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mai 2009, par Dominique Dubreuil

Bruit et musique

Le Vot Gérard (dir.) & Streletski Gérard (édit.), Bruit et musique (actes du colloque du 23 janvier 2008). Publications du département musique et musicologie, Université Lyon 2, Lumière, Lyon 2009 [X–326 p., ill ; ISBN 978-2-9527137-1-9 ; 25 €].

« Musique, le plus coûteux de tous les bruits », « la musique, un bruit qui pense ? » : l'aphorisme ironique court les boulevards, mais qu'on ne s'attende pas à le retrouver dans des Actes de Colloques ! La journée d'étude  du 23 janvier 2008  à l'Université Lumière est, dans sa forme publiée de livre, une addition de communications savantes, par des enseignants de Musicologie-Lyon-2, dans ce territoire en effet décisif mais surtout laissé à un certain relativisme d'appréciations, comme si la bienséance musicale commandait qu'on se penchât avec circonspection sur un tel sujet trop... bruyant ou uniformément musical. Voici donc, introduites par un avant-propos de Gérard Le Vot et mises en publication par Gérard Streletski, dix contributions, les unes plus « ponctuelles » et historicisées (parfois sur une matière fort proche du bel aujourd'hui), les autres d'une interrogation à caractère plus général et philosophique....

Histoire « avérée », en tout cas bien balisée ? On sait par exemple le XVIe français (et anglais) fort ami de la « citation directe » et d'un art éventuellement bien ancré dans la réalité. Jean Duchamp, se référant aux oiseaux, picorant les raisins antiques chez Zeuxis, voyant l'imitation de la nature dans les joyeusetés rabelaisiennes, montre le savoir-emprunter-au-réel chez le Maître du genre, Clément Janequin. Cris marchands, et chants de « la gent ailée » dans la ville, bruits militaires, entrent dans « la symphonie », nourrissent le contrepoint, domestiquent le tumulte et la matière brute, grossière, en l'apprivoisant de façon artistique dans des œuvres de grande envergure. »  Du côté de chez Proust – le Narrateur s'éveille avec Albertine et cite à sa Prisonnière Moussorgski ou Debussy « en arrière des cris du marché parisien », ou avec Milan Kundera réfléchissant sur « les voix humaines qui donnent chair sonore à la vie », les voix écrivantes et modernes n'auront pas manqué, qui prolongent en littérature la poésie paradoxale de ces « collages » assemblés sans trop de hasard pour sublimer le bruit.

Mylène Pardoen prend le relais XVIIe–XVIIIe pour les bruits de guerre...(Sans avoir cité en exergue irrespecteux Courteline, Boris Vian, ou simplement la vacherie signifiante de Clémenceau : « La justice militaire est à la justice ce que la  musique militaire est à la musique », ce que le rédacteur fait ici volontiers)... Elle nous montre avec force documents comment en ces deux siècles la musique s'exerce : et avec ses « signaux », toute une théâtralité de la ville ressort, et « l'art de la guerre »s'exprime en « musiques d'ordonnance », « bruits », battus ou sonnés. Reste à se tourner vers les œuvres constituées qui résonnent du fracas des idéologies et de leurs batailles, par exemple dans le temps révolutionnaire français ou européen, sans oublier Beethoven et surtout la sublimation de Haydn dans sa 100e Symphonie (« Militaire »), au message si ambigu...

