Références / musicologie.org http://www.musicologie.org Document de travail Antonio Vivaldi «Orlando Furioso» par Claudio Scimone (Traduction de Françoise Heffer) ~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0~0 Antonio Vivaldi «Orlando Furioso» Introduction Je chante les dames. les chevaliers, les combats, les amours. Les gestes courtois, les exploits audacieux, Qui régnaient au temps où les Maures ayant traversé La mer causeront tant de maux en France ........................................... Je dirai de Roland dans le même temps ce qui ne fia jamais dit en prose ni en vers lui qui par amour devint furieux et fou d'homme qu'il était sage qu'on l'estimait avant... Dans ces vers, au début du Chant I, Lodovico Ariosto dit l'Arioste présente les thèmes centraux de son poème «Orlando Furioso», un des chefs-d'oeuvre de la littérature de tous les temps, publié pour la première fois en 1516 et, dans l'édition définitive. en 1532. Préparée en Italie par une riche tradition de poèmes de chevalerie, l'oeuvre de l'Arioste dans laquelle se mêlent la matière du cycle du Roi Arthur et celle-du cycle carolingien (auquel appartient la Chanson de Roland), put jouir d'une immense popularité. En particulier, le thème de la folie de Orlando, le fameux paladin fils de Berthe. soeur de Charlemagne, qui par amour d'Angelica perd la raison, laquelle est retrouvée sur la Lune par son cousin Astolfo. a considérablement impressionné la fantaisie des générations successives, au point de constituer un des canevas les plus communs de la «Commedia dell'Arte» vénitienne. Le fait que dans le texte récité on y insérait communément des phrases en langue française. particulièrement dans les scènes de folie, constitue une référence traditionnelle à l'origine française du paladin et de sa légende. C'est dans le cadre de cette tradition, qu'Antonio Vivaldi, en 1727, a dédié à la folie de Orlando une des plus importantes créations de son génie, peut-être le plus original et le plus intéressant de ses opéras. Le charme extraordinaire du sujet et du personnage fournissait au «Prêtre Roux» («Prete Rosso») presque quinquagénaire, arrivé à la pleine maturité créative et désormais grand connaisseur des problèmes vocaux lyriques, une occasion pour manifester sa fantaisie géniale et son propre talent dramatique. Vivaldi et le «Orlando Furioso». Vivaldi s'approcha par degrés du personnage de Roland et dans des circonstances romanesques (d'après ce qu'il nous est donné de savoir. la biographie du Prêtre Roux étant encore, en grande partie, entourée de mystère). A l'automne de 1713, le théâtre «Sant'Angelo» (Saint- Ange) de Venise. auquel Vivaldi commençait peut-être déjà à s'intéresser aussi en qualité d'imprésario, présentait au public un opéra du compositeur Giovanni Alberto Ristori, dont le livret était l'oeuvre du «Docteur» Grazio Braccioli, juriste de Ferrare, à cette époque connu à Venise comme dramaturge et comme librettiste. Le titre en était «Orlando Furioso» et dans l'«Argomento ai letton», du 7 Novembre 1713, Braccioli déclarait s'être inspiré du poème de l'Arioste. L'opéra eut un grand succès et Grazio Braccioli fut invité à écrire pour l'année suivante un autre libretto dédié au personnage de Orlando; la musique en aurait été confiée à Antonio Vivaldi qui, juste en 1713, avait fait représenter à Vicence «Ottone in Villa», premier opéra de Vivaldi dont nous ayons connaissance, et qui jouait un rôle de plus en plus important dans la gestion du Saint-Ange. Rien d'étonnant si le Prêtre Roux voulait se lancer sur les scènes vénitiennes après le succès déjà rem-porté par Braccioli. C'est ainsi que naquit le «Orlando finto pazzo» (Roland le faux fou) qui fut représenté au Saint-Ange en 1714, à l'automne, (date de la dédicace du livret: 10 Novembre). Cet opéra se révéla dès les répétitions un in- succès: le compositeur fut obligé de modifier beaucoup d'Airs devant la pression des interprètes et. peut-être plus tard, du public. En haut du feuillet sur lequel il avait écrit un troisième Air pour le même point de la partition Vivaldi. contrarié, nota «Si celui-ci ne plaît pas. je ne veux plus écrire de Musique». Selon l'usage de l'épo- que. il ne restait qu'une issue pour que le Théâtre ne perdît pas de représentations et d'argent, ayant déjà engagé la compagnie pour la saison: composer en toute hâte un autre opéra. Vivaldi trouva plus simple de reprendre le «Orlando Furioso» de Ristori qui avait eu tant de succès et de se charger lui-même de faire les modifications rendues indispensables par le changement de quelques interprètes vocaux (deux chanteurs sur sept seulement restant de la troupe de l'année précédente). C'est ainsi que naquit un deuxième «Orlando Furioso», oeuvre en partie seulement du Prêtre Roux, qui écrit à une vitesse folle fut représenté moins d'un mois après l'«Orlando finto pazzo» (date de la dédicace 1»r Décembre 1714). Le protagoniste. comme dans l'oeuvre de Ristori, était un homme, le baryton Anton Francesco Carli. Le souvenir cuisant de l'insuccès de l'«Orlando finto pazzo» et du travail hâtif dédié au remaniement d'un «Orlando Furioso» écrit par autrui doit avoir tourmenté longtemps le Prêtre Roux; nous savons qu'en 1724 fut représenté à Prague. et à Breslau en 1725 un «Orlando Furioso» composé de Récitatifs de Bioni et d'Airs de Vivaldi dont la musique a disparu. En 1727, finalement, Antonio Vivaldi reprend à Venise ce sujet qui semblait fait pour lui, pour écrire un «Orlando» entièrement de son cru. Les mobiles occasionnels furent, peut-être. les aptitudes particulières de la protagoniste — une femme, cette fois — Lucia Lancetti dont la collaboration avec Vivaldi était limitée à de très rares occasions et qui devait être douée d'un tempérament dramatique vraiment exceptionnel à en juger par la musique qui lui était destinée. Pour l'opéra de 1727, Vivaldi a repris le libretto de Braccioli de 1714; très peu de modifications ont été apportées dans les Récitatifs mais tout les Airs, sauf cinq, sont différents. Nous ne savons pas à qui sont dues les variantes du nouveau libretto: certainement pas à Braccioli qui était retourné dans sa Ferrare natale pour faire du droit et qui cette fois n'est même pas cité dans le libretto; peut- être à Vivaldi. Pour bien diviser le nouveau libretto du nom de son auteur primitif, le titre est également modifié et devient «Orlando» tout court; dans l'édition que nous présentons ici, nous rendons un juste hommage à Braccioli et nous avons conservé le titre original du drame, titre qui en souligne par ailleurs le thème fondamental. Le succès qui a accueilli le «Orlando» de Vivaldi en 1727 nous est témoigné, sans l'ombre d'un doute, par le fait que plus d'une dizaine d'Airs ont été repris par le Prêtre Roux — bien qu'avec des modifications — dans l'opéra «Atenaide» représenté à Florence deux ans plus tard. Le théâtre à Venise au XVIIe siècle. Né à Florence avec la Camerata de' Bardi, l'opéra avait suscité un intérêt immédiat à Venise, où il parvint presque tout de suite à un de ses plus hauts sommets avec les oeuvres de Claudio Monteverdi. C'est précisemment à Venise en 1637 que se produisit un évènement de grande importance et destiné à révolutionner le rapport artistique et social entre le compositeur et son public: un théâtre, le San Cassiano, fut pour la première fois ouvert au public payant (pour la représentation de l'«Andromeda» de Francesco Manelli). Le théâtre lyrique cessait ainsi de s'adresser à la noblesse, évadait des Cours pour être lentement influencé par les goûts et les modes courantes. Pendant les 90 ans qui séparèrent l'«Andromeda» de «Orlando». Venise fut envahi par une véritable frénésie pour ce nouveau genre de spectacle qui devenait le centre de la vie artistique et sociale. Au point de vue artistique nous voyons apparaître dans les théâtres les noms des plus grands compositeurs comme Monteverdi. Cavalli. Stradella, Albinoni. Vivaldi, pour