la musique »(268), septembre 2002.

45. Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 435-436.

46. Ibidem, p.436.

47. Szersnovicz Patrick, dan s« Le Monde de la musique »(250), janvier 2001.

48.Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 440-441.

49. Ibidem, p.437.

50. Ibidem, p.438.

51. Belvire Gérard, dans « Répertoire » (146), mai 2001.

52. Ibidem.

53.  Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p.380.

54. Vignal Marc, dans« Le Monde de la musique »(238), mai 1999.

55. Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 383.

56. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (201), juillet-août 1996.

57.  Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 384.

58. Morrier Denis, dans « Diapason » (391), mars 1993.

59.  Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 387.

60. Ibidem, p.387 à 392.

61. Ibidem, p.394.

62. Ibidem, p.396.

63. Ibidem, p.397.

64. Macia Jean-Luc, dans « Diapason » (481), mai 2001.

65. Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 398 à 400.

66. Ibidem, p. 401.

67. Ibidem, p. 401.

68. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (269), octobre 2002.

69. Ibidem.

70. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique »(277), juin 2003.

71. VIGNAL MARC, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p.409-410.

72. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (280), octobre 2003.

73. Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 422.

74. Ibidem, p. 422.

75. Ibidem, p. 425.

76. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (183), mai 1994.

77. Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 444.

78. Ibidem, p.445.

79. Vignal Marc, dans « Le Monde de la musique » (264), avril 2002.

80. DUPART JEAN, dans « Diapason » (409), novembre 1994.

81. Vignal Marc, dans « Le Monde de la musique »(158), septembre 1992.

82. Vignal Marc, dans François-René Tranchefort, « Guide de la musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 447.

83. Ibidem, p. 442.

84. Vignal Marc, dans « Le Monde de la musique » (277), juin 2003.

facebook


rectangle textes

À propos - contact | S'abonner au bulletin Biographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences |  Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.

ISNN 2269-9910

Vendredi 25 Février, 2022

bouquetin