Anne Penesco descend vers l'orée du XXe, scrutant l'importance et la rupture que constitue l'avancée du futurisme italien en direction des nouveaux territoires du bruit. Marinetti d'un côté (qui, rappelons-le, mit sa modernité au service de la dictature mussolinienne), Russolo de l'autre (s'opposant, lui, au fascisme, et en payant le prix) illustrent radicalement deux aspects de la rupture esthétique, et d'ailleurs déclenchent  l'ire des traditionnalistes qui les appellent joliment « les assassins du clair de lune ». Leurs manifestations – à rapprocher du dadaïsme français pour la provocation –, et leurs partitions sont audacieusement liées au propos «motorique », avec des instruments « nouveaux », voire extravagants, pour donner éminente dignité aux « intonarumori » (bruiteurs). Leur descendance immédiate (Tzara, Apollinaire) traversera le siècle et resurgira dans les hommages de Pierre Henry. Mais un « grand théâtre » y est aussi présent, dans l'apparente  tradition chez Mounet Sully, et dans la rupture absolue chez Antonin Artaud, dont l'utopie poétique des « Cenci » et « l'athlétisme affectif » se tournent vers les intuitions de Varèse, avant de sombrer dans la glossolalie et l'inarticulé d'une épopée du cri.

Céline Chabot-Canet, du côté fort actuel de la chanson française récente, en privilégie une approche scientifique, et aborde par sonagrammes et « courbes de voisement » Barbara qui s'aventure au « Bois de Saint-Amand » (sur la page d'en face, le K. 563 de Mozart et Les Histoires Naturelles de Ravel)... Timbre rauque d'Aznavour ou Ferré gémissant « avec le temps » permettent de s' interroger : la voix parlée ne serait-elle qu'un bruit ? Aidé par Max/MSP et supervp.trans de l'IRCAM, explorant « l'extraction des transitoires », retournant à l'athlétisme vocal d'Artaud, on ausculte amplification, inspiration et souffle, on revient à Roland Barthes, sans oublier  le jeu de Bobby Lapointe crépitant « Ta Katie t'a quitté », les composantes érotiques de la (petite) voix-Birkin, et les clins d'oreille autodérisionnels-familiaux de Vincent Delerm. Ainsi restera-t-on du côté du corps, réinvesti dans la chanson, et donc du bruit.

Gérard Le Vot franchit, lui, l'Atlantique, et pointe là-bas « Cinq paradigmes du bruit nord-américain dans la musique populaire ». Il interroge avec acuité – et amitié – Rock tradition, Funk et Rock-Pop dans leurs rapports avec un message de « révolte et subversion », « rituels de la fête», en particulier dans le monde de la musique « noire » qui intègre la corporéité de la sueur et de la transe. Au fait, dirty (sale) or clean (propre) music : il n'est pas inutile de se rappeler l'origine raciste (initialement puritaine garantie) de ce binôme, et comment il a fallu que s'accomplisse un retournement de l'arme des valeurs pour enfin clamer que « Black is beautiful », notamment via la funk. J. Hendrix, Lou Reed, Bob Dylan, Morrison, Zappa, sont ainsi étudiés, d'un ton vif et synthétique; G. Le Vot reprend les bons vieux concepts d'imitatio et de mutatio pour comprendre le bruit dans les musiques actuelles, en les rapportant aussi au politique (guerre du Vietnam, évidemment), à la fête et aux drogues. Ainsi chemine-t-on – à l'horizon, Jack Kerouac fait signe « Sur la route » – en traversant « le tunnel qui est dans le monde obscur du bruit » (selon la formule d'André Schaeffner), en revisitant l'interrogation fondamentale sur « la musique de l'autre perçue comme du bruit », via John Cage, à la frontière du savant et des espaces « sauvages ». Nous sommes incités à la lucide progression, « un peu vertigineuse  sur la ligne de crête entre gouffre rédempteur et sommet aliénant ». Pour mieux saisir « le propre de l'art, qui est de ne jamais trouver le chemin de Jerusalem et de poursuivre la route » ?

Une démarche interrogative au titre savant – « essai de phénoménologie et de taxinomie » conduit Bertrand Merlier, avec l'aide des outils modernes scrutant des exemples sonores concrets – la frontière toujours indécise entre bruits et musique. Le désormais mythique « porte et soupir » de Pierre Henry, les bruits perturbants de votre voisin pendant une fugue de Bach sont passés au crible (en couleurs !) des visualisations de formes d'ondes, et référés ou mis en situation de dictionnaires, schémas et tableaux. Hommage est rendu à l'intuition de Pierre Schaeffer « popularisant » dans son Traité le concept d' « objet sonore ». Et il est prudemment rappelé que « l'opposition entre bruit et musique est probablement un mal socialement ou culturellement nécessaire ».