ne pas parler des compositeurs «d'importation» parmi lesquels domine Alessandro Scarlatti; dans les livrets nous trouvons à leur côté les noms des écrivains les plus fameux tels que Metastasio, Zeno, Goldoni, Maffei, et pour les décors ceux des plus grands artistes de leur époque, décorateurs et peintres (dans leur jeunesse beaucoup de peintres parmi les plus célèbres, comme par exemple Antonio Canal dit le Canaletto, ont exercé cette activité). Au point de vue social le Théâtre lyrique devient un lieu de rencontre de toutes les classes étant donné le prix très bas du billet. Un lettré français écrivait en 1680 «rien ne rend la sujétion plus douce au peuple, que de voir qu'il n'y a point de plaisirs à Venise. qui ne luy soient communs avec la noblesse». C'est aussi, par ailleurs, un endroit mondain que l'on fréquente pour se retrouver, pour parler de politique ou d'affaires... on y mange pendant les représentations et l'on s'y dédie à d'autres passe-temps, plus ou moins licites. ' Or, si nous pouvons dire que c'est à Venise. pendant le XVII' et le XVIIV siècle, que le mélodrame traverse une des périodes de plus grande splendeur et de majeur diffusion, nous devons faire observer que pas toute la musique écrite pour le Théâtre était vraiment écoutée; l'attention du public, au contraire, tendait à se concentrer toujours davantage sur des endroits précis du spectacle, tandis que d'autres restait l'objet d'une écoute bien distraite. Il faut rappeler, en outre, qu'au début du XVIIV siècle. époque de splendeur de l'art baroque, on allait au Théâtre pour «s'émerveiller» de. tous les aspects du spectacle (donc également des décors et des complexes machines théâtrales) et pas seulement du son. Ceci explique en partie pourquoi l'évolution du goût à l'époque de Vivaldi a éloigné le mélo-drame de son cadre originel, le «recitar cantando» (réciter en chantant), qui était celui des premiers opéras florentins et vénitiens; à travers de nombreuses transformations, le théâtre musical fut à cette époque dominé progressivement par un nouveau genre d'opéra qui de Naples parvint à Venise, dit justement l'«opéra napolitain». Celui-ci était caractérisé par le fait que l'exposé théâtral et musical s'articulait en deux aspects bien définis. 1) Le Récitatif: dans les Récitatifs se déroulait l'action dramatique proprement dite de chaque composition théâtrale. Il s'agissait des passages les plus intéressants au point de vue scénique mais les moins intéressants du point de vue musical, parce que les dialogues étaient réalisés avec un tissu musical très simple et accompagnés presque partout seulement par la «basse continue» (rarement par l'orchestre), avec des accords simples. 2) Les Airs (auquels s'ajoutent très rarement des duos, des trios, des quatuors ou des choeurs): il s'agissait de morceaux destinés à mettre en valeur la «bravoure» des chanteurs et du compositeur. L'action dramatique s'interrompait et l'un des personnages chantait ses sentiments «les affections», qui pouvaient être selon le cas, l'amour, la douleur, la joie, etc. Il s'agissait de sentiments stéréotypés que certains théoriciens cherchaient même à cataloguer en les énumérant (le mathématicien Kircher en 1650 en énumérait huit, mais des listes plus détaillées furent fournies par la suite). C'était de beaucoup les morceaux les plus importants sous le profil musical, mais étant bien nombreux, ils finissaient inévitablement par freiner et morceler l'action dramatique. Paradoxalement, donc, l'écoute dans les théâtres de l'époque se concentrait surtout sur les Airs qui ne faisaient pas partie de l'action de l'opéra; elles y étaient mêmes isolées au point que, étant toujours clair à quel genre d'«affection» chaque Air appartenait, on pouvait très bien les déplacer d'une scène à une autre ou d'un opéra à un autre, dans une situation expressive analogue. Ceci se produisait souvent pour les oeuvres lyriques vivaldiennes. Quand un chanteur était appelé à chanter dans une autre ville, on lui confiait facilement des Airs qui avaient eu précédemment du succès devant un public différent. Ce n'était donc pas les chanteurs qui étaient choisis pour interpréter un opéra, mais l'opéra qui était écrit en fonction des chanteurs de façon que les virtuoses trouvassent dans la musique qui leur était confiée, les meilleures chances de s'affirmer. Un opéra était donc destiné à ne durer pas plus que la saison et la compagnie pour les- quelles il avait été composé, et il ne pouvait être utilisé pour une autre occasion qu'après avoir subi des modifications et des adaptations. Ceci explique aussi pourquoi si peu d'opéras vénitiens de l'époque nous sont parvenus (le théâtre musical d'Albinoni. par exemple reste de nos jours complétement perdu). Les jeux complexes d'équilibre qui se créaient au sein de chaque compagnie entre les différents chanteurs postulaient que chaque virtuose devait avoir, selon l'importance du rôle qu'il jouait, un certain nombre d'Airs de caractère différent dont la succession devait répondre à des règles bien précises. Le compositeur et aristocrate vénitien, Benedetto Marcello, dans son «Théâtre à la mode» nous a laissé une satire très violente et vive, dirigée contre cette façon de composer, en fustigeant, en même temps, les moeurs qui régnaient dans ce milieu. Peut-être aux temps modernes et aussi sous l'influence de la satire de Marcello, un chapitre fondamental dans l'histoire de l'opéra a-t-il été fermé trop tôt sans qu'on prenne auparavant la peine de connaître un nombre raisonnable d'oeuvres à travers l'expérience vécue de l'exécution. La célébration du 300" anniversaire de la naissance de Antoniô Vivaldi fournira, espérons-le. l'occasion d'une révision critique basée sur la connaissance «ex vivo» de plus d'une partition d'opéra de Vivaldi. Vivaldi et le théâtre lyrique. Vivaldi s'est dédié avec passion aux opéras pendant plus d'un quart de siècle et son activité de compositeur de mélodrames n'a certainement pas été inférieure à celle de compositeur de musique instrumentale ou à celle de maître à l'Ospedale della Pietà à Venise: dans une lettre datant de 1739, deux ans avant sa mort, il déclare avoir produit 94 opéras! Nous n'avons pourtant connaissance sûre que d'une cinquantaine et de 20 seulement (pas tous complets ni entièrement de sa plume) nous possédons la musique. Celles-ci nous suffisent pourtant pour juger de la taille que le Prêtre Roux atteignit même dans ce domaine. Ses rapports avec le théâtre étaient tellement étroits qu'il ne se limitait pas à la composition de la musique. A partir de 1714 il a participé (à quel titre, ce n'est pas toujours très clair) à l'organisation des spectacles du Théâtre Saint-Ange et il a certainement organisé d'autres saisons d'opéra dans plusieurs autres villes (Vérone, Mantoue, Florence, etc.). Avant de participer à la vie théâtrale comme compositeur. il avait probablement joué comme violiniste dans les théâtres: ses premiers recueils instrumentaux (bien qu'antérieurs à l'«Ottone in Villa») portent déjà l'empreinte de l'expérience théâtrale du Prêtre Roux. Notre opinion (mais ce n'est pas seulement la nôtre) est que les grandes innovations vivaldiennes dans le domaine instrumental naissent aussi de la transposition dans ce domaine de formes, d'idées et de procédés caractéristiques de l'opéra (par exemple la «Sinfonia avanti l'opera», le grand Adagio lyrique-Air, avec variations, comme la «devisen-Arie», etc.) (1). De toute façon il est indubitable que le plus grand génie vénitien et italien du baroque musical, l'artiste qui avait eu le courage, ouvertement polémique, d'intituler à l'«Estro», c'est-à-dire à la fantaisie déchaînée, et à la «Stravaganza» (l'Extravagance) ses deux premiers recueils de concertos, le compositeur dans lequel se réalisent les tendances principales du baroque plus mûr, du goût de la «surprise» à celui de l'ornement