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Stefan Lefèvre, 4 novembre 2013.

Ernest Bloch, Baal Shem, suite pour violon et piano. Trois images de la vie hassidique

Ernest Bloch, Baal Shem, suite pour violon et piano.Trois images de la vie hassidique. 1. Vidui ; 2. Nigun ; 3. Simhat Torah.

Je n'ai fait qu'écouter une voix intérieure, profonde, secrète, insistante, ardente, un instinct qui me guidait bien plus que la raison, une voix qui semblait venir au-delà de moi-même, au-delà de ma famille... une voix semblant surgir de l'ancien Testament […]Ce n'est ni mon objectif ni mon désir de travailler à une "restauration" de la musique juive, ni de fonder mes œuvres sur des mélodies authentiques. Je ne suis pas un archéologue. Je tiens avant tout à écrire de la musique qui soit bonne et sincère. C'est l'âme juive qui m'intéresse et je m'efforce de l'entendre en moi et de la retranscrire dans ma musique... (Ernest Bloch (1923).

Alors que le langage est né à l'origine d'un besoin de communiquer d'homme à homme, les formes sonores rythmiques et mélodiques semblent avoir été développées dans le but de créer des états émotifs permettant de communiquer avec le monde invisible.

Partout dans le monde la tradition de la musique religieuse comme moyen de contact avec les esprits et d'abandon à l'aspiration divine survit et se continue depuis la plus ancienne préhistoire jusqu'à nos jours, parfois oubliée, parfois méprisée, parfois rejetée, mais toujours prête à reparaître avec son message dionysiaque et sacré lorsque les hommes, las d'un intellectualisme et d'un progrès matériel qui les détruisent spirituellement, veulent reprendre contact avec les forces invisibles qui les entourent et sortir de cet isolement du surnaturel qui résulte de leur ambition et de leur orgueil, afin de remonter vers les sources mystérieuses de la vie, de l'amour et de la mort (Alain Daniélou (musicologue)

Beaucoup de chemins mènent à Dieu, j'ai choisi celui de la musique et de la danse. Rûmî (poète mystique)

Avec la Suite Baal Shem (terme utilisé pour les saints, capables d'accomplir des miracles), on ne peut certes pas s'empêcher de penser à l'Orient, à ses parfums, au caractère envoûtant et incantatoire de ses mélodies en clair-obscur, qui travaillent à déjouer la logique linéaire, faisant fléchir la course / courbe de l'espace-temps, pour la métamorphoser. La musique étant l'art le plus proche du langage, elle permet des formes d'expression d'une subtilité unique, qui nous renvoie à la théorie du verbe divin.

Ce triptyque de 1923 puise son inspiration chez le fondateur du courant religieux hassidique1 le rabbin Israël ben Eliezer plus connu sous le nom « Baal Shem Tov » (1698-1760), littéralement « Le Maître du Bon Nom » souvent appelé par l'abrégé « Besht » — courant qui cherche à se rapprocher de Dieu par la danse, le chant, l'extase... On retrouve des similitudes en Grèce antique, dans les Indes orientales, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique, bref dans le monde entier, et cela depuis la nuit des temps.

En pratique, le chant des hymnes avait pour but d'encourager l'ascension mystique de l'âme jusqu'à son foyer divin, c'est-à-dire la rédemption. En outre, cette force déterminante pouvait être utilisée pour restaurer l'harmonie primordiale détruite avec la chute d'Adam, c'est-à-dire le salut. Cette idéologie, qui implique que l'intelligence a besoin du soutien des sens pour comprendre la vérité, a remporté la faveur des masses, qui avaient besoin de la musique pour donner un sens aux aspects frustrants et rationnellement impénétrables de l'expérience (Amnon Shiloah).

La Suite Baal Shem est dédiée au violoniste suisse André de Ribaupierre (1893-1955)2, (élève tout comme Ernest Bloch d'Eugène Ysaÿe, célèbre violoniste belge), qui en fut le premier interprète lors d'un concert qu'il donna à Cleveland en 1924.

