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Théorie de la modulation et ostinato académique chez Rameau, Rousseau et quelques autres

Par Raphaëlle Legrand

Communication lue aux« Entretiens sur la Musique ancienne en Sorbonne », 30 mai 2009: Que nous dit la théorie ?

Par définition, les danses structurées par une basse obstinée comme la chaconne et la passacaille sont fondées sur la réitération d'un mouvement de la basse allant de la tonique à la dominante du ton principal et produisant par conséquent une cadence parfaite en fin de chaque carrure. Toute possibilité de modulation, du moins à large échelle, est ainsi exclue, sauf à se dégager momentanément de l'ostinato de départ. Coupant radicalement avec la tradition des chaconnes et passacailles dansées dans l'opéra français depuis Lully, Rameau conçoit cependant, dès Hippolyte et Aricie (2203), des chaconnes modulantes, dont les modulations sont rendues possibles par l'effacement plus ou moins complet de l'ostinato harmonique (un sujet que j'avais traité autrefois dans une lointaine maîtrise, Chaconnes et passacailles dansées dans l'opéra français de Lully à Lesueur, Paris IV, 1985). Je reviens sur cette question aujourd'hui pour examiner la façon dont la théorie du XVIII e siècle (notamment telle que Jean-Jacques Rousseau la synthétise dans son Dictionnaire de musique, Paris, Duchesne, 1768) pouvait penser une structure non modulante et si modulation et ostinato, dans la théorie comme dans la pratique, étaient réellement incompatibles. Ayant beaucoup marché ces derniers temps, soit de façon rectiligne, soit de façon circulaire, j'ai eu le temps de réfléchir au problème pour vous livrer quelques conclusions partielles.

Pour commencer par un point de terminologie, penchons-nous sur l'ostinato harmonique strict ou, si l'on veut, académique. Rousseau, dans son Dictionnaire, n'utilise pas le terme d'ostinato mais de mouvement contraint (Rousseau, 1768, p. 121) :

La « loi d'uniformité » de l'ostinato académique n'est jamais énoncée explicitement par les théoriciens du XVIIIe siècle, mais peut être dégagée de l'observation d'un corpus suffisamment important de danses sur basse contrainte. Dans ce corpus, composé de 1242 chaconnes et passacailles dansées dans les opéras français de Lully à Rameau, la répétition à la basse des hauteurs correspondant à la tonique et la dominante ne dépasse jamais 192 occurrences, soit 192 hauteurs Tonique Dominante (on abrègera en 192 h TD). Si l'on divise ce total par un coefficient correspondant au nombre de mesures, on obtient 220 fois le coefficient mesure, soit 220 CM.

Il est dès lors possible d'énoncer ainsi la loi de l'ostinato académique :

Or il est clair que le principe de la modulation, appelée dans certains textes modulation des services, semble incompatible, voire même met en danger la loi d'uniformité de l'ostinato académique ainsi posée. En effet, pour être mise en place, la modulation efface temporairement ou définitivement cette uniformité.

Reprenons maintenant la définition de Rousseau pour préciser un autre point :

La « valeur des Notes » est ici importante pour notre propos. Evaluer la valeur des notes dans une basse contrainte (ou ostinato académique) pose d'emblée la question du rythme et du tempo.

Dans l'article « Basse contrainte », Rousseau précise encore (Rousseau, 1768, p. 42-43) :

On comprend confusément que l'évaluation pose problème. Mais de quelle évaluation s'agit-il ? Rousseau nous donne encore une clé, dans la suite du même article de son Dictionnaire :

Il y a donc une évaluation possible de l'ostinato académique à travers la basse (notée B), le chant (noté C) et l'accompagnement (noté A), une hiérarchie instaurée par Rousseau (et quelques autres), un classement, si l'on veut, que l'on peut résumer ainsi pour toute production de l'ostinato académique :

A

C

Malgré tous mes efforts, je n'ai pas encore très bien compris la logique de ce classement, je cherche encore, mais j'ai bon espoir.

Rousseau poursuit par une sévère critique des mélodies issues des basses contraintes :

Il est clair que pour Rousseau (et quelques autres), dans le cadre de la loi d'uniformité de l'ostinato académique, les « modulations », ne peuvent être que « dures et mal amenées », ne produisent que des « renversements » (de situation ?) « peu harmonieux », et résultent d'une « contrainte » peu supportable. Ces « modulations » semblent donc peu souhaitables dans tous les cas. Cette conclusion pourrait s'appliquer également à l'évaluation discutée plus haut.

Par ailleurs, nous l'avons dit, l'ostinato académique est un ostinato fondamentalement harmonique. Le mouvement de la tonique à la dominante (TD) devient le support d'un certain nombre d'accords. S'il y a modulation, il n'y a plus d'ostinato, donc pas d'accord possible (et encore moins d'accord parfait). Donc pas d'accord sur la modulation.

Enfin, ces accords ne sont autres que des agrégats. Un agrégat est le produit d'une agrégation. Si l'accord disparaît, il se désagrège. Donc pas d'accord non plus, pour l'ostinato académique, sur la désagrégation de l'agrégation, nommée parfois, dans le milieu des maîtres de chapelle (ou magisters ou masters), magistérisation de l'agrégation, ou encore, par corruption, mastérisation de l'agrégation.

En conclusion, l'ostinato académique est fondamentalement opposé au principe de la modulation. Afin de mieux promouvoir la formation de l'agrégation, l'ostinato académique trouve sa meilleure expression dans la forme circulaire, non de la chaconne mais de la ronde, ronde de l'ostinato ou ronde obstinée, appelée parfois ronde infinie des obstinés car on a du mal à en trouver la fin, une ronde où le refus de la désagrégation de l'agrégation trouve sa pleine expression sonore. Le problème de la réception de la ronde infinie de l'ostinato académique reste entier, mais il fera l'objet d'une autre communication (car comme vous le savez sans doute, c'est la communication qui est au cœur de la problématique de l'ostinato académique).

Raphaëlle Legrand

On peut télécharger ce texte au format PDF, dans le site de l'Équipe « Patrimoine et langages musicaux », Département Musique et Musicologie, Paris IV.


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