improvisé. de la splendeur des couleurs à la virtuosité plus passionnée, devait sentir de façon irrésistible l'appel du monde théâtral vénitien dans lequel la fantaisie et l'extravagance ne manquaient certes jamais: à ce monde Vivaldi a contribué de façon décisive; il en a reflété les qualités, et parfois les défauts qu'il a compensés par la fulgurante génialité du grand maître qu'il était. Les rapports de Vivaldi avec le théâtre ont été consacrés ultérieurement par l'union du Prêtre Roux (rapport présenté comme chaste et amical) avec une chanteuse, Anna Girô (Giraud). qui apparaît pour la première fois dans les opéras de Vivaldi dans le rôle de Tamiri dans «Farnace» et qui interprétera de nombreuses oeuvres et restera aux côtés de Vivaldi presque jusqu'à la fin de sa vie. Même les opéras de Vivaldi révèlent quelquefois la hâte avec laquelle les compositeurs de cette époque travaillaient: l'autographe de «Tito Manlio» porte l'annotation autographe «Musique de Vivaldi faite en 5 jours»; de nombreux morceaux voyagent tels quels d'un opéra à un autre et souvent le même fascicule est déplacé sans que change le nom du personnage; la séparation rigoureuse entre le Récitatif et l'Air est respectée presque partout, mais souvent au détriment de l'action (2). Mais la courbe créative décrite par les opéras retrouvés tend toujours a une meilleure connaissance des possibilités expressives de la voix humaine, à une plus grande maîtrise de la technique et à un contrôle parfait des moyens 'expressifs fournis par l'ambiance, au génie toujours plus explosif du contenu musical proprement dit, aux thèmes, toujours plus incisifs, nous révélant chez le Prêtre Roux, même dans ce domaine, une intensité de recherche constante et profonde, qui n'est pas séparée de résultats qui aujourd'hui nous semblent déjà de grand intérêt. Le «Orlando Furioso» de Vivaldi: le livret et la musique. Parmi les opéras de Vivaldi, le «Orlando» de 1727 occupe une place de choix. Si toute la musique témoigne ici de la pleine maturité créative de son auteur, les caractéristiques intrinsèques de «Orlando» sont l'intérêt musical et l'extraordinaire beauté des Récitatifs et par-là même, l'équilibre expressif entre les différentes parties du discours dramatique et musical. Vivaldi est parvenu à un résultat tellement exceptionnel dans cette ambiance artistique particulière, probablement grâce au sujet même de l'opéra et au livret. Braccioli nous apparaît dans ce drame comme un homme de théâtre qui a su fournir au compositeur. avec une habileté exceptionnelle, un texte susceptible de provoquer des idées musicales nLhemcnt ,iriées et originales. En outre. le texte est rédigé dans un style poétique nettement baroque, très savoureux autant qu'imagé mais. dans l'ensemble, sans redondances excessives. La sonorité du vers est souvent très belle et dans certains cas, les Airs «sonnent» bien sans lier le compositeur à une signification verbale trop précise. Du poème de l'Arioste, Braccioli utilise pour son livret seulement quelques fragments principale-ment empreintés aux Chants VI, VII, VIII, XXIII et XXXIX, en superposant, d'ailleurs, les divers événements et en introduisant quelquefois des épisodes et des personnages qui appartenaient à des moments tout à fait différents du poème. Cet audacieux mélange est sommairement décrit dans I'«Argument au lecteur» de 1713 par l'auteur même du livret «Seule l'île d'Alcina... constitue le lieu dans lequel se déroule l'action; alors que dans le vaste Poème les nombreuses actions encombrent presque le monde entier, pour ainsi dire, je les réduis dans le Drame à une seule; dont les causes, les moyens et les conséquences sont l'Amour, la Folie et la guérison de Orlando. Servent d'escorte à cette action les amours de Bradamante et de Ruggiero, d'Angelica et de Medoro, les inclinations variables d'Alcina, les différentes passions d'Astolfo...». Nous avons ainsi dans l'opéra deux phases très nettement distinctes: l'une, dédiée aux déroulements latéraux, est constituée par la séquence habituelle de Récitatifs et d'Airs, l'autre, dédiée à la folie de Orlando, thème central du drame, se déroule principalement à travers des Récitatifs, au point que le 3' acte est presque totalement *dépourvu d'Airs. Appelé à réaliser le pivot de l'opéra par des Récitatifs, et inspiré par le thème si riche de la folie, Vivaldi crée en réalité de grandes scènes dramatiques, dans lesquelles y alternent des traits vocaux, mélodiques, harmoniques et rythmiques d'une variété et d'une originalité impressionnantes, au point de ne pas permettre à l'auditoire de se distraire comme d'habitude. La description de la folie passe à travers trois phases différentes: tout d'abord il y a une phase d'explosion très violente, quand Orlando brise le Rocher pour sortir de la prison où la magie d'Alcina l'avait enfermé, ensuite devant la révélation du mariage d'Angelica et de Medoro, il arrache ses vêtements et détruit les plantes et la forêt (ce sont les deux scènes importantes du 2' acte): l'extraordinaire exaltation vocale et harmonique du Récitatif, dramatique, entraîne un dialogue exalté entre la protagoniste et l'orchestre, sur les ailes d'une virtuosité éclatante. Puis, dans le troisième acte, il y a une longue phrase pathétique: Orlando dialogue avec les autres personnages de l'opéra, discours apparemment insensés, parfois en français, dans lesquels est pourtant toujours présente l'image d'Angelica et de la deception amoureuse. Vivaldi trouve ici une variété et une légèreté d'accents infinies, qui vont de la franche ironie de la citation du fameux thème des «Folies d'Espagne»(utilisé par Corelli dans sa «Folie» et repris par Vivaldi dans la Sonate opus 1 n° 12), à une légèreté impalpable et pleine de fantaisie, à une tristesse inconsolable et poétique. Enfin il y a une troisième phase où dans un crescendo qui aboutit à un paroxysme de violence, Orlando détruit le règne d'Alcina. Nous sommes ici, comme on le voit, devant une variété et une génialité d'accents dramatiques dignes des plus grands compositeurs d'opéras de tous les temps. Mais il y a davantage: le soin très particulier que Vivaldi a apporté dans la composition des «Récitatifs — scenes de folie» semble se répercuter sur tout le reste de l'opéra et le compositeur s'est trouvé en devoir de soigner avec la plus grande attention beaucoup de Récitatifs aussi de la première partie, arrivant à des résultats de grande beauté poétique et expressive. Il suffit de mentionner l'admirable dialogue entre Angelica et Medoro mourant sur le rivage durant la tempête (Acte I, Scène 2 — la description des vagues furieuses est esquissée par le compositeur par l'indication «arpège» figurant à la 1z«' mesure de la basse); la violente intervention de Orlando aveuglé par la jalousie et les subtiles nuances psychologiques du dialogue qui suit (Acte I, Scène 4), le dialogue émouvant et solennel dans lequel les deux paladins, Ruggiero et Astolfo, pleurent la mort présumée de Orlando et projettent de le venger (Acte 111. Scène 1), le réveil de Orlando après le sommeil de la folie et, ensuite, la bénédiction des époux, ainsi que la fureur tragique d'Alcina vaincue. A l'intérêt suscité par les Récitatifs s'oppose (et ce fait est bien plus habituel) la beauté extraordinaire des Airs. Parfait connaisseur de la technique vocale, Vivaldi sait se servir de la richesse des situations dramatiques pour faire apparaître son génie dans les directions les plus diverses, à travers des thèmes fascinants et incisifs. Le genre dramatique-tempétueux est particulièrement présent dans les plus beaux Airs de Orlando («Nel profondo», «Sorge l'irato nembo» etc.), d'Alcina («Anderb, chiamerô»), d'Astolfo («Dove il valor combatte») et d'autres, mais les «affections» les plus diverses sont dignement représentées. II serait trop long de décrire un par un ces morceaux dans lesquels se reflète une fantaisie musicale