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2007, Costin Cazaban ——

Christine Esclapez : la musique comme parole des corps

ESCLAPEZ CHRISTINE, La musique comme parole des corps (préface de Daniel Charles). «Sémiotique et philosophie de la musique », L'Harmattan, Paris 2007 [260 p. ; ISBN 978-2-296-04037-3 ; 22 €]

Sous-intitulé « essai», le livre de Christine Esclapez adresse une révérence élégante à un genre qui n'est que rarement pratiqué dans la musicologie, trop souvent anxieuse de prouver son professionnalisme et sa familiarité avec l'écriture musicale. Se considérant, à juste titre, au-dessus de tout soupçon, de ce point de vue, notre auteur choisit d'organiser son discours autour de la figure tutélaire de Boris de Schloezer, écrivain, traducteur, philosophe et musicien « amateur », qui aura marqué son temps et son héritage culturel justement par sa contribution … musicologique.

Publié dans la collection « Sémiotique et philosophie de la musique », dirigée par Joseph-François Kremer, La musique comme parole des corps s'éloigne consciemment et obstinément aussi bien de la musicologie « systématique » que de l'historiographie traditionnelle : le sujet se précise progressivement, au fil de la lecture et du développement des fiches, le discours a d'abord la parole pour parler de lui-même, de cette « troisième voie » de la musicologie, rêvée dès le premier chapitre et a posteriori illustré par un trio bien poly-phonique formé par Schloezer, André Souris et André Boucourechliev.

Ces trois protagonistes, on n'a pas l'habitude de les penser ensemble malgré des points communs que Christine Esclapez met bien en évidence – l'extranéité, l'exile, l'hommage rendu à la parole, celle de l'homme à l'homme et celle de la musique à l'oreille de l'homme, l'intérêt pour la musique comme expression et maîtrise du temps, ce que Daniel Charles, dans une préface inspirée résume, avec les mots d'Emanuele Severino : « l'homme  se définit comme un habitant du temps ». L'appartenance commune à « l'esthétique d'une certaine Europe profondément marquée par les premières avant-gardes artistiques », le courage de « parler de l'œuvre [et] d'abord, parler à l'œuvre », comme disait Boucourechliev, effacent jusqu'à un certain point des dissemblances par ailleurs essentielles quant à l'approche de la musique et la présence, différente pour chacun des auteurs réunis dans cet essai, dans la mémoire collective de notre temps.

Après avoir exprimé des réserves argumentées concernant les formes les plus pratiquées de la musicologie actuelle (première section du livre), Esclapez formule le vœux d'une « esthétique de la rencontre », phénoménologie bien tempérée, dirions nous, puisqu'elle se garde bien de choisir un maître à penser et peut convier à l'étude des œuvres aussi bien la Gestalt-théorie, le surréalisme des débuts d'André Souris, la descendance des formalistes russes (mais le souvenir de Goethe et de l'organicisme allemand n'est pas oublié non plus), chez Schloezer, une certaine sensibilité structuraliste chez Boucourechliev dépassée dans une post-modernité comprise selon les postulats de Lyotard ou de Daniel Charles.

Cette confraternité intellectuelle peut paraître quelque peu improvisée ; elle est, au contraire, comme le montre la deuxième partie du livre, réfléchie et prudente car Christine Esclapez refuse les étiquettes, celles - surtout - qui ont beaucoup servi, et traite les nombreuses figures auxquelles elle fait référence dans leur mobilité et leur complexité foncière.

L'inconstance étudiée est ici la méthode idéale si l'on pense au rôle que l'auteur accorde à l'imaginaire dans cette musicologie nouvelle où la « parole » qui vole est peut-être en même temps la graine qui s'obstine.

Le parcours presque ad libitum, « archipélisant », pour adapter ici une métaphore chère à André Boucourechliev, met la forme en adéquation avec le contenu du livre. L'organisation méticuleuse, voire répétitive, assure une transparence rassurante à ce recueil des souvenirs des autres, souvenirs qui se succèdent avec un naturel soigné.

Il n'en est pas moins vrai, toutefois, que les troisième et quatrième sections représentent un travail historiographique approfondi, restituant le paysage culturel européen, dans sa diversité artistique et esthétique avec plasticité et précision. Finalement, le livre est animé surtout par la figure de Boris de Schloezer, qui « peste, incapable d'indifférence », avec sa tumultueuse amitié pour André Souris et les « offices » qu'il célèbre à Royaumont ou à Cerisy. Il est certes sensible au formalisme, comme, en son temps, Gisèle Brelet, par exemple. Mais, tandis que cette dernière s'accroche à un néo-classicisme flétri, Schloezer - qui gardera vif  le souvenir du symbolisme de Scriabine, dont il était l'ami et le beau-frère - interprétera la lettre de son Introduction à Jean-Sébastien Bach (1947) dans l'esprit d'un structuralisme créateur, annonciateur de celui du dernier Barthes.

Les figures de Souris et d'André Boucourechliev sont étudiées à travers celle de leur aîné, dans leur « unité et diversité » (cinquième section).

Des références nombreuses, utilisées souvent de manière inattendue, dans un jeu de renvois peu évidents à première vue, se retrouvent à la fin du volume dans une bibliographie éclairante.

Costin Cazaban


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Mercredi 6 Mars, 2024