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David Grimal revient sur les dix ans des Dissonances

 

Dijon, Auditorium, 23 janvier 2016, pae Eusebius ——

Des orchestres sans chefs ont existé auparavant, ensembles éphémères qui n'ont laissé de traces qu'anecdotiques1. Maintenant reconnus unanimement par la critique, les musiciens des Dissonances fêtent leurs dix ans de travail collectif2. En marge du fabuleux concert qu'ils nous ont offert3, David Grimal et l'Opéra de Dijon nous autorisent à publier dans Musicologie l'interview accordée dans le numéro de janvier de la revue-programme de l'Opéra, « la fabrique d'absolu ». Qu'ils en soient vivement remerciés. Mieux que tout autre texte, ce témoignage permet de mesurer le chemin parcouru, et — surtout — de mettre l'accent sur ce qui renouvelle radicalement l'interprétation collective. Le lecteur intéressé suivra avec intérêt les informations diffusées sur le site  https://www.les-dissonances.eu/.

Eusebius
24 janvier 2016

1. On se souvient aussi du film de Fellini, Prova d'orchestra, sorte de parabole où la révolte des musiciens contre le chef  s'achève par le retour à l'ordre traditionnel, à la soumission.

2. Sans aucune subvention publique durant ces dix premières années de fonctionnement.

3. Le double-concerto de Brahms, et la cinquième symphonie de Chostakovitch, le 23 janvier, à l'Auditorium de Dijon, concert retransmis sur Radio-Classique le 26 janvier. Voir notre critique par ailleurs

                                                                                

Entretien avec David Grimal

Paru dans « la fabrique d'absolu », janvier 2016
Propos recueillis par Stephen Sazio, Dramaturge de l'Opéra de Dijon

Violoniste et directeur artistique des Dissonances. Photographie © Benoït Linero.

Pouvez-vous revenir sur la naissance de l'ensemble ? quels étaient votre désir et votre idée directrice à l'époque ?

Les Dissonances sont nées aux alentours de 2004-2005, dans l'idée de faire de la musique de manière plus col­légiale et heureuse que celle que je rencontrais dans ma vie professionnelle. C'est-à-dire de sortir des collabora­tions d'artistes et d'interprètes marketing et factices qui sont souvent proposées aux musiciens, dans la musique de chambre par exemple, et de retrouver une pratique orchestrale qu'on n'a pas le droit d'avoir quand on est cata­logué « soliste ». Retrouver en somme ce que j'avais connu au cours de mes études, une sorte de fraternité entre les musiciens qui ne soit pas altérée par le business.

Cela, vous ne pouviez pas le faire tout seul. Comment s'est faite la rencontre avec les premiers musiciens des Dissonances ?

Cela s'est fait assez naturellement en fait, par le bouche à oreilles. Quelques musiciens ont été tentés par l'expé­rience, ayant eux aussi l'envie de travailler dans un « autre cadre ». Peu à peu, les règles du jeu se sont dessinées. Les choses se sont faites ainsi, en se faisant, sans objectif pré­conçu, sans autre préméditation que celle de retrouver un peu d'enthousiasme, de fraîcheur, de chaleur humaine et de complicité.

Si je vous suis bien, dès l'origine l'idée était de travailler sans chef d'orchestre ?

Absolument. Nous avions le désir de travailler sur le modèle de la musique de chambre, dans la réflexion, la concertation et la responsabilité individuelle de chaque musicien : cela n'était donc pas compatible avec la présence d'un chef d'orchestre, et le mode de travail qui est le sien avec un orchestre. Nous voulions fonctionner autrement.

Ce qu'on ne savait pas, c'est où cela allait nous mener, ni si le projet allait pouvoir survivre. Au début, les seules per­sonnes intéressées par ce projet, étaient les musiciens qui y participaient ! Il n'y a pas eu de tapis rouge déroulé pour accueillir les Dissonances dans le milieu professionnel ! Il n'y avait pas au départ de stratégie particulière, mais une envie partagée. Nous étions jeunes à l'époque. Je pensais naïvement que si les choses étaient vécues profondément, si la qualité musicale était au rendez-vous, les Dissonances trouveraient naturellement leur place dans le milieu musi­cal. C'est le contraire qui s'est produit. Il a été très long et très compliqué de faire exister l'idée de départ, ce qui n'a pas été nécessairement mauvais en soi, puisque cela a per­mis aux choses d'arriver à maturité.

Les premiers concerts et enregistrements abordaient le répertoire d'orchestre à cordes. Y avait-il dès le début la volonté d'aller vers un répertoire « symphonique » ?