qu'on reconnaît à juste raison comme une des plus géniales de l'histoire de l'art et dont le développement spectaculaire, presque comme dans un grand festival moderne, ne peut pas ne pas enthousiasmer progressivement n'importe quel auditeur. Nous mentionnerons seule-ment l'Air idyllique de Ruggiero «Si da te, mio dolce amore», dans lequel la flûte soliste s'oppose à la voix dans un des morceaux les plus difficiles qui ait jamais été écrit pour cet instrument; et l'ironie si subtile de l'Air d'Alcina «Vorresti amor da me?». Il est aussi curieux de remarquer comment au personnage d'Angelica sont constamment associées des Airs dont la tendre et limpide mélodie semble se rapporter à des modèles napolitains. Comme c'était alors l'usage, Vivaldi a abondamment utilisé du matériel pré-existent. Très peu de morceaux sont restés de «Orlando Furioso» de 1714: il s'agit de Récitatifs et il est intéressant de remarquer qu'à cette époque lointaine remonte la scène de la folie, la plus bouleversante (Ah, sleale), même s'il s'agit d'une version différente mais correspondante en substance, pour le baryton Carli. Un «Air» (parmi les plus aimés de Vivaldi, «Anderb, chiamerô dal profondo») se trouve déjà dans «Orlando finto pazzo» et a été reprise dans"d'autres opéras; il en est de même du choeur final. D'autres se trouvent dans le «Famace» et dans d'autres opéras précédents. Devons-nous conclure par-là que cet opéra est un pastiche de morceaux différents, réunis seulement pour l'opportunité du moment? La réponse est sûrement négative: non seulement le génie de Vivaldi parvient à cimenter le nouveau matériel avec les morceaux appartenant à des époques créatives précédentes, mais, à travers la mise en valeur du Récitatif sur le plan dramatique et musical, il fond chaque élément avec l'élan d'une fantaisie incandescente, créant ainsi, peut-être plus que dans le reste de sa carrière, un drame musical dans le sens moderne du terme. Les personnages ne sont pas seulement une superposition d'action et d'«affections», mais ils vivent et se réalisent comme les grands personnages des opéras des époques suivantes. Ils sont donc conséquents et palpitants de vie: Orlando le paladin, à travers les différentes phases de son impétuosité avant, et de sa folie après, réussit à rejoindre le stadé du renoncement et de la sagesse: la magicienne Alcina, perfide séductrice, toujours plus déçue dans ses ambitions de femme et de souveraine, finit par conclure sa carrière dans la protestation cosmique et dans l'hymne infernal à la vengeance. II en est de même pour les autres personnages: Angelica, tendrement amoureuse et seulement pour cela capable de perfidie subtile; le galant paladin Ruggiero, quelquefois héroïque et batailleur, mais le plus souvent ingénu et un peu comique dans sa vulnérabilité aux filtres magiques et aux grâces féminines; l'amoureux et généreux Medoro, contraint au renoncement et à l'attente; l'héroïque Astolfo qui lutte contre l'envoûtement sinueux de la magicienne et réussit à le vaincre, et la généreuse et impétueuse Bradamante. Nous pouvons peut-être ajouter une observation très curieuse: la compagnie pour laquelle le «Orlando» fut écrit, en 1727, présentait dans les rôles principaux trois chanteuses (parmi les-quelles la Lancetti et la Giraud) qui avaient une extension de voix très semblable. ce qui doit avoir rendu bien difficile le travail du compositeur et le rend de nos jours à qui veut présenter l'opéra. Les choses s'étaient passées différemment en 1714 quand Orlando était un chanteur et que les parties de femmes étaient confiées à des chanteuses telles que la Gualandi-Campioli et la Fabbri. Rappelons que l'attribution des rôles masculins à des femmes était l'usage établi dans l'école vénitienne. Note à l'interprétation Un opéra de Vivaldi durait, en moyenne, de cinq à six heures: telle était la durée de l'«Orlando». La représentation intégrale d'un «original» pareil est maintenant absolument impossible: non seule-ment il serait très difficile de trouver qui joue, qui chante et surtout qui écoute une telle représentation, mais ce serait contredire, et de beaucoup, le but même dans lequel la musique a été composée. Du point de vue social les conditions d'écoute ont, comme nous l'avons mis en évidence, beaucoup changé: le public d'aujourd'hui écoute en silence tout l'opéra tandis qu'à l'époque de Vivaldi il y avait au théâtre de nombreux dérivatifs et certains morceaux n'étaient pas écoutés du tout. L'hypothèse généralement acceptée est qu'il vaut mieux «réduire» le spectacle à des dimensions acceptables par un public moderne, et compatible avec la façon actuelle de jouir de l'art des sons. A propos de l'objet spécifique de cette «réduction» et des critères adoptés pour la réaliser, nous pensons qu'il faut agir de façon différente suivant qu'on a affaire à des Récitatifs ou à des Airs. Le Récitatif constitue l'action théâtrale proprement dite; même quand il est réduit, il doit conserver les données essentielles du sujet de l'opéra, respecter une certaine logique, ne pas présenter d'incohérences ni de sauts trop brusques. Les Airs, au contraire, ne font pas partie de l'action et doivent être choisies selon des considérations purement musicales, en ayant soin de respecter dans l'ensemble l'exigence de variété, en veillant à leur répartition entre les différents personnages et les différentes parties de l'opéra. Elles doivent être toujours justifiées par un Récitatif (même dans l'original, d'ailleurs, certains Récitatifs n'ont été introduits que pour «soutenir» un Air) mais à condition qu'il y ait une identité d'«affection», ils pourront être insérés dans un Récitatif différent de celui d'origine. Etant donné les caractéristiques de l'«Orlando», et contrairement à un usage affirmé aujourd'hui en ce qui concerne les opéras des autres compositeurs, nous avons tenté de conserver intact l'équilibre global entre les Airs et les Récitatifs en ne concentrant pas les «coupures» sur ces derniers. Pour éclairer les relations entre la version présente et le texte original, nous avons reproduit dans la table qui accompagne ce texte, la position qu'occupaient exactement, dans l'autographe, chaque Récitatif et chaque Air. Deux importantes adjonctions concernent: 1) La «Sinfonia» ou ouverture: comme beau-coup d'opéras vivaldiens, «Orlando» n'a pas de «Sinfonia avanti l'opera». En tel cas le compositeur utilisait, comme c'était l'usage, l'ouverture d'un autre opéra, que souvent nous trouvons recopiée au début de la nouvelle partition. Parmi les nombreuses ouvertures de Vivaldi de ce genre que nous connaissons, nous avons choisi, selon des critères dramatiques et musicaux, celle de l'opéra «Arsilda Regina di Ponto», utilisée par le compositeur même pour le «Teuzzone»; 2) L'Air «Fonti di pianto»: Le rôle de Orlando ne contient aucun Air pathétique. C'était une règle fixe que parmi les Airs dédiés au protagoniste (habituellement cinq), il devait y en avoir au moins un de ce genre, mais probablement la Lancetti était une chanteuse plus douée pour les explosions de virtuosité, ou dramatiques, que pour le chant expressif. Nous avons retenu opportun accueillir un désir de la protagoniste dans cette version en lui donnant les mêmes droits reconnus aux protagonistes de ce temps-là. Notre choix est tombé sur l'Air «Fonte di pianto» de la Cantate RV 656: nous sommes convaincus que ce morceau s'insère parfaitement dans le cadre dramatique et expressif dans lequel il est présenté. Nous ne voulons pas tenter de faire ici une analyse hâtive, qui serait de toute façon trop superficielle, des nombreux problèmes historiques, musicologiques, de textes, d'interprétation, d'exécution, que comporte une aventure dans le territoire encore vierge de l'opéra vivaldien. II est par ailleurs juste d'avertir que, suivant les traités de l'époque fort bien connus (comme le fameux traité de Tosi de 1723) (3) et en harmonie