I. Vidui (contrition)

Hélas! Hélas! Le monde est tout entier plein de mystères grandioses et de lumières formidables, que l'homme se cache à soi-même avec sa petite main (Baal Shem Tov).

Dans Vidui, la musique exprime un regret, une plainte saturnienne s'élève du violon, hanté par les fantômes du passé. Les accords du piano font échos à cette « voix » pesante et chargée d'émotions qui parle de ses doutes, de ses peurs, et de ses espérances, dans ce labyrinthe chaotique qu'est parfois la vie. Il y a de l'amertume dans ce langage introspectif qui déclame sa peine et semble se confesser... N'est-ce pas là une façon de sonder ses propres « ténèbres », afin de passer en revue ce qui s'y trouve et de lever le voile des apparences, en partant à la découverte de son univers intérieur ? Ce mouvement pourrait évoquer la « Nigredo » : l'œuvre au noir alchimique, qui est la décomposition de la matière, en distinguant et séparant le subtil de l'épais ; il faut parfois oser regarder en face ses zones d'ombres, ses contradictions pour se débarrasser de scories, et se corriger en se rendant plus pur, plus léger.

Ce n'est pas en contemplant la lumière que l'on devient lumineux, c'est en portant un regard sur sa propre obscurité ; ce qui est beaucoup plus impopulaire parce que beaucoup plus difficile (Carl Gustav Jung).

Bloch a recours à la fin du morceau au mode traditionnel musical « Freigish  ou  « Ahava Rabbah », utilisé dans des prières juives, et qui est typique de la musique Klezmer. Et vu que c'est sans doute « de l'hébreu » pour vous, une petite explication s'impose. « Freigish » est l'équivalent du mode mineur avec quarte augmentée, qui ménage entre les IIIe et IVe degrés une seconde augmentée qui « sonne oriental ». On retrouve ce mode dans la musique juive, grecque, turque, perse, arabe, et dans le flamenco.

mode Ahava rabbah

La musique hindoue se greffe sur la musique chinoise qui pénètre ensuite la musique japonaise ; la musique des Égyptiens se greffe à l'origine sur celle des Assyriens et des Hébreux, comme plus tard celle des Perses sur les Arabes, et, dans les temps modernes, celle des Néerlandais sur les Italiens, celle des Italiens sur l'art français et allemand, celle des Allemands sur la musique de tous les peuples civilisés (Jules Combrieu).

II. Nigun (improvisation)

La dévotion et l'exaltation hassidiques s'expriment dans des chants, les nigunîm (sortes d'airs vocaux), et des danses. Le nigun confère beauté et dignité au hassid lorsqu'il prie ou se joint aux autres hassidim dans des réunions publiques. Le nigun et la danse aident le hassid à atteindre la devequt et à montrer sa conception d'une vénération de Dieu dans la joie ; ils l'aident aussi à affirmer sa croyance en une relation étroite entre la musique, l'extase mystique, facteur d'élévation spirituelle, et la « restauration » du monde ( Amnon Shiloah).

Nigun3 sera la clé de voûte de cet édifice musical. Le violoniste laisse libre cours à son inspiration, pour atteindre une dimension extatique quasi mystique dans des envolées, ornements et glissandi (à l'image des musiques improvisées et des traditions orales tendance tzigane, des « râgas » indiens ou des « mâqamâts » arabes) imposant son caractère déclamatoire et enfiévré. Soutenant sans faille son complice par des arabesques et des bourdons répétés, le piano propage un « champ magnétique » par sa palette sonore, ouvrant des structures verticales propices à l'exploration modal. À travers ce chant mélodique, un autre niveau de conscience est atteint, touchant des couches plus profondes de notre être, au-delà de la compréhension mental. Ce climat rhapsodique nous parle d'un monde « intérieur », de notre imaginaire et de son pouvoir créateur, de notre capacité à appréhender le divin. Ce mouvement pourrait évoquer « l'Albedo » : l'œuvre au blanc en alchimie qui est la purification et la rectification de la matière, la personne « lave ses impuretés » et « immobilise » son agitation (mental). Elle s'accepte, réconciliant ses contraires, afin d'atteindre un équilibre, une prise de conscience avec sa nature profonde.

