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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte. III. Le temps de Bach.

Œuvres d'orgue pour le culte de Johann Sebastian Bach

Johann Sebastian Bach

Pour la facilité de la présentation, nous regrouperons sous ce titre, pour mieux les distinguer des pièces à destination ouvertement profane évoquées ensuite, les diverses autres œuvres d'orgue que le musicien concevait dans l'esprit d'une utilisation liée au culte. Elles se rattachent elles aussi aux diverses périodes de l'activité créatrice du compositeur, notamment aux années où celui-ci exerça des fonctions d'organiste. Sans exception ou presque, ces partitions, faute d'avoir été éditées du vivant de Bach, ne nous sont parvenues que sous forme de manuscrits autographes, pour une infime minorité en fait, et surtout à travers des copies qui ont soulevé — et soulèvent encore parfois — d'immenses problèmes musicologiques. Un comble quand on sait l'importance majeure de ce corpus dans l'histoire de la musique !

Relativement peu nombreuses en regard du catalogue de chorals, ces œuvres constituent en effet, pour une bonne part d'entre elles, des monuments du répertoire pour orgue. A ce titre, les diverses pièces associées à une fugue — généralement construites en grands diptyques, voire triptyques — pèsent d'un poids tout particulier. Aussi leur donnerons-nous ici la priorité.

Pièces associées à une fugue

Le genre le plus généreusement représenté ici est celui des Préludes et fugues qui, dans la classification officielle, occupent presque intégralement, à trois numéros près (les 537, 538 et 542), la plage allant de BWV 531 à BWV 560, plus le BWV 566. Cela ferait donc une petite trentaine d'œuvres s'il ne fallait en retirer les huit Petits préludes et fugues (BWV 553 à 560) qui, s'ils continuent à faire le bonheur des apprentis organistes, ne sont très probablement pas de Bach. Reste une vingtaine de pièces qui, outre leur valeur propre, offrent l'intérêt de couvrir toutes les périodes de la vie créatrice du musicien, de sa prime jeunesse jusqu'à sa plus haute maturité, et ainsi de suivre ses avancées, depuis ses premiers essais dans l'ombre des modèles qu'il s'était donnés, jusqu'à cette phase de synthèse, de décantation et d'accomplissement total où on le verra, « poussant toujours plus avant sa volonté architecturale dans l'élaboration de vastes constructions, […] organiser peu à peu les différentes sections de ses œuvres selon des proportions arithmétiques simples, éventuellement à connotation symbolique, qui leur conféreront un équilibre accru. »32  

Ne serait-ce que pour cela, on se gardera de traiter par le mépris les tout premiers de ces Préludes et fugues où, à divers titres, le jeune musicien marche sur les traces de Boehm ou de Buxtehude : celui en ut majeur BWV 531, celui en la mineur BWV 551 et celui en mi majeur BWV 566, les deux derniers cités adoptant d'ailleurs la structure en polyptyque du Praeludium cher aux vieux maîtres d'Allemagne du Nord. Mais bien entendu l'intérêt s'élève d'un bon cran avec les dix diptyques qui suivront : déjà, ceux qui semblent remonter à la période allant d'Arnstadt jusqu'aux débuts à Weimar ( majeur BWV 532, mi mineur BWV 533, fa mineur BWV 534, sol mineur BWV 535, ut mineur BWV 549, sol majeur BWV 550), nous montrent un Bach qui, certes, reste très marqué par l'influence des maîtres du Nord et habité par l'ardeur et la fougue de la jeunesse, mais qui affirme peu à peu sa personnalité et, comme l'écrit Gilles Cantagrel à propos du BWV 534, « s'applique à structurer davantage son discours, canalisant les pulsions virtuoses dans des schémas formels plus rigoureux, et donnant de plus grands développements à ses fugues. »33 Une maîtrise qui ne fera que se confirmer dans les quatre autres qu'on pense avoir été écrits dans les dernières années à Weimar, voire à l'époque de Coethen  (celui en la majeur BWV 536, celui en mineur BWV 539, dont la fugue n'est autre que la transcription du 2e mouvement de la 1re sonate pour violon seul (BWV 1001), celui en sol majeur BWV 541 et celui en la mineur BWV 543, au prélude pourtant marqué de stylus phantasticus). Peut-être faut-il souligner au passage que ce sont ces dix Préludes et fugues, volontiers brillants et virtuoses, et parfois marqués d'un esprit de libre improvisation, qui séduiront le plus sûrement les auditeurs les moins aguerris. En effet, ceux-ci pourraient parfois se sentir quelque peu écrasés par la complexité, la puissance et la densité d'écriture des grands chefs d'œuvre de la haute maturité du compositeur : le Prélude et fugue en si mineur BWV 544, celui en ut majeur BWV 545, celui en ut mineur BWV 546, celui (peut-être le tout dernier du lot) en ut majeur BWV 547, ainsi que le monumental BWV 548 en mi mineur, sans oublier bien sûr le diptyque grandiose en mibémol majeur BWV 552 inclus dans la Clavierübung III.