Avec une « précaution » – non « inutile » sans doute, en tout cas fort légitime, et  qui témoigne de prudence et de modestie scrupuleuse –, Pierre Saby confronte deux passages-clés de Schubert à l'esthétique française des Lumières, et s'interroge sur une lecture des phénomènes précurseurs, préfigurateurs et héritiers dans les découvertes, quelque part entre pré-romantisme et préclassicisme. Dans le 1er mouvement de la Sonate D. 960, c'est le « trille à la basse » qui est premier moteur, mais sonne en « bruit inarticulé, indéchiffrable, hostile, étranger au chant et le menaçant ». Et au delà de l'« obscure et spectrale résonance » du trille, l'auteur de l'Inachevée, à un détour du 2nd thème (1er mouvement), fait surgir un « accord massif et tassé dans le grave, suivi d'un autre, dont la violence inarticulée est menace inexorable. » P. Saby voit là, selon une belle formulation, « l'opposition matricielle et radicale de l'ineffable et du sauvage, du chant et du fracas, de l'intime et de l'hostile ». Ainsi sera fructueuse la « mise en perspective » de ces creusets de l'obscur – « rumeur unique et confuse, chant interrompu par un geste de rupture » – avec les débats bien antérieurs et hors-champ chronologique direct, de Rousseau et Rameau sur « la dualité bruit-musique, à travers la discrimination bruit-son », et leurs conséquences sur la fondation des « véritables beautés de la musique »...

Avec Denis Le Touzé, et à travers une réflexion sur le pur et l'impur du romantisme à l'École de Vienne, on en vient aux concepts d'organisation et de désordre hérités du système sphérique universel et gravitationnel de Newton. Un de nos guides sera l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet – qui est aussi pianiste de Jazz et « theloniusmonkien » – décrivant vie, mort et transfiguration d'une étoile...qui pourrait justement être le système tonal ; chez Beethoven, le mélodrame (le parlé, donc) dans Fidelio y serait l'irruption du bruit comme la dissonance dans la Grande Fugue ; chez Schubert – à chacun sa perturbation –, ce serait plutôt une juxtaposition tonale « étrangère », sans glissement protecteur. Retour avec J. P. Luminet – décidément aussi poète en ses transcriptions – pour saisir la déperdition d'énergie et le refroidissement « fatal »chez un Debussy qui avec la gamme par tons gomme toute aspérité des sons les uns par rapport aux autres et compose l'univers froid et silencieux (la mort de Mélisande), comme plus tard l'indifférenciation des Atmosphères de Ligeti. À l'inverse même du cataclysme – explosions, cri, sang et mort – d'un Wozzeck analogue aux « supernovae »..., et de Webern qui « fait vivre l'état cristallin, stade suprême du corps stellaire, par la suspension radicale de la tonalité, et atteint à l'idéal de pureté. Alors ? « Dans l'épopée de l'ordre tonal, le bruit vivifiant et destructeur ne serait-il pas un symbole de nos espérances et de nos angoisses face au déroulement inexorable du temps ? »

