À propos du site
S'abonner au bulletin
Collaborations éditoriales

Biographies
Encyclopédie musicale
Discographies

Articles et études
Textes de référence

Analyses musicales
Cours d'écriture en ligne

Annonces & annuaires
Téléchargements


Brèves / Agenda
Logiciels
Presse internationale
Forums et listes

Colloques & conférences
Universités françaises
Universités au monde
Quelques bibliothèques
Quelques Institutions
Quelques éditeurs

Nouveaux livres
Périodiques

Rechercher sur rEm

Exact

Résultats/page

© Musicologie.org, 2004

bandeau texte
proposer un texte      s'abonner au bulletin      retour à l'index par auteur

 Denis Diderot

AU PETIT
PROPHÈTE DE BOEHMISCHBRODA
AU GRAND
PROPHÈTE MONET
A TOUS CEUX QUI LES ONT PRÉCÉDÉS, ET SUIVIS
ET A TOUS CEUX QUI LES SUIVRONT
SALUT
(1753)

DIDEROT DENIS. (1713-1784), A u petit prophète de Boesmischbroda, au Grand Prophète Monet. Paris, 1753 [Localisations : B : Bruxelles, Bibliothèque Royale - Liège, Bibliothèque du conservatoire - D: München, Bibliothek des Theatermuseums (Clara-Ziegler-Stiftung) - F : Paris, Bibliothèque de l'Arsenal - Paris, Bibliothèque de France - Paris, Bibliothèque de France - Paris, Bibliothèque de l'Opéra - Paris, bibliothèque de la Comédie Française - US: Chicago, Ill. Newberry library - Washington, D.C., Music Division, Library of Congress]

 

Semper ego auditor tantum !.

J'ai lu, messieurs, tous vos petits écrits, et la seule chose qu'ils m'auraient apprise, si je l'avais ignorée, c'est que vous avez beaucoup d'esprit et beaucoup plus de méchanceté. Ce jugement vous paraîtra sévère, j'en suis sûr; mais je le suis bien davantage que vous n'en serez point offensés. Ne vous accordé-je pas le titre important pour votre vanité, le titre par excellence, le titre que rien ne remplace et qui supplée à tout, l'unique qualité dont il me semble que vous vous souciiez ! Mais après vous avoir laissé faire les beaux esprits et les inspirés tant qu'il vous a plu, pourrait-on vous inviter à descendre de la. sublimité du bon mot et à vous abaisser jusqu'au niveau du sens commun.

Nous avons reçu de vous toutes les instructions, toute la lumière qu'il était possible de tirer de l'ironie et même de l'invective. Vous nous avez suggéré des règles fort utiles sur la manière dont il convient aux gens de lettres de se traiter, sur le respect qu'ils se doivent et dont ils ont raison de donner l'exemple aux gens du monde, et sur le rôle indécent qu'ils joueraient si, semblables aux animaux féroces que les anciens exposaient dans leurs amphithéâtres, ils s'entre-déchiraient impitoyablement pour servir de passe-temps et de risée à ceux qu'ils devraient instruire, ou peut-être mépriser. Mais ces règles ne font rien à l'état de la question présente.

Il s'agissait de savoir quelle est des musiques italienne et française celle qui l'emporte par la force, la vérité, la variété, les ressources, l'intelligence, etc., et depuis deux mois que vous vous piquotez, de quoi s'agit-il encore ? De la même chose. Continuez, messieurs, sur ce ton pendant deux ans, pendant dix : les oisifs auront beaucoup ri, vous vous en détesterez infiniment davantage, et la vérité n'en aura pas avancé d'un pas.

Je sais que des espèces d'écrivains qui n'ont ni philosophie dans l'esprit, ni connaissance de la musique, tels qu'il y en a malheureusement plusieurs parmi vous, ne feraient jamais rien pour elle. Mais n'y a-t-il pas assez longtemps que ceux qui ne valent rien du tout et ceux qui valent infiniment sont à peu près sur la même ligne ? Jusques à quand faudra-t-il que dure l'honneur usurpé des uns, la sorte de dégradation des autres et le ridicule d'une querelle ménagée si maladroitement, qu'il y a tout à perdre pour les raisonneurs, et tout à gagner pour de méchants petits plaisants ?

Que les insectes cachés dans la poussière soient enfin dispersés par un combat plus sérieux, et ne soient aperçus dans la suite qu'aux efforts qu'ils feront peut-être encore pour piquer les pieds des lutteurs. Songez que ce n'est ni à l'aiguillon, ni au bourdonnement, mais à l'ouvrage, qu'on reconnaîtra parmi vous qui sont les guêpes et qui sont les abeilles. Je m'adresserai donc à celles-ci, de quelque Coin qu'elles soient, et je leur dirai Voulez-vous qu'on vous distingue ? faites du miel.