Johann Sebastian Bach, Prélude et fugue en la mineur BWV 543, par André Isoir, Abbatiale de Saint-Cyprien-en-Périgord.
Johann Sebastian Bach, Prélude et fugue en ut majeur BWV 545
André Isoir, Lambertikirche, Autriche.
Johann Sebastian Bach, Prélude et fugue en mi mineur BWV 548, fugue seule, Michel Chapuis, Michaëlskerk, Zwolle.
Johann Sebastian Bach, Fugue en mi bémol majeur BWV 552
André Isoir, Saint-Martin Basilica, Weingarten, Allemagne.

Autre genre brillamment illustré par notre musicien : celui des Fantaisies et fugues. Il n'en a composé que trois, du moins si l'on admet, comme le pensent aujourd'hui les musicologues, que la BWV 561 en la mineur n'est pas de lui, mais ces trois œuvres, qui remontent à une période allant des dernières années à Weimar jusqu'au séjour à Coethen, sont celles d'un maître totalement accompli. Ainsi de la magnifique Fantaisie et fugue en ut mineur BWV 537 dont « les deux volets développent un climat sombre et poignant convenant à toute grande méditation introspective sur la mort. »34  Ainsi a fortiori de la célèbre et grandiose Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542 que tout semble rattacher à cette année 1720 marquée par la disparition de Maria Barbara et le voyage que Bach fit à Hambourg dans l'espoir d'y décrocher un grand poste d'organiste. La fantaisie, « avec ses déferlements de grandes vagues dramatiques, ses sanglots poignants, ses douloureuses plaintes que la raison semble chercher à dominer, […] paraît bien être le reflet de quelque bouleversante expérience personnelle », alors que la fugue, qui prend pour sujet une vieille chanson flamande, « sera la réponse à la Fantaisie, le triomphe de l'énergie lumineuse sur la tentation du désespoir. »35 Quant à la troisième, celle en ut mineur BWV 562, en laquelle le même G. Cantagrel voit une « méditation douloureuse et obstinée », on pourrait également la rapprocher des meilleurs diptyques de Bach, n'était l'absence d'une fugue pleinement développée (nous ne disposons en effet que du début de celle-ci).

Johann Sebastian Bach, Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542, Bernard Foccroulle, Martinikerk, Groningen.

Autre type de diptyque particulièrement emblématique, celui des Toccatas et fugues, dont le musicien nous a laissé trois grandes illustrations. On pense évidemment en premier à la fameuse BWV 565 en mineur qui, pour être archiconnue, ne saurait être rangée parmi les chefs-d'œuvre de Bach. Si elle est bien de lui, car des doutes sont parfois émis à ce sujet, c'est une œuvre de jeunesse, toute empreinte de l'admiration du virtuose pour les grands maîtres du Nord, dont l'éloquence et les fulgurances dissimulent mal quelques faiblesses en matière de construction et de développement. Il en va tout autrement des deux autres, la BWV 538 en mineur dite « Dorienne » et la BWV 540 en fa majeur qui, elles, sont l'œuvre d'un musicien parvenu à la plus haute maturité. On a là deux diptyques aussi puissants que colossaux, d'une grande densité d'écriture et d'une élaboration architecturale si poussée qu'ils ne livrent pas toutes leurs richesses dès la première écoute. On les opposera d'autant plus naturellement à une autre toccata, celle-ci sous forme de triptyque, où l'on retrouve le caractère improvisé et fantasque souvent de mise dans le genre : l'étonnante Toccata, adagio et fugue en ut majeur BWV 564. Cette œuvre, qui date des années passées à Weimar, porte les traces évidentes du travail que Bach avait mené sur la musique italienne : « elle combine le style de la toccata allemande avec celui du concerto italien. Le mouvement du milieu, qui suit les passages de bravura de la toccata, contient une des cantilènes digne d'être comptée au nombre des plus suaves et des plus poignantes. Dans ce morceau, de toute évidence, le maître avait choisi intentionnellement un long solo de violon du genre qu'on trouve dans le second mouvement d'un concerto. »36

Johann Sebastian Bach, Fugue en mineur BWV 538, Michel Chapuis, St. Michaelskerk, Zwolle.
Johann Sebastian Bach, Toccata en fa majeur BWV 540, Ton Koopman, Grote Kerk, Maassluis.
Johann Sebastian Bach, Adagio en la mineur BWV 564, Marie-Claire Alain, Saint-François Xavier, Lucerne, Suisse.

