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Beatriz C. Montes, 2009.

Champagne d'origine belge ?

Beatriz C. Montes est professeure au Département de musique de l'Université Autonome de Madrid. Ce texte est sa propre traduction en français, de l'original, publié en espagnol : Interpretación musical ¿Champaña de origen belga? Dans «  Opus Musica : Revista de música clásica » (32) février 2009.

L'histoire de la musique est généralement étudiée autour des noms des compositeurs et des interprètes, en oubliant presque qu'il s'agit de personnes physiques. Nous les avons célébrés comme les repères qui tissent les lignes de l'évolution musicale ou comme les points qui forment les constellations que sont les styles, les écoles, les genres et les langages. Nous imaginons difficilement une histoire de la musique germanique sans les trois « B » (Bach-Beethoven-Brahms), ou celle de la musique de la Renaissance espagnole sans Victoria, Morales et Guerrero, ou un panorama de la musique française du XXe siècle sans Debussy et Ravel. Nous passons aisément des grands génies aux auteurs moins connus, tout autant nécessaires pour remplir les vides entre les grands jalons de l'histoire de la musique. Auteurs oubliés, mais d'un certain intérêt, compositeurs jugés médiocres voire insignifiants…, ils nous permettent cependant de mieux comprendre l'évolution des genres et des formes ou d'associer, jour après jour, la musique et la société.

L'histoire de l'interprétation a fonctionné de la même manière: la notion d'école s'explique en faisant référence à de nombreux concepts et en même temps à des noms précis et célèbres (lesquels synthétisent ces concepts.) L'historien peut fonder son discours grâce aux noms des interprètes tout comme il peut les éviter et préférer d'autres points d'étude, mais l'entité du sujet reste intacte. Charles Timbrell, dans son essai French pianism. A historical perspective1, présente l'histoire de l'école française de piano avec un chapitre qui porte le titre « Some Major French Pianists and Teachers Active Before 1925 ». Tel un arbre généalogique, nous y retrouvons des noms et des filiations pianistiques depuis les pères du piano français au XIXe siècle, comme Louis Adam, jusqu'aux grandes figures du XXe siècle comme Marguerite Long. Ce livre retrace l'histoire du piano français depuis ses origines jusqu'à Hélène Grimaud.

Harold C. Schonberg, dans The great pianists from Mozart to the present2, part de W.A. Mozart et Muzio Clementi, qu'il considère comme les deux premiers pianistes de l'histoire de la musique, et poursuit son analyse jusqu'aux années 1970. Autour des pianistes exceptionnels, il note des écoles, des techniques, des styles... D'autres essais, comme Men, women and pianos. A social history3, d'Arthur Loesser, ne se centrent pas autant sur les musiciens, même s'ils les mentionnent, mais sur des aspects sociologiques. Quels que soient les options et les choix de l'historien, l'entité du nom de la personne subsiste. Pour cette raison nous n'imaginons pas dans l'histoire de la composition musicale, deux Johann Sebastian Bach, deux Tomás Luis de Victoria, deux Maurice Ravel. Et personne n'a jamais entendu parler, dans l'univers de l'interprétation pianistique, de deux Arthur Rubinstein, deux Glenn Gould ou deux Martha Argerich. Au-delà de la personne, le nom du compositeur ou de l'interprète représente un patrimoine artistique plus ou moins important.

Si on analyse cette question en Espagne, on observe par exemple que certains enfants de musiciens choisissent des solutions qui vont jusqu'à éviter l'utilisation de leur nom légal. Ainsi, la fille de Montserrat Caballé n'a pas voulu se faire connaître par son deuxième nom de famille. Nous avons entendu « Montserrat Martí » et « Montsita », mais surtout pas Montserrat Marti-Caballé (son nom légal), ni rien qui fasse un usage public du patrimoine de sa mère. Si nous cherchons sur les pages d'Internet qui font référence à sa carrière lyrique, nous ne tomberons pas sur celles de sa mère. Un autre cas se produit avec le fils du chef d'orchestre Jesús López Cobos, qui s'est consacré depuis quelques années à la même carrière que son père. Il n'a jamais voulu utiliser son véritable nom, Jesús López, et a choisi celui de « Lorenzo Ramos ». Même si le public et les critiques savent qui est son père, il n'y a pas de confusion possible. Montserrat Martí et Lorenzo Ramos ont pu profiter de l'expérience musicale et des contacts de leurs parents (ce qui est logique!), mais n'ont pas établi leur carrière respective sur ce que représente les noms « Montserrat Caballé » dans l'univers du chant lyrique ou « Jesús López » dans celui des chefs d'orchestre. Le patrimoine individuel artistique reste ainsi préservé pour le père comme pour le fils.