Si vous n'attendiez que l'occasion, je vous la présente. Voici deux grands morceaux; l'un est français, l'autre est italien : tous deux sont dans le genre tragique. La musique du morceau français est du divin Lulli ; la musique du morceau italien n'est ni de l'Attilla, ni du Porpora, ni de Rinaldo, ni de Leo, ni de Ruranelli, ni de Vinci, ni du divin Pergolèse. L'un comprend les trois dernières scènes du second acte de l'opéra d 'Armide : Plus j'observe ces lieux et plus je les admire... Au temps heureux oit l'on sait plaire... avec le fameux monologue Enfin il est en ma puissance... L'autre est composé du même nombre de scènes. Les scènes sont belles et dignes, j'ose le dire, d'entrer en comparaison avec ce que nous avons de plus vigoureux et de plus pathétique. Elles se suivent, et la première est connue par ces mots : Solitudini a,nene, ombre gradite, qui per porhi momenti lusingate pielose i miei tormenti... Les situations des héroïnes sont aussi semblables dans ces deux morceaux qû il est possible de le désirer. Celui d'Armide commence par le sommeil de Renaud; celui de Nitocris par le sommeil de Sésostris. Armide a à punir la défaite de ses guerriers, la perte de ses captifs et le mépris de ses charmes. Nitocris a à venger la mort d'un fils et d'un époux. Toutes les deux ont le poignard levé et n'ont qu'un coup à frapper pour faire passer leur ennemi du sommeil au trépas; et il s'élève dans le coeur de l'une et de l'autre un combat violent de différentes passions opposées, au milieu duquel le poignard leur tombe de la main.

L'opéra d' Armide est le chef-d'aeuvre de Lulli, et le monologue d' Armide est le chef-d'oeuvre de cet opéra. Les défenseurs de la musique française seront, je l'espère, très-satisfaits de mon choix; cependant, ou j'ai mal compris les enthousiastes de la musique italienne, ou ils auront fait un pas én arrière s'ils ne nous démontrent que les scènes d' Armide ne sont en comparaison de celles de Nilocris qu'une psalmodie languissante, qu'une mélodie sans feu, sans âme, sans force et sans génie; que le musicien de la France doit tout à son poète, qu'au contraire le poète de l'Italie doit tout à son musicien.

Courage, messieurs les ultramontains, picciol giro, mrà largo campo al valor vosiro ; ramassez toutes vos forces; comparez un tout à l'autre, des parties semblables à des parties semblables ; suivez ces morceaux mesure à mesure, temps à temps, note à note, s'il le faut. Et vous, mes compatriotes, prenez garde. N'allez pas dire que la musique d' Armide est la meilleure qu'on puisse composer sur des paroles françaises. Loin de défendre notre mélodie dans ce retranchement, ce serait abandonner notre langue. Il faut s'attacher ici rigoureusement aux sons. Il ne s'agit pas de commettre Quinault avec le Métastase. Les transfuges du parti français ne sont déjà que trop persuadés que ce Quinault est leur ennemi le plus redoutable. Il s'agit d'opposer Lulli à Terradellas, Lulli, le grand Lulli, et cela dans l'endroit où son rival même, le jaloux Rameau, l'a trouvé sublime. Peut-être le morceau de Nitocris n'a-t-il pas, comme celui d 'Armide, le suffrage des premiers maîtres d'une nation ; mais n'importe, je connais les défenseurs de la musique italienne, ils se croiront assez forts pour négliger ce désavantage.

 Si le défi est accepté d'un côté avec la même franchise qu'il est proposé de l'autre, j'espère que bientôt la face du combat changera, que les raisons succéderont aux personnalités, le sens commun à l'épigramme, et la lumière aux prophéties. C'est alors que le public, devant qui les titres auront été comparés sans indulgence et sans partialité, pourra décider avec connaissance et sans injustice.

Si du milieu du parterre, d'où j'élève ma voix, j'étais assez heureux pour être écouté des deux Coins et que la dispute s'engageât avec les armes que je propose, peut-être y prendrais-je quelque part. Je communiquerais sans vanité et sans prétention ce que je puis avoir de connaissance de la langue italienne, de la mienne, de la musique et des beaux-arts. Je dirais ma pensée quand je la croirais juste, tout prêt à rendre grâce à celui qui nie démontrerait qu'elle ne l'est pas. Eh ! qu'avons-nous de mieux à faire que de chercher la vérité et que d'aimer celui qui nous l'enseigne? S'il a de la dureté dans le caractère, comme il arrive quelquefois, pardonnons-lui ce défaut quand il nous en dédommagera par des observations sensées et par des vues profondes. La nature ne nous présente la plus belle des fleurs qu'environnée d'épines, et le plus délicieux des fruits qu'hérissé de feuilles aiguës. Ceci est une leçon que je me fais d'avance à moi-même, afin que si quelqu'un se croit offensé par cet écrit et me répond avec aigreur, rien ne m'empêche de profiter de ses raisons.

Au reste, messieurs, vos brochures étant toutes anonymes, j'ai parlé jusqu'à présent sans avoir personne en vue. Pour inviter à se taire, s'il est possible, ceux d'entre vous qui ignorent les deux langues et qui ont à peine une teinture de musique, il n'était pas nécessaire que je m'exposasse à commettre la double injustice d'attribuer à quelqu'un en particulier un ouvrage qu'il rougirait peut-être d'avoir fait, ou de lui en ôter un dont il se félicite sans doute d'être l'auteur. Je n'ai qu'un but, et j'y aurai atteint si, par hasard, cette mauvaise lettre occasionnait un bon  ouvrage.

  Je suis, etc.
      MESSIEURS,
                    Votre, etc.
                        A Paris, ce 21 février 1753.

références / musicologie.org