Et, pour clore ce survol des pièces associées à une fugue, voici le « monument » par excellence : la Passacaille et fugue en ut mineur BWV 582, une œuvre qu'on croit pouvoir dater des toutes dernières années de Weimar. « Cette composition colossale et sublime n'a pas son équivalent dans la musique d'orgue de Bach, ni d'ailleurs dans toute la littérature de l'instrument avant elle. On ne pourrait guère la comparer, chez le musicien, qu'à l'unique Chaconne pour violon seul ou aux Variations Goldberg. »37 Tout au long des vingt variations de cette partition, comme dans la fugue finale qui n'est pas loin d'en constituer une vingt-et-unième, le compositeur, comme souvent, « tire sa plus haute inspiration des restrictions et des limitations les plus sévères qu'il s'impose. Ce qui chez un esprit plus petit eût pu devenir un tour de force stérile et mathématique, est transformé par lui en une création immortelle ; la maîtrise de la technique est peu de chose comparée à la puissance et à la magnificence de l'inspiration de Bach. »38

Johann Sebastian Bach, Passacaille et fugue en ut mineur BWV 582, Ton Koopman, Grote Kerk, Maassluis.

Autres pièces conçues pour le culte

A côté de tous ces diptyques ou triptyques incluant une fugue, on recense un certain nombre de pièces isolées que Bach a surtout écrites dans ses jeunes années et qui, souvent, portent la trace de la fréquentation des maîtres français et italiens à laquelle le musicien s'était livré avec une belle assiduité.

Dans ces quelque vingt à trente pièces (on hésite sur le chiffre, car, outre les questions d'authenticité, on s'interroge sur la véritable destination — orgue ou clavecin — de certaines de ces pièces), il faut notamment s'arrêter à ce que Bach nous a laissé sous l'appellation de Fantaisies. Non pas tellement pour la Fantasia con imitazione en si mineur BWV 563, dont l'authenticité est parfois mise en doute ; encore moins pour la Fantaisie en sol majeur BWV 571 , dont l'attribution à Bach a été finalement rejetée ; mais pour la fantaisie en sol majeur BWV 572, plus connue peut-être sous le nom de Pièce d'orgue. Datant probablement des dernières années à Weimar, c'est une œuvre aussi originale que superbe avec ses trois volets enchaînés (Très vitement, Gravement, Lentement, en français dans le texte…). Dans le vaste et puissant mouvement central, riche de sa polyphonie à cinq voix, on a pu voir un hommage du musicien aux grands pleins-jeux à la française, et par ailleurs, compte tenu du caractère donné à chacun des trois mouvements, la tentation est venue à certains, tel Gilles Cantagrel, de voir dans cette œuvre une illustration des trois âges de la vie humaine. Quoi qu'il en soit, on a là des pages d'une admirable invention, à mettre en bonne place dans l'œuvre pour orgue de Bach.

Johann Sebastian Bach, Pièce d'orgue BWV 572, Ton Koopman, Grote Kerk, Maassluis.

Parmi les autres pièces méritant d'être distinguées, citons quelques fugues isolées : d'abord les deux doubles fugues d'inspiration italienne que sont la Fugue en ut mineur BWV 574 (sur un thème de Legrenzi) et celle en si mineur BWV 579 (sur un thème de Corelli), mais aussi la très populaire petite fugue en sol mineur BWV 578, voire celle en sol majeur BWV 577.

Johann Sebastian Bach, Fugue en sol mineur BWV 578n Kay Johannsen.

Citons également trois pages un peu à part dans l'œuvre de Bach : la Canzone en mineur BWV 588, qui doit beaucoup à Frescobaldi ; l'Allabreve en majeur BWV 589, qui emprunte à Corelli ; enfin la populaire Pastorale en fa majeur BWV 590, dont les quatre mouvements déroulent une sorte de doux chant de Noël.

Enfin, sans viser l'exhaustivité, nous suivrons volontiers Gilles Cantagrel signalant l'intérêt de quelques pièces en trio isolées, notamment le trio en mineur BWV 583, dont l'écriture est très proche de celle des sonates en trio, le trio en sol mineur BWV 584, dans lequel Bach a transcrit un air issu d'une de ses cantates, et le trio en sol majeur BWV 1027a, transcription du quatrième mouvement de la première sonate pour viole de gambe et clavecin BWV 1027. 

Notes

32. Cantagrel Gilles (dir.) Guide de la Musique d'orgue. « Les indispensables de la musique », Fayard, Paris 2003, p. 54.

33. —, Ibid. p. 74.

34.Szersnovicz Patrick, dans le « Le Monde de la musique » (216) décembre 1997.

35. Cantagrel Gilles (dir.), op. cit., p. 62.

36. Geiringer Karl, Bach et sa famille : sept générations de génies créateurs (traduction par Marguerite Buchet et Jacques Boitel). Buchet Chastel, Paris 1955, p. 280.

37. Cantagrel Gilles (dir.), op. cit., p. 63. 

38.  Geiringer Karl, op. cit , p. 281.


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