avec les coutumes et l'esprit de l'époque du meilleur baroque, les interprètes ont collaboré avec le réviseur pour les ornements même impromptus des «Da Capo», des Airs, pour les improvisations des appogiatures. Peter Ryom, qui a mis à ma disposition une très vaste documentation sur l'ouvre de Vivaldi, dont il est un éminent spécialiste, et sur «Orlando» en particulier, m'a donné un encouragement décisif à réaliser une entreprise si exaltante mais aussi pleine de toutes sortes de problèmes. Je dois le remercier très vivement pour sa contribution indispensable. En considération de la nature de ce texte, je n'ai pas pu le mentionner chaque fois qu'il a été la source de mes renseignements. Je voudrais également apporter le témoignage de ma pro-fonde reconnaissance envers Lorenzo Arruga qui m'a guidé dans la recherche sur les valeurs dramatiques et poétiques authentiques de l'opéra et du livret ainsi que dans l'analyse et l'adaptation théâtrales du livret, et à Edoardo Farina qui m'a aidé à chaque instant de ses conseils et de ses avis précieux et a exercé à mes côtés la fonction de chef d'orchestre dans la partie très délicate de la basse continue. Antonio Vivaldi «Orlando Furioso» Introduction Je chante les dames. les chevaliers, les cumhuts, les amours. Les gestes courtois, les exploits audacieux, Qui régnaient au temps où les Maures avant traversé La mer causeront tant de maux en France Je dirai de Roland dans le même temps ce qui ne fia jamais dit en prose ni en vers lui qui par amour devint jùrieux et jou d'homme qu'il était sage qu'on l'estimait avant... Dans ces vers, au début du Chant I, Lodovico Ariosto dit l'Arioste présente les thèmes centraux de son poème «Orlando Furioso», un des chefs-d'oeuvre de la littérature de tous les temps, publié pour la première fois en 1516 et, dans l'édition définitive. en 1532. Préparée en Italie par une riche tradition de poèmes de chevalerie, l'oeuvre de l'Arioste dans laquelle se mêlent la matière du cycle du Roi Arthur et celle-du cycle carolingien (auquel appartient la Chanson de Roland), put jouir d'une immense popularité. En particulier, le thème de la folie de Orlando, le fameux paladin fils de Berthe. soeur de Charlemagne, qui par amour d'Angelica perd la raison, laquelle est retrouvée sur la Lune par son cousin Astolfo. a considérablement impressionné la fantaisie des générations successives, au point de constituer un des canevas les plus communs de la «Commedia dell'Arte» vénitienne. Le fait que dans le texte récité on y insérait communément des phrases en langue française. particulièrement dans les scènes de folie, constitue une référence traditionnelle à l'origine française du paladin et de sa légende. C'est dans le cadre de cette tradition, qu'Antonio Vivaldi, en 1727, a dédié à la folie de Orlando une des plus importantes créations de son génie, peut-être le plus original et le plus intéressant de ses opéras. Le charme extraordinaire du sujet et du personnage fournissait au «Prêtre Roux» («Prete Rosso») presque quinquagénaire, arrivé à la pleine maturité créative et désormais grand connaisseur des problèmes vocaux lyriques, une occasion pour manifester sa fantaisie géniale et son propre talent dramatique. Vivaldi et le «Orlando Furioso». Vivaldi s'approcha par degrés du personnage de Roland et dans des circonstances romanesques (d'après ce qu'il nous est donné de savoir. la biographie du Prêtre Roux étant encore, en grande partie, entourée de mystère). A l'automne de 1713, le théâtre «Sant'Angelo» (Saint-Ange) de Venise. auquel Vivaldi commençait peut-être déjà à s'intéresser aussi en qualité d'imprésario, présentait au public un opéra du compositeur Giovanni Alberto Ristori, dont le livret était l'oeuvre du «Docteur» Grazio Braccioli, juriste de Ferrare, à cette époque connu à Venise comme dramaturge et comme librettiste. Le titre en était «Orlando Furioso» et dans l'«Argomento ai letton», du 7 Novembre 1713, Braccioli déclarait s'être inspiré du poème de l'Arioste. L'opéra eut un grand succès et Grazio Braccioli fut invité à écrire pour l'année suivante un autre libretto dédié au personnage de Orlando; la musique en aurait été confiée à Antonio Vivaldi qui, juste en 1713, avait fait représenter à Vicence «Ottone in Villa», premier opéra de Vivaldi dont nous ayons connaissance, et qui jouait un rôle de plus en plus important dans la gestion du Saint-Ange. Rien d'étonnant si le Prêtre Roux voulait se lancer sur les scènes vénitiennes après le succès déjà rem-porté par Braccioli. C'est ainsi que naquit le «Orlando finto pazzo» (Roland le faux fou) qui fut représenté au Saint-Ange en 1714, à l'automne, (date de la dédicace du livret: 10 Novembre). Cet opéra se révéla dès les répétitions un in-succès: le compositeur fut obligé de modifier beaucoup d'Airs devant la pression des interprètes et. peut-être plus tard, du public. En haut du feuillet sur lequel il avait écrit un troisième Air pour le même point de la partition Vivaldi. contrarié, nota «Si celui-ci ne plaît pas. je ne veux plus écrire de Musique». Selon l'usage de l'épo- que. il ne restait qu'une issue pour que le Théâtre ne perdît pas de représentations et d'argent, ayant déjà engagé la compagnie pour la saison: composer en toute hâte un autre opéra. Vivaldi trouva plus simple de reprendre le «Orlando Furioso» de Ristori qui avait eu tant de succès et de se charger lui-même de faire les modifications rendues indispensables par le changement de quelques interprètes vocaux (deux chanteurs sur sept seulement restant de la troupe de l'année précédente). C'est ainsi que naquit un deuxième «Orlando Furioso», oeuvre en partie seulement du Prêtre Roux, qui écrit à une vitesse folle fut représenté moins d'un mois après l'«Orlando finto pazzo» (date de la dédicace 1»r Décembre 1714). Le protagoniste. comme dans l'oeuvre de Ristori, était un homme, le baryton Anton Francesco Carli. Le souvenir cuisant de l'insuccès de l'«Orlando finto pazzo» et du travail hâtif dédié au remaniement d'un «Orlando Furioso» écrit par autrui doit avoir tourmenté longtemps le Prêtre Roux; nous savons qu'en 1724 fut représenté à Prague. et à Breslau en 1725 un «Orlando Furioso» composé de Récitatifs de Bioni et d'Airs de Vivaldi dont la musique a disparu. En 1727, finalement, Antonio Vivaldi reprend à Venise ce sujet qui semblait fait pour lui, pour écrire un «Orlando» entièrement de son cru. Les mobiles occasionnels furent, peut-être. les aptitudes particulières de la protagoniste — une femme, cette fois — Lucia Lancetti dont la collaboration avec Vivaldi était limitée à de très rares occasions et qui devait être douée d'un tempérament dramatique vraiment exceptionnel à en juger par la musique qui lui était destinée. Pour l'opéra de 1727, Vivaldi a repris le libretto de Braccioli de 1714; très peu de modifications ont été apportées dans les Récitatifs mais tout les Airs, sauf cinq, sont différents. Nous ne savons pas à qui sont dues les variantes du nouveau libretto: certainement pas à Braccioli qui était retourné dans sa Ferrare natale pour faire du droit et qui cette fois n'est même pas cité dans le libretto; peut- être à Vivaldi. Pour bien diviser le nouveau libretto du nom de son auteur primitif, le titre est également modifié et devient «Orlando» tout court; dans l'édition que nous présentons ici, nous rendons un juste hommage à Braccioli et nous avons conservé le titre original du drame, titre qui en souligne par ailleurs le thème fondamental. Le succès qui a accueilli le «Orlando» de Vivaldi en 1727 nous est témoigné, sans l'ombre d'un doute, par le fait que plus d'une dizaine d'Airs ont été repris par le Prêtre Roux — bien qu'avec des modifications — dans l'opéra «Atenaide» représenté à Florence deux ans plus tard. Le théâtre à Venise au XVIIe siècle. Né à Florence avec la Camerata de' Bardi, l'opéra avait suscité un intérêt immédiat à Venise, où il parvint presque