Personne n'oserait se lancer dans le circuit pianistique hispanique en s'appelant Alicia de Larrocha-Pérez. Probablement les critiques fustigeraient celle qui, même si elle était en train d'utiliser son nom de famille, pourrait produire une seule confusion avec la grande interprète d'Albéniz. Si en pianotant sur les moteurs de recherche d'Internet les noms « Alicia de Larrocha » ou « Joaquín Achúcarro », (ou en cherchant leurs biographies, enregistrements, concerts ...), nous trouvions que d'autres pianistes utilisent ces noms et nous constations que l'amateur puisse se tromper et payer un billet pour entendre Joaquín Achúcarro et se retrouver face à un Joaquín Achúcarro-López inconnu..., la presse musicale ou la presse d'opinion réagirait immédiatement. Et ceci explique sans doute la prudence des enfants des grandes figures de la musique classique qui, même en s'appelant comme leurs mères ou pères, n'utilisent par leurs véritables noms pour leurs carrières.

Alors, que se passe-t-il en France ?

De la génération des années 1950, sont sortis quelques pianistes et pédagogues remarquables. Parmi eux, Jean-Philippe Collard est considéré par la presse internationale comme “un ambassadeur de la France dans le monde”. En plus des nombreux prix musicaux obtenus dans sa jeunesse, le gouvernement français lui a accordé en 2003 la Légion d'Honneur. Jean Philippe Collard, comme certains de ses collègues de la même génération, a enregistré et diffusé la musique française et, même s'il est un superbe interprète de Chopin, Rachmaninoff ou Scriabine, il est davantage connu pour ses interprétations et enregistrements de Fauré, Ravel, Saint-Saëns,... etc. Il a réalisé une carrière que l'on peut aimer plus ou moins, qui peut attirer plus ou moins d'adeptes, mais qui a été objectivement bonne: les salles où il joue se remplissent toujours et il est sollicité dans le monde entier pour jouer de la musique française. Il fait partie, avec d'autres interprètes et pédagogues français, de l'« Ecole française de piano des XXe et XXIe siècles », et devient à ce titre objet d'étude. Alors, on serait en droit de penser qu'après toute une vie consacrée à figurer dans le circuit pianistique international, quelqu'un comme Jean Philippe Collard pourrait être rassuré... Peut-être en Espagne, mais pas en France !

Depuis quelques années, un jeune pianiste est rentré dans le circuit francophone, avec le nom Jean-Philippe Collard-Neven. Probablement est-ce son nom légal et peut-être cherche t-il à rendre hommage à ses parents. Mais chaque jour les confusions entre les deux se multiplient. Les pages d'Internet qui vendent plus de cinquante enregistrements du pianiste français Jean Philippe Collard, sont en train d'annoncer par erreur les deux ou trois du belge. Les pages qui distribuent les billets du pianiste français, quand il joue Salle Pleyel à Paris ou à Valldemossa, sont en train d'afficher celles du pianiste belge4. Nous ne rencontrons pas le cas contraire car si nous introduisons sur Internet « Jean-Philippe Neven » ou «Collard-Neven » les pages de références de Jean Philippe Collard ne sortent pas. Cette confusion semble ne bénéficier qu'au belge. Et actuellement il n'y a que deux endroits sur Internet où nous sommes sûrs de retrouver Jean-Philippe Collard : sur le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France et le moteur de recherche spécialisée dans la recherche scientifique scholar.google.com. Que Neven n'ait pas sa place dans ces deux sites, prouve sûrement que Collard est objet d'étude, mais pas le belge.

Nous sommes surpris en imaginant ce qui pourrait arriver en Espagne si un jeune osait rentrer dans le circuit avec le nom d'un pianiste ou violoniste reconnu, et encore vivant, académicien des Beaux-Arts ou médaillé de l'Ordre Royale d'Isabelle la Catholique. Dans le monde francophone « Jean-Philippe Collard” »est comparable à « Joaquín Achúcarro » chez nous : tout le monde, même les gens qui ne s'intéressent pas à la musique classique, savent que Collard est un pianiste français. Alors, c'est un peu surprenant que Neven n'ait pas, à tout le moins, inversé ses deux noms de famille pour se faire connaître comme Jean-Philippe Neven-Collard, ou qu'il ait supprimé le nom Collard, ou encore trouvé une autre solution qui n'envahisse pas le patrimoine artistique du pianiste français Jean Philippe Collard.