Jean-Marc Warszawski (seul auteur non-Lyon-2…), articule sa réflexion fondamentale au titre insolite – « la musique est le silence du bruit » – en partant des couples théâtralement disputant du sensible et de l'intelligible au XVIIIe, de Rousseau et de Rameau. Mais au-delà et en deçà, qu'y a-t-il dans un « nous » qui cherche à trier, y compris dans l'espace du concert, le bruit parasite externe ou même interne (les instruments) pour mieux saisir l'organisation conceptuelle des sons agencés par l'écriture ? D'où l'appel à Aristote (l'âme et son médiateur, la forme) et à son platonicien disciple Plotin, pour qui s'accomplirait une séparation de l'essence et de la fureur de l'univers, en une médiation qui n'a pas recours « à l'harmonie des nombres mais à une beauté incarnée ». On passera ainsi pour le monde chrétien – fin de l'Antiquité, Moyen-Âge – à une « réflexion » fort diversifiée sur le bruit, entre son et silence, mouvement des planètes et mouvement de l'âme. Connaissez-vous bien Gil de Zamora et les Frères Moraves (XIIIe) ou Johannes da Ciconia (XIVe) ? L'auteur nous rafraîchit les idées à leur sujet, tout comme à celui de saint Augustin ou de Grégoire Le Grand sur le rôle des instruments ou de la voix chantante aux marges du silence sacralisé, de l'opposition de l'espace monastique – préservé, idéal – et de l'espace d'église – bruits et tumulte...C'est aussi pour mieux sauter à des exemples du XXe : Penderecki couvrant peut-être de son « écriture tonitruante » Auschwitz et Hiroshima commémorés pour mieux neutraliser une analyse (impossible ?) des horreurs ? À l'inverse, Jankélévitch décrivant Fauré dont « la musique remplit le silence et devient elle-même manière de silence ». Ainsi « la musique permet le silence ; elle est le silence (ajoutons : reconquis) du bruit ». Contre le tumulte en couches superposées et disjointes chez Ives ou le Zimmermann des Soldats, devenu dramatico-esthétique dans le quatuor Helikopter de Stockhausen. Et sublimé-politique chez Jimi Hendrix, où le « silence des paroles » recouvre l'improvisation infernale (les bombardements américains sur le Vietnam), là où « le bruit met en valeur l'aspiration au silence, dans lequel elle s'éteint ».

Enfin ce n'est pas sans émotion qu'on lira la dernière contribution au colloque, parce qu'elle est signée de Costin Cazaban – un maître de la réflexion sur la musique et le Temps, dont l'autorité modeste rayonna sur les enseignés et les enseignants de Lyon 2 –, disparu prématurément au début de 2009. Partant sans paradoxe mais avec un sourire amusé de l'idée que 4'33 de John Cage est « la musique la plus bruyante du répertoire XXe », C. Cazaban – mine de rien – transpose les citations (« l'alto soluble dans l'air de Berg »), nous éclaire en références à la peinture (Bacon, Velikovich), et nous fait saisir, via Wittgenstein, que pour le compositeur américain, adossé au bouddhisme zen et à Finnegan's wake de Joyce, « le monde (des sons) est ce qui arrive », et ainsi peut être soumis à l'indétermination et à la contingence spatio-temporelles. « En face », Helmut Lachenmann dont la radicalité refuse « la nature essentiellement bonne et innocemment artiste de la nature, propose avec sa musique concrète instrumentale une production d'énergie qui rend aux sons « la virginité imperméable aux dépôts de l'Histoire ». Et passe aux travaux pratiques de l'opéra dans sa « Fille aux allumettes » d'après Andersen, où la voix se prive évidemment de tout chant, et s'offre le contrepoint de« deux bruits à grande échelle », un texte de Gundrun Esslin (Fraction Armée Rouge), jugé  « aberrant » par Costin Cazaban, et une méditation « merveilleuse de substance », par Léonard de Vinci. Un opéra de Salvatore Sciarrino, Luci mie traditrici, sur le Prince et Assassin musicien, Gesualdo, illustre aussi ce regard... que l'on sent – et hélas, sait – désormais interrompu.

Ainsi se proposent au lecteur évidemment fort attentif et qui devra s'assurer un asile de... silence contre les bruits gênant la méditation, ces dix contributions, dont chacune détient un style, un regard, un tempo... Et qui se prolongeront – hors du débat de janvier 2008, dont les minutes ne sont pas ici transcrites – vers un espace d'interrogation en soi-même, ou avec d'autres participants, à ce retour en arrière.

Dominique Dubreuil
Mai 2009


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