tout de suite à un de ses plus hauts sommets avec les oeuvres de Claudio Monteverdi. C'est précisemment à Venise en 1637 que se produisit un évènement de grande importance et destiné à révolutionner le rapport artistique et social entre le compositeur et son public: un théâtre, le San Cassiano, fut pour la première fois ouvert au public payant (pour la représentation de l'«Andromeda» de Francesco Manelli). Le théâtre lyrique cessait ainsi de s'adresser à la noblesse, évadait des Cours pour être lentement influencé par les goûts et les modes courantes. Pendant les 90 ans qui séparèrent l'«Andromeda» de «Orlando». Venise fut envahi par une véritable frénésie pour ce nouveau genre de spectacle qui devenait le centre de la vie artistique et sociale. Au point de vue artistique nous voyons apparaître dans les théâtres les noms des plus grands compositeurs comme Monteverdi. Cavalli. Stradella, Albinoni. Vivaldi, pour ne pas parler des compositeurs «d'importation» parmi lesquels domine Alessandro Scarlatti; dans les livrets nous trouvons à leur côté les noms des écrivains les plus fameux tels que Metastasio, Zeno, Goldoni, Maffei, et pour les décors ceux des plus grands artistes de leur époque, décorateurs et peintres (dans leur jeunesse beaucoup de peintres parmi les plus célèbres, comme par exemple Antonio Canal dit le Canaletto, ont exercé cette activité). Au point de vue social le Théâtre lyrique devient un lieu de rencontre de toutes les classes étant donné le prix très bas du billet. Un lettré français écrivait en 1680 «rien ne rend la sujétion plus douce au peuple, que de voir qu'il n'y a point de plaisirs à Venise. qui ne luy soient communs avec la noblesse». C'est aussi, par ailleurs, un endroit mondain que l'on fréquente pour se retrouver, pour parler de politique ou d'affaires... on y mange pendant les représentations et l'on s'y dédie à d'autres passe-temps, plus ou moins licites. ' Or, si nous pouvons dire que c'est à Venise. pendant le XVII' et le XVIIV siècle, que le mélodrame traverse une des périodes de plus grande splendeur et de majeur diffusion, nous devons faire observer que pas toute la musique écrite pour le Théâtre était vraiment écoutée; l'attention du public, au contraire, tendait à se concentrer toujours davantage sur des endroits précis du spectacle, tandis que d'autres restait l'objet d'une écoute bien distraite. Il faut rappeler, en outre, qu'au début du XVIIV siècle. époque de splendeur de l'art baroque, on allait au Théâtre pour «s'émerveiller» de. tous les aspects du spectacle (donc également des décors et des complexes machines théâtrales) et pas seulement du son. Ceci explique en partie pourquoi l'évolution du goût à l'époque de Vivaldi a éloigné le mélo-drame de son cadre originel, le «recitar cantando» (réciter en chantant), qui était celui des premiers opéras florentins et vénitiens; à travers de nombreuses transformations, le théâtre musical fut à cette époque dominé progressivement par un nouveau genre d'opéra qui de Naples parvint à Venise, dit justement l'«opéra napolitain». Celui-ci était caractérisé par le fait que l'exposé théâtral et musical s'articulait en deux aspects bien définis. 1) Le Récitatif: dans les Récitatifs se déroulait l'action dramatique proprement dite de chaque composition théâtrale. Il s'agissait des passages les plus intéressants au point de vue scénique mais les moins intéressants du point de vue musical, parce que les dialogues étaient réalisés avec un tissu musical très simple et accompagnés presque partout seulement par la «basse continue» (rarement par l'orchestre), avec des accords simples. 2) Les Airs (auquels s'ajoutent très rarement des duos, des trios, des quatuors ou des choeurs): il s'agissait de morceaux destinés à mettre en valeur la «bravoure» des chanteurs et du compositeur. L'action dramatique s'interrompait et l'un des personnages chantait ses sentiments «les affections», qui pouvaient être selon le cas, l'amour, la douleur, la joie, etc. Il s'agissait de sentiments stéréotypés que certains théoriciens cherchaient même à cataloguer en les énumérant (le mathématicien Kircher en 1650 en énumérait huit, mais des listes plus détaillées furent fournies par la suite). C'était de beaucoup les morceaux les plus importants sous le profil musical, mais étant bien nombreux, ils finissaient inévitablement par freiner et morceler l'action dramatique. Paradoxalement, donc, l'écoute dans les théâtres de l'époque se concentrait surtout sur les Airs qui ne faisaient pas partie de l'action de l'opéra; elles y étaient mêmes isolées au point que, étant toujours clair à quel genre d'«affection» chaque Air appartenait, on pouvait très bien les déplacer d'une scène à une autre ou d'un opéra à un autre, dans une situation expressive analogue. Ceci se produisait souvent pour les oeuvres lyriques ivaldiennes. Quand un chanteur était appelé à chanter dans une autre ville, on lui confiait facilement des Airs qui avaient eu précédemment du succès devant un public différent. Ce n'était donc pas les chanteurs qui étaient choisis pour interpréter un opéra, mais l'opéra qui était écrit en fonction des chanteurs de façon que les virtuoses trouvassent dans la musique qui leur était confiée, les meilleures chances de s'affirmer. Un opéra était donc destiné à ne durer pas plus que la saison et la compagnie pour les-quelles il avait été composé, et il ne pouvait être utilisé pour une autre occasion qu'après avoir subi des modifications et des adaptations. Ceci explique aussi pourquoi si peu d'opéras vénitiens de l'époque nous sont parvenus (le théâtre musical d'Albinoni. par exemple. reste de nos jours complétement perdu). Les jeux complexes d'équilibre qui se créaient au sein de chaque compagnie entre les différents chanteurs postulaient que chaque virtuose devait avoir, selon l'importance du rôle qu'il jouait, un certain nombre d'Airs de caractère différent dont la succession devait répondre à des règles bien précises. Le compositeur et aristocrate vénitien, Benedetto Marcello, dans son «Théâtre à la mode» nous a laissé une satire très violente et vive, dirigée contre cette façon de composer, en fustigeant, en même temps, les moeurs qui régnaient dans ce milieu. Peut-être aux temps modernes et aussi sous l'influence de la satire de Marcello, un chapitre fondamental dans l'histoire de l'opéra a-t-il été fermé trop tôt sans qu'on prenne auparavant la peine de connaître un nombre raisonnable d'oeuvres à travers l'expérience vécue de l'exécution. La célébration du 300" anniversaire de la naissance de Antoniô Vivaldi fournira, espérons-le. l'occasion d'une révision critique basée sur la connaissance «ex vivo» de plus d'une partition d'opéra de Vivaldi. Vivaldi et le théâtre lyrique. Vivaldi s'est dédié avec passion aux opéras pendant plus d'un quart de siècle et son activité de compositeur de mélodrames n'a certainement pas été inférieure à celle de compositeur de musique instrumentale ou à celle de maître à l'Ospedale della Pietà à Venise: dans une lettre datant de 1739, deux ans avant sa mort, il déclare avoir produit 94 opéras! Nous n'avons pourtant connaissance sûre que d'une cinquantaine et de 20 seulement (pas tous complets ni entièrement de sa plume) nous possédons la musique. Celles-ci nous suffisent pourtant pour juger de la taille que le Prêtre Roux atteignit même dans ce domaine. Ses rapports avec le théâtre étaient tellement étroits qu'il ne se limitait pas à la composition de la musique. A partir de 1714 il a participé (à quel titre, ce n'est pas toujours très clair) à l'organisation des spectacles du Théâtre Saint-Ange et il a certainement organisé d'autres saisons d'opéra dans plusieurs autres villes (Vérone, Mantoue, Florence, etc.). Avant de participer à la vie théâtrale comme compositeur. il avait probablement joué comme violiniste dans les théâtres: ses premiers recueils instrumentaux (bien qu'antérieurs