Mais nous sommes encore plus étonnés de l'apathie du monde musical français. Personne ne s'inquiète d'une confusion qui peut tromper l'amateur de musique classique cherchant un disque du pianiste français et se retrouvant par erreur avec celui d'un belge moins connu. Cette confusion, qui finira par tromper aussi les musiciens, produira prochainement des erreurs dans les données biographiques (comme on le voit déjà avec les photos des deux pianistes) et, pourquoi pas, laisser croire que la Légion d'Honneur est attribuée à un pianiste qui n'a rien apporté au patrimoine musical français. Personne n'est affolé du précédent que l'on est en train d'établir, car si l'existence de deux Jean Philippe Collard pianistes ne nous trouble pas, comment pourrions-nous empêcher dans quelques années, par exemple, l'apparition d'une deuxième pianiste appelée Hélène Grimaud ! car personne n'est à l'abri d'une autre coïncidence…

Aujourd'hui, nous ne reconnaissons pas l'esprit français. Il y a quelques années le génial Yves Saint-Laurent a lancé le parfum Champagne et les producteurs de la région éponyme ont alors crié haut et fort leur désaccord, car le parfum de Saint-Laurent faisait un usage inadéquat de leur patrimoine5. Le vin mousseux de Catalogne, appelé champagne autrefois, est désormais connu comme cava, car « champagne » est une dénomination d'origine contrôlée. Bien sûr, un pianiste n'est pas une marque, mais quarante ans de carrière dans le monde de l'interprétation pianistique ne sont-ils pas une sorte de patrimoine intellectuel et artistique ? Jean-Philippe Collard ne possède-t-il pas une « dénomination française d'origine contrôlée » ? Et ses interprétations ne concernent-elles plus le patrimoine français ? La Légion d'Honneur ne signifie-elle plus rien ?

La plupart des observateurs espagnols pensent que, peut-être sans le vouloir, Neven est en train d'installer sa carrière sur le patrimoine artistique de quelqu'un d'autre, sur plusieurs décennies de carrière qui ne sont pas le fruit de son talent et de son travail, ni ceux de sa famille (même si leur nom est Collard), ni de ses maîtres, ni le fruit de l'école belge de piano ou même de la Belgique. Nous sommes en droit d'attendre que le pianiste belge suive le modèle pudique de Montserrat Martí-Caballé ou de Lorenzo Ramos-López Cobos et qu'il modifie ainsi son nom artistique ou qu'il échange l'ordre de ses noms de famille afin d'éviter des confusions avec celui de “Jean-Philippe Collard”. Et nous ne souhaitons pas que la France accepte « à la bonne franquette » et sans préoccupation aucune, une situation qui lèse, même si ce n'est pas de façon juridique, le patrimoine pianistique français. Si l'opinion française ou la presse spécialisée n'aident pas à freiner ce malentendu, il s'établira un précédent dangereux qui dans l'avenir sera difficile, voire impossible, d'arrêter.

En restant indifférente ou négligente, la France peut transformer la notion d'école de piano, et notamment la sienne. Les Français seraient-ils en train d'inventer une nouvelle manière d'écrire l'histoire dans laquelle le sujet perd complètement son identité historique?...

et qu'ainsi dans deux cents ans, en décrivant l'école française de piano du XXIe siècle, on ne pourrait plus faire les associations que nous avons connues et réalisées au XIXe et XXe siècles ? Si ces associations Collard-Fauré ou Collard-Saint-Saëns disparaissent, elles ne seront pas les seules ; Grimaud-Brahms, Aimard-Ligeti, Heisser-Falla … ; puis Nat-Schumann ou Cortot-Chopin suivront immanquablement.

Espérons que les Pyrénées nous protègent de cette méprise. Ici, les apports des interprètes sont considérés, et chacun cultive ses préférences. Mais il n'y a pas deux Montserrat Caballé, ni deux Jesús López Cobos, et il n'y aura pas deux Alicia de Larrocha ou deux Joaquín Achúcarro. Nous constatons qu'en Espagne, l'interprétation musicale et notamment pianistique possède la dénomination d'origine contrôlée et nous souhaitons qu'il en soit ainsi pour toujours.

Beatriz Montes Ph. D.
Dpto. de Música
Universidad Autónoma de Madrid

Notes

1. Trimbell Charles, French Pianism. A Historical Perspective. Kahn & Averill,  Londres 1999, p. 54-55.

2. Schonberg Harold C. (1915-5004), The Great Pianists from Mozart to the Present. Simon & Schuster, London 1987 (London 1964).

3. Arthur Loesser, Men, Women and Pianos. A Social History. Dover Publications, New York 1990.

4. Les sites internationaux de vente des albums de musique classique et les ventes de billets pour les spectacles ont été consultés à un rythme hébdomadaire, à partir de juillet 2008, et le pourcentage de confusion est au-dessu de 85 %. Nous apprécions l'aide de Raul et Diego Sofia Chamorro, les étudiants en Licence de sciences et histoire de la musique, de l'Université Autonome de Madrid, dans ces recherches.

(5) Voir ce site [consulté le  22 / 12 / 08]


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