La vocation de l'Albedo est de tout mettre sens dessus-dessous, non plus avec violence, mais avec subtilité ; non pas de créer un chaos originel, ce dont s'est chargée l'étape antérieure, mais de l'harmoniser sous l'incessant contrôle de la rectification (Jean Biès).

Des potentialités vont pouvoir s'exprimer, donnant un nouveau sens à l'existence. Cette pièce est la plus célèbre du Baal Shem, et fait partie du répertoire classique. Elle est souvent jouée indépendamment des autres.

III. Simhat Torah (réjouissance)

Le monde est nouveau pour nous chaque matin, c'est le cadeau de Dieu. Et chaque homme devrait croire qu'il renaît chaque jour ( Baal Shem Tov).

Avec Simhat Torah (littéralement joie de la Torah),  « le Phénix renaît de ses cendres », la tonalité solaire de mi majeur apporte une illumination intérieure qui efface la tension des précédents mouvements. Un souffle majestueux apparait, et laisse éclater une folle allégresse... Ce final se veut triomphant et enchante le coeur, il montre qu'être à l'écoute de son intériorité permet l'expression de notre nature profonde, quoi de plus bénéfique pour l'être humain que s'épanouir dans ce qu'il aime, de faire germer en soi la graine créatrice, porteuse de sens et de vie. Ce dernier mouvement pourrait renvoyer à la « Rubedo » : l'œuvre au rouge alchimique, l'individu rayonne, recréant avec lui-même et l'univers une unité, libérant le côté divin qui sommeille en chacun de nous. Il est par delà le bien et le mal, en total communion avec son environnement, libéré de ses limites, de ses dualités et de ses illusions.

La musique, à la différence du langage, n'est pas entravée par la communication du sens préexistant qui déjà leste les mots ; aussi peut-elle toucher directement le corps et le bouleverser, provoquer la danse et le chant, arracher magiquement l'homme à lui-même. Les plis et replis du souci s'effacent d'un seul coup dès que chantent les premières mesures de la sonate ou de la symphonie [ou du quatuor]. Les fronts ridés redeviennent lisses et unis comme le front d'un petit enfant. La musique fait oublier le temps vide, et rend de même insensible le temps de la morosité introspective : c'est le remède miracle pour les hommes malades d'ennui. Une sorte d'exaltation soulève parfois l'auditeur et semble le transfigurer, l'arracher momentanément à la pesanteur ; il est devenu tout élan et toute lévitation. Auditeur et créateur, ils participent, chacun à sa manière, de cet élan commun. Une sublime évidence éclate soudain quand le temps maudit, tâtonnant, laborieux, le temps de l'impatience et de l'expectative, est touché par la grâce de la temporalité enchantée (Vladimir Jankélévitch).

plume Stefan Lefèvre
4 novembre 2013

Biographie d'Ernest Bloch

1. Le mouvement de masse du hassidisme, qui a vu le jour vers le milieu du XVIIIe siècle en Europe orientale, reste enraciné dans la Kabbale lurianique. Sa particularité repose sur le fait d'avoir transformé le concept de devequt (adhésion, être-avec-Dieu) en un objet d'aspiration et même en un devoir constant pour tous les juifs et en toutes circonstances de la vie. Ce mouvement a été simulé par un besoin affectif des masses juives laissé insatisfait par la sécheresse intellectuelle des talmudistes et par l'oppression économique et sociale des classes dirigeantes (à la fois juives et non juives). Amnon Shiloah.

2. Selon la légende, André de Ribaupierre aurait escaladé le Cervin (montagne suisse connue pour son aspect pyramidale) et joué la Chaconne de Bach à son sommet.

3. Mélodie le plus souvent sans paroles, prononcée en onomatopée comme bim-bam-bam par exemple, dont la répétition peut entraîner la transe, destiné à transcender les limites du langage, il serait la « plume de l'âme ».


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