Nous étions plutôt dans un répertoire d'orchestre de chambre : des petites symphonies de Mozart ou de Haydn pour ce qui concerne le travail avec les vents et sinon le répertoire traditionnel d'orchestre à cordes. Le vrai déclic s'est produit au début de notre résidence à l'Opéra de Dijon, avec la Première Symphonie de Beethoven en 2010. Per­sonne à l'époque ne pensait qu'il était possible de jouer une symphonie de Beethoven sans chef d'orchestre. Je ne résiste pas à dire que quelques années plus tard, lorsque j'essayais de valoriser notre travail auprès de profession­nels en disant que nous avions terminé le cycle des sym­phonies de Beethoven, la réponse fut : « Oh ! mais tout le monde joue ça sans chef enfin... » Je ne sais pas si c'est le cas aujourd'hui mais je crois que nous sommes les premiers à les avoir toutes jouées sauf la neuvième... et peut-être tout de même et quoi qu'on en dise les seuls...

Justement, comment est venu le moment où vous vous êtes dits « On va tenter le coup parce qu'on pense que c'est possible » ?

Eh bien en fait, Gordan Nikolitch, avec son orchestre « Bandart » en Espagne, l'avait fait ! Et notre flûtiste Julia Gallego qui avait participé à ce concert est venue me dire: « Tu sais David, ce n'est vraiment pas un problème : ça marche! » Elle a donc constitué cette formidable équipe de vents autour d'elle, et c'était parti. Je crois que c'est à partir de ce moment que les Dissonances ont commencé à prendre leur vrai envol.

Il n'y avait donc pas de volonté préméditée d'aller vers un répertoire de plus en plus complexe ?

Jusqu'à ce que nous soyons en résidence à l'Opéra de Dijon, la réalité du métier était tellement dure, la réponse du milieu professionnel à ce qu'on proposait tellement néga­tive — il a fallu des années de persuasion pour faire com­prendre à des organisateurs qui, aujourd'hui, nous font confiance, que les Dissonances n'étaient pas un ensemble qui jouait les réductions de Strauss par Schönberg — que la principale difficulté n'était pas tellement d'avoir des perspectives artistiques au niveau du répertoire, ou un désir par rapport à 1'avenir de l'ensemble, mais d'imposer l'idée même qu'un orchestre sans chef n'était pas une chose incongrue ou absurde. Et cela reste aujourd'hui un vrai défi. Il y a quelques semaines nous avons joué La Mer de Debussy en Allemagne, et un ingénieur du son, Tonmeister à la radio de Saarbrücken — il avait travaillé pendant quarante ans pour les radios de Francfort et Cologne, et y avait vu passer quantité de chefs et d'orchestres bons et mauvais — est venu me voir à l'entracte pour me dire les yeux dans les yeux : « Was Sie machen, das kann nicht fonktionnieren ! » [Ce que vous faites ne peux pas marcher] Et il a ajouté en regardant ses chaussures : « Aber das fonktionniert... » [Mais ça marche ...] Et il est parti. Il était défait, toutes ses valeurs s'étaient effondrées. Comme le monde musical, dans ses fétichismes et ses valeurs, est construit totalement autour de l'idée que le chef va transfigurer une interprétation, les gens ne peuvent tout simplement pas imaginer que quelque chose puisse sortir d'une interpré­tation sans chef autre que, au mieux, des gens qui arri­veront à jouer solfégiquement ensemble. Il a donc fallu convaincre le milieu musical que ce qu'on faisait avait un sens, et nous aussi, dépasser nos complexes en franchis­sant des barrières successives : les symphonies de Beethoven, celles de Brahms, et aujourd'hui La Mer pour ne citer que les œuvres emblématiques. À chaque fois, on ne savait pas si on allait y arriver, et à chaque fois, on s'est aperçu que ce n'était pas si compliqué...

Le défi d'aborder sans chef des œuvres toujours plus complexes avec des effectifs de plus en plus importants a constitué jusqu'à aujourd'hui le moteur et la dynamique de l'ensemble, l'étincelle qui le faisait avancer. Après avoir aussi brillamment relevé celui de La Mer cette année, avez-vous le sentiment d'avoir atteint un palier ? Les cassandres improvisées qui prédisaient une catastrophe artistique en sont quittes pour ravaler leur langue : « Das fonktionniert ! » Quel peut être le défi pour les dix prochaines années ?

