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16 octobre 2013, par Stefan Lefèvre ——

Maurice Ravel, Tzigane, Rhapsodie de concert pour violon et piano (1924)

Ces tsiganes donnent envie, tantôt de danser, tantôt de pleurer, ou de faire les deux à la fois [..] on deviendrait fou si on les écoutait plus longtemps !

Charles Baudelaire

Ces airs hongrois très originaux, joués par des musiciens bohémiens, qui font perdre la tête aux gens du pays. Cela commence par quelque chose de très lugubre et finit par une gaieté folle qui gagne l'auditoire, lequel trépigne, casse les verres et danse sur les tables.

Prosper Mérimée

À l'intention de notre amie, qui joue si aisément, vous m'avez convaincu de composer un petit morceau dont la difficulté diabolique fera revivre la Hongrie de mes rêves et, puisque ce sera du violon, pourquoi n'appellerions nous pas cela Tzigane ?

Maurice Ravel s'adressant à Bartók
au sujet de la violoniste Jelly d'Aranyi

 

L'introduction nous plonge d'emblée dans une atmosphère solennelle.

Dès le premier frottement de crins, la corde grave s'enflamme, déversant d'incomparables sonorités ténébreuses et envoûtantes. Les yeux mi-clos, transperçant de son archet le silence par tons singuliers, l'artiste sème le trouble dans nos cœurs indolents. En cavalier solitaire, sans ambages, le soliste avance avec bravoure et nous déclame un monologue de haute voltige...

Au paroxysme de cette tension, la main gauche assène un fulgurant glissando qui libère l'atmosphère... Le thème reprend alors, cette fois-ci en octaves, l'intensité a monté d'un cran ! De ce violon exacerbé sort des glissandos, des pizzicati, des dissonances, des sifflements, des éclairs, des chants mystérieux, des danses païennes aux rythmes à vous couper le souffle... L'ivresse tzigane s'installe dans toute sa splendeur, exhibant son insolente joie de vivre à la face du monde, dans une célébration intense de l'instant présent.

Animé d'une folie soudaine, le clavier se rêve en harpe, montant et descendant des arpèges au gré des trilles espiègles du violon. Sur une psalmodie pianistique, surgit le thème hypnotique... Ravel nous emmène en voyage, à travers la Hongrie, la Transylvanie, la Roumanie, l'Orient, l'Espagne, dans le folklore d'un peuple « aux semelles de vent » avec son goût des grands espaces, de l'évasion, ça y est ! Nous voilà de retour à la vie nomade !

Le violon prend alors un langage de sorcier, extrayant d'occultes mélodies du fin fond de son âme, réveillant le monde des croyances anciennes profondément enfouies. Au fur et à mesure, un cortège d'ondines, de sylphes et de salamandres d'une étrange beauté surgissent de leurs abîmes, tandis que rôdent en silence, fiers sous l'immobile astre de la nuit, les légendaires spectres de Liszt et de Paganini.

Les carcans étriqués de la convenance éclatent en morceaux, libérant une spirale d'énergie sensuelle, magique, en constante ébullition. À nouveau le thème, cette fois les pizzicati sonnent comme un cymbalum de Valaquie, puis, très haut perché en harmoniques, l'on distingue le chant magnifique de « trois beaux oiseaux du Paradis »...

Ça s'emballe, ça galope, une ardente cavalcade, on entend les sabots de noirs pur-sangs à travers les steppes ; le piano martèle alors des accords, et amorce quelques pas de danse, une danse pieds nus sous les étoiles, pour reprendre contact avec ses racines, ses ancêtres. Une danse des fils de la terre, aux gestes sauvages, instinctifs.

On croit reprendre un instant ses esprits, mais cette brève accalmie n'est qu'un leurre, ce rythme chaloupé hisse les voiles du « bateau ivre », bancal, insaisissable, il nous nargue et ricane par sa ritournelle claudicante, le vertige n'est pas loin... Un déluge de doubles-croches s'abat dans nos écoutilles, on voit trente-six chandelles qui se consument par les deux bouts ! Un vrai brasier !

L'harmonie sort de ses rails et se lance à la poursuite du soliste dans un accelerando diabolique. Des sommets de virtuosité sont atteints dans cette grisante « friska »1, qui monte droit à la tête comme un shot de vodka. Une frénésie dionysiaque phénoménale happe tout sur son passage ! Au summum de ces zigzags sonores, le thème des débuts se consume comme une trainée de poudre, et une dernière envolée vient défier les lois de la pesanteur, pour s'achever en apothéose sur trois accords !

Acta est fabula2 !

plume Stefan Lefèvre

1. Friska : partie rapide d'une Csârdâs, danse folklorique hongroise, reprise par les gitans.

2. Acta est fabula, la pièce est jouée. C'est ainsi que dans le théâtre antique, on annonçait la fin de la représentation.


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