Il y a aujourd'hui un palier de franchi dans la reconnais­sance du projet, c'est évident : nous existons depuis dix ans, le public est au rendez-vous, la qualité est là, et le coffret qui va sortir bientôt va montrer au grand public la qualité du travail qui a été fait. Les effectifs aujourd'hui pour des projets comme La Mer nous font aussi entrer dans une nouvelle économie. Je mesure à travers les expériences de mon métier de musicien avec les Dissonances et d'autres orchestres qu'il ne s'agit pas seulement d'arriver sans chef au résultat qu'on aurait avec lui. Le résultat lui-même est fondamentalement différent. Le son est différent, la musique est différente, l'énergie qui passe entre les musi­ciens et entre nous et le public n'est pas la même. Il n'est pas question de dire c'est mieux ou c'est moins bien : c'est radi­calement autre. Ce qui se construit avec les Dissonances, ce n'est pas la preuve qu'on peut y arriver sans chef, c'est une manière autre de vivre la musique, pour les musiciens et pour le public. Évidemment, en terme de répertoire, La Mer nous ouvre les portes et les yeux sur des horizons nouveaux, mais le vrai défi aujourd'hui va être de tenir cette qualité et de l'augmenter, d'arriver à faire fonction­ner une machine plus importante tout en conservant cette philosophie et en faisant vivre cette autre manière de faire et de vivre la musique. Et pour cela, il faut que cela reste exceptionnel, que le risque soit maintenu parce que c'est toujours là qu'on fait les meilleurs concerts. En espérant que dans dix ans, on puisse se retourner et voir un paysage musical modifié par cette aventure, y compris dans les grandes institutions, où se serait recréé un espoir collectif pour des phalanges qui parfois ont du mal aujourd'hui à être heureuses dans le fonctionnement traditionnel.

Comment s'effectue le travail en répétition ? L'esprit de la musique de chambre, quand on est quatre, on comprend que ça puisse marcher, mais quand on est 75 comme dans La Mer... Quel mode de fonctionnement avez-vous ?

Tout le monde travaille avec la partition complète. Dans un premier temps, je fais une partie du travail d'un chef d'orchestre, j'organise les choses pour que chacun prenne conscience de son rôle et de tout ce qui se passe musicale­ment autour de lui. Mais l'objectif, c'est qu'à l'arrivée il y ait 75 chefs d'orchestre, c'est-à-dire que chacun des musiciens présents soit pleinement conscient de toute la mécanique dans laquelle il se trouve, et ensuite qu'on laisse parler cette musique. Contrairement à ce qui se passe avec un chef, la musique ici ne se fait que par l'écoute et par l'inter­action entre les musiciens. Il n'y a absolument aucune prise de pouvoir individuelle sur le texte musical, c'est au contraire le texte qui doit prendre le pouvoir sur tous les individus. Pour cela il faut qu'on arrive à une connais­sance, chacun, et à une ouverture des uns vers les autres qui fait qu'une mécanique naturelle se met en place. C'est presque magique, mais la musique n'est rien d'autre. Le fait d'y ajouter des visions personnelles ne fait que l'amoindrir. Quand on a 75 musiciens à fond les uns avec les autres et qui possèdent parfaitement ce qu'ils doivent faire tout en ayant conscience de tout ce qui se passe autour, ça fonc­tionne tout seul. Il n'y a besoin de rien d'autre que de ce fonctionnement organique. On ne cherche pas à réinven­ter quoi que soit, mais à dévoiler, le plus sincèrement pos­sible et le plus humblement possible, ce qui est entre nos mains à chaque fois. Nous sommes des passeurs, juste à l'écoute du texte. Et on s'aperçoit que ce qui est miracu­leux dans la musique savante, c'est l'existence même du langage. Il suffit que tout sonne et soit à sa place, comme un vitrail. Nous essayons de rentrer à l'intérieur de l'œuvre d'une manière collective et transparente. En réécoutant tous nos concerts pour préparer le coffret des 10 ans, je me suis d'ailleurs aperçu que ce qui caractérise peut-être le plus notre approche, c'est cette transparence. On entend tout ce qui est dans la partition.

Par rapport à un orchestre traditionnel, il y a une respon­sabilité très importante de chacun des musiciens... Ils ne peuvent pas se cacher derrière la responsabilité d'un autre...

... comment se passe leur « recrutement » ?

C'est toujours par la bande : le bouche à oreille, les affinités électives. Trouver des musiciens dans toute l'Europe qui ont la même envie d'une même forme de partage. Nous sommes à une époque où le monde se pose des tas de questions, dont les enjeux sont la survie du monde lui- même. Le monde de la musique savante se pose lui aussi des questions, avec parfois de mauvaises réponses, parce qu'il y a beaucoup de démagogie, beaucoup de commerce, beaucoup de crispations. Je crois que les Dissonances sont une façon assez positive de poser la question du grand répertoire en pratique collective, et plus largement d'une société où chacun est là, à fond sur ses compétences, pour participer à un projet commun, sans avoir besoin d'une autorité écrasante et dans un système économique pas trop inéquitable. Ce qui est étonnant, c'est de voir qu'à une époque où on cherche des solutions pour fonction­ner différemment, tous les gens qui les cherchent sont de fait marginalisés, dans quelque domaine que ce soit. Nous espérons juste faire la preuve que notre fonctionne­ment est valide, et qu'il en inspire d'autres, pour construire d'autres petits archipels où les relations humaines sont au service de la musique et pas au service des égos, des car­rières et de l'argent.

Propos recueillis par Stephen Sazio,
Dramaturge de l'Opéra de Dijon

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