à l'«Ottone in Villa») portent déjà l'empreinte de l'expérience théâtrale du Prêtre Roux. Notre opinion (mais ce n'est pas seulement la nôtre) est que les grandes innovations vivaldiennes dans le domaine instrumental naissent aussi de la transposition dans ce domaine de formes, d'idées et de procédés caractéristiques de l'opéra (par exemple la «Sinfonia avanti l'opera», le grand Adagio lyrique-Air, avec variations, comme la «devisen-Arie», etc.) (1). De toute façon il est indubitable que le plus grand génie vénitien et italien du baroque musical, l'artiste qui avait eu le courage, ouvertement polémique, d'intituler à l'«Estro», c'est-à-dire à la fantaisie déchaînée, et à la «Stravaganza» (l'Extravagance) ses deux premiers recueils de concertos, le compositeur dans lequel se réalisent les tendances principales du baroque plus mûr, du goût de la «surprise» à celui de l'ornement improvisé. de la splendeur des couleurs à la virtuosité plus passionnée, devait sentir de façon irrésistible l'appel du monde théâtral vénitien dans lequel la fantaisie et l'extravagance ne manquaient certes jamais: à ce monde Vivaldi a contribué de façon décisive; il en a reflété les qualités, et parfois les défauts qu'il a compensés par la fulgurante génialité du grand maître qu'il était. Les rapports de Vivaldi avec le théâtre ont été consacrés ultérieurement par l'union du Prêtre Roux (rapport présenté comme chaste et amical) avec une chanteuse, Anna Girô (Giraud). qui apparaît pour la première fois dans les opéras de Vivaldi dans le rôle de Tamiri dans «Farnace» et qui interprétera de nombreuses oeuvres et restera aux côtés de Vivaldi presque jusqu'à la fin de sa vie. Même les opéras de Vivaldi révèlent quelquefois la hâte avec laquelle les compositeurs de cette époque travaillaient: l'autographe de «Tito Manlio» porte l'annotation autographe «Musique de Vivaldi faite en 5 jours»; de nombreux morceaux voyagent tels quels d'un opéra à un autre et souvent le même fascicule est déplacé sans que change le nom du personnage; la séparation rigoureuse entre le Récitatif et l'Air est respectée presque partout, mais souvent au détriment de l'action (2). Mais la courbe créative décrite par les opéras retrouvés tend toujours a une meilleure connaissance des possibilités expressives de la voix humaine, à une plus grande maîtrise de la technique et à un contrôle parfait des moyens 'expressifs fournis par l'ambiance, au génie toujours plus explosif du contenu musical proprement dit, aux thèmes, toujours plus incisifs, nous révélant chez le Prêtre Roux, même dans ce domaine, une intensité de recherche constante et profonde, qui n'est pas séparée de résultats qui aujourd'hui nous semblent déjà de grand intérêt. Le «Orlando Furioso» de Vivaldi: le livret et la musique. Parmi les opéras de Vivaldi, le «Orlando» de 1727 occupe une place de choix. Si toute la musique témoigne ici de la pleine maturité créative de son auteur, les caractéristiques intrinsèques de «Orlando» sont l'intérêt musical et l'extraordinaire beauté des Récitatifs et par-là même, l'équilibre expressif entre les différentes parties du discours dramatique et musical. Vivaldi est parvenu à un résultat tellement exceptionnel dans cette ambiance artistique particulière, probablement grâce au sujet même de l'opéra et au livret. Braccioli nous apparaît dans ce drame comme un homme de théâtre qui a su fournir au compositeur. avec une habileté exceptionnelle, un texte susceptible de provoquer des idées musicales nLhemcnt ,iriées et originales. En outre. le texte est rédigé dans un style poétique nettement baroque, très savoureux autant qu'imagé mais. dans l'ensemble, sans redondances excessives. La sonorité du vers est souvent très belle et dans certains cas, les Airs «sonnent» bien sans lier le compositeur à une signification verbale trop précise. Du poème de l'Arioste, Braccioli utilise pour son livret seulement quelques fragments principale-ment empreintés aux Chants VI, VII, VIII, XXIII et XXXIX, en superposant, d'ailleurs, les divers événements et en introduisant quelquefois des épisodes et des personnages qui appartenaient à des moments tout à fait différents du poème. Cet audacieux mélange est sommairement décrit dans I'«Argument au lecteur» de 1713 par l'auteur même du livret «Seule l'île d'Alcina... constitue le lieu dans lequel se déroule l'action; alors que dans le vaste Poème les nombreuses actions encombrent presque le monde entier, pour ainsi dire, je les réduis dans le Drame à une seule; dont les causes, les moyens et les conséquences sont l'Amour, la Folie et la guérison de Orlando. Servent d'escorte à cette action les amours de Bradamante et de Ruggiero, d'Angelica et de Medoro, les inclinations variables d'Alcina, les différentes passions d'Astolfo...». Nous avons ainsi dans l'opéra deux phases très nettement distinctes: l'une, dédiée aux déroulements latéraux, est constituée par la séquence habituelle de Récitatifs et d'Airs, l'autre, dédiée à la folie de Orlando, thème central du drame, se déroule principalement à travers des Récitatifs, au point que le 3' acte est presque totalement *dépourvu d'Airs. Appelé à réaliser le pivot de l'opéra par des Récitatifs, et inspiré par le thème si riche de la folie, Vivaldi crée en réalité de grandes scènes dramatiques, dans lesquelles y alternent des traits vocaux, mélodiques, harmoniques et rythmiques d'une variété et d'une originalité impressionnantes, au point de ne pas permettre à l'auditoire de se distraire comme d'habitude. La description de la folie passe à travers trois phases différentes: tout d'abord il y a une phase d'explosion très violente, quand Orlando brise le Rocher pour sortir de la prison où la magie d'Alcina l'avait enfermé, ensuite devant la révélation du mariage d'Angelica et de Medoro, il arrache ses vêtements et détruit les plantes et la forêt (ce sont les deux scènes importantes du 2' acte): l'extraordinaire exaltation vocale et harmonique du Récitatif, dramatique, entraîne un dialogue exalté entre la protagoniste et l'orchestre, sur les ailes d'une virtuosité éclatante. Puis, dans le troisième acte, il y a une longue phrase pathétique: Orlando dialogue avec les autres personnages de l'opéra, discours apparemment insensés, parfois en français, dans lesquels est pourtant toujours présente l'image d'Angelica et de la deception amoureuse. Vivaldi trouve ici une variété et une légèreté d'accents infinies, qui vont de la franche ironie de la citation du fameux thème des «Folies d'Espagne»(utilisé par Corelli dans sa «Folie» et repris par Vivaldi dans la Sonate opus 1 n° 12), à une légèreté impalpable et pleine de fantaisie, à une tristesse inconsolable et poétique. Enfin il y a une troisième phase où dans un crescendo qui aboutit à un paroxysme de violence, Orlando détruit le règne d'Alcina. Nous sommes ici, comme on le voit, devant une variété et une génialité d'accents dramatiques dignes des plus grands compositeurs d'opéras de tous les temps. Mais il y a davantage: le soin très particulier que Vivaldi a apporté dans la composition des «Récitatifs — scenes de folie» semble se répercuter sur tout le reste de l'opéra et le compositeur s'est trouvé en devoir de soigner avec la plus grande attention beaucoup de Récitatifs aussi de la première partie, arrivant à des résultats de grande beauté poétique et expressive. Il suffit de mentionner l'admirable dialogue entre Angelica et Medoro mourant sur le rivage durant la tempête (Acte I, Scène 2 — la description des vagues furieuses est esquissée par le compositeur par l'indication «arpège» figurant à la 1z«' mesure de la basse); la violente intervention de Orlando aveuglé par la jalousie et les subtiles nuances psychologiques du dialogue qui suit (Acte I, Scène 4), le dialogue émouvant et solennel dans lequel les deux paladins, Ruggiero et Astolfo, pleurent la mort présumée de Orlando et projettent de le venger (Acte 111. Scène 1), le réveil de Orlando après le sommeil de la folie et, ensuite, la bénédiction des époux, ainsi que la fureur tragique d'Alcina vaincue. A l'intérêt suscité par les Récitatifs s'oppose (et ce fait est bien plus habituel) la beauté extraordinaire des Airs. Parfait connaisseur de la technique vocale, Vivaldi sait se servir de la richesse des situations dramatiques pour faire apparaître son génie dans les directions les plus diverses, à travers des thèmes fascinants et incisifs. Le genre dramatique-tempétueux est particulièrement présent dans les plus beaux Airs de Orlando («Nel profondo», «Sorge l'irato nembo» etc.), d'Alcina («Anderb, chiamerô»), d'Astolfo («Dove il valor combatte») et d'autres, mais les «affections» les plus diverses sont dignement représentées. II serait trop long de décrire un par un ces morceaux dans lesquels se reflète une fantaisie musicale qu'on reconnaît à juste raison comme une des plus géniales de l'histoire de l'art et dont le développement spectaculaire, presque comme dans un grand festival moderne, ne peut pas ne pas enthousiasmer progressivement n'importe quel auditeur. Nous mentionnerons seule-ment l'Air idyllique de Ruggiero «Si da te, mio dolce amore», dans lequel la flûte soliste s'oppose à la voix dans un des morceaux les plus difficiles qui ait jamais été écrit pour cet instrument; et l'ironie si subtile de l'Air d'Alcina «Vorresti amor da me?». Il est aussi curieux de remarquer comment au personnage d'Angelica sont constamment associées des Airs dont la tendre et limpide mélodie semble se rapporter à des modèles napolitains. Comme c'était alors l'usage, Vivaldi a abondamment utilisé du matériel pré-existent. Très peu de morceaux sont restés de «Orlando Furioso» de 1714: il s'agit de Récitatifs et il est intéressant de remarquer qu'à cette époque lointaine remonte la scène de la folie, la plus bouleversante (Ah, sleale), même s'il s'agit d'une version différente mais correspondante en substance, pour le baryton Carli. Un «Air» (parmi les plus aimés de Vivaldi, «Anderb, chiamerô dal profondo») se trouve déjà dans «Orlando finto pazzo» et a été reprise dans"d'autres opéras; il en est de même du choeur final. D'autres se trouvent dans le «Famace» et dans d'autres opéras précédents. Devons-nous conclure par-là que cet opéra est un pastiche de morceaux différents, réunis seulement pour l'opportunité du moment? La réponse est sûrement négative: non seulement le génie de Vivaldi parvient à cimenter le nouveau matériel avec les morceaux appartenant à des époques créatives précédentes, mais, à travers la mise en valeur du Récitatif sur le plan dramatique et musical, il fond chaque élément avec l'élan d'une fantaisie incandescente, créant ainsi, peut-être plus que dans le reste de sa carrière, un drame musical dans le sens moderne du terme. Les personnages ne sont pas seulement une superposition d'action et d'«affections», mais ils vivent et se réalisent comme les grands personnages des opéras des époques suivantes. Ils sont donc conséquents et palpitants de vie: Orlando le paladin, à travers les différentes phases de son impétuosité avant, et de sa folie après, réussit à rejoindre le stadé du renoncement et de la sagesse: la magicienne Alcina, perfide séductrice, toujours plus déçue dans ses ambitions de femme et de souveraine, finit par conclure sa carrière dans la protestation cosmique et dans l'hymne infernal à la vengeance. II en est de même pour les autres personnages: Angelica, tendrement amoureuse et seulement pour cela capable de perfidie subtile; le galant paladin Ruggiero, quelquefois héroïque et batailleur, mais le plus souvent ingénu et un peu comique dans sa vulnérabilité aux filtres magiques et aux grâces féminines; l'amoureux et généreux Medoro, contraint au renoncement et à l'attente; l'héroïque Astolfo qui lutte contre l'envoûtement sinueux de la magicienne et réussit à le vaincre, et la généreuse et impétueuse Bradamante. Nous pouvons peut-être ajouter une observation très curieuse: la compagnie pour laquelle le «Orlando» fut écrit, en 1727, présentait dans les rôles principaux trois chanteuses (parmi les-quelles la Lancetti et la Giraud) qui avaient une extension de voix très semblable. ce qui doit avoir rendu bien difficile le travail du compositeur et le rend de nos jours à qui veut présenter l'opéra. Les choses s'étaient passées différemment en 1714 quand Orlando était un chanteur et que les parties de femmes étaient confiées à des chanteuses telles que la Gualandi-Campioli et la Fabbri. Rappelons que l'attribution des rôles masculins à des femmes était l'usage établi dans l'école vénitienne. Note à l'interprétation Un opéra de Vivaldi durait, en moyenne, de cinq à six heures: telle était la durée de l'«Orlando». La représentation intégrale d'un «original» pareil est maintenant absolument impossible: non seule-ment il serait très difficile de trouver qui joue, qui chante et surtout qui écoute une telle représentation, mais ce serait contredire, et de beaucoup, le but même dans lequel la musique a été composée. Du point de vue social les conditions d'écoute ont, comme nous l'avons mis en évidence, beaucoup changé: le public d'aujourd'hui écoute en silence tout l'opéra tandis qu'à l'époque de Vivaldi il y avait au théâtre de nombreux dérivatifs et certains morceaux n'étaient pas écoutés du tout. L'hypothèse généralement acceptée est qu'il vaut mieux «réduire» le spectacle à des dimensions acceptables par un public moderne, et compatible avec la façon actuelle de jouir de l'art des sons. A propos de l'objet spécifique de cette «réduction» et des critères adoptés pour la réaliser, nous pensons qu'il faut agir de façon différente suivant qu'on a affaire à des Récitatifs ou à des Airs. Le Récitatif constitue l'action théâtrale proprement dite; même quand il est réduit, il doit conserver les données essen- tielles du sujet de l'opéra, respecter une certaine logique, ne pas présenter d'incohérences ni de sauts trop brusques. Les Airs, au contraire, ne font pas partie de l'action et doivent être choisies selon des considérations purement musicales, en ayant soin de respecter dans l'ensemble l'exigence de variété, en veillant à leur répartition entre les différents personnages et les différentes parties de l'opéra. Elles doivent être toujours justifiées par un Récitatif (même dans l'original, d'ailleurs, certains Récitatifs n'ont été introduits que pour «soutenir» un Air) mais à condition qu'il y ait une identité d'«affection», ils pourront être insérés dans un Récitatif différent de celui d'origine. Etant donné les caractéristiques de l'«Orlando», et contrairement à un usage affirmé aujourd'hui en ce qui concerne les opéras des autres compositeurs, nous avons tenté de conserver intact l'équilibre global entre les Airs et les Récitatifs en ne concentrant pas les «coupures» sur ces derniers. Pour éclairer les relations entre la version présente et le texte original, nous avons reproduit dans la table qui accompagne ce texte, la position qu'occupaient exactement, dans l'autographe, chaque Récitatif et chaque Air. Deux importantes adjonctions concernent: 1) La «Sinfonia» ou ouverture: comme beau-coup d'opéras vivaldiens, «Orlando» n'a pas de «Sinfonia avanti l'opera». En tel cas le compositeur utilisait, comme c'était l'usage, l'ouverture d'un autre opéra, que souvent nous trouvons recopiée au début de la nouvelle partition. Parmi les nombreuses ouvertures de Vivaldi de ce genre que nous connaissons, nous avons choisi, selon des critères dramatiques et musicaux, celle de l'opéra «Arsilda Regina di Ponto», utilisée par le compositeur même pour le «Teuzzone»; 2) L'Air «Fonti di pianto»: Le rôle de Orlando ne contient aucun Air pathétique. C'était une règle fixe que parmi les Airs dédiés au protagoniste (habituellement cinq), il devait y en avoir au moins un de ce genre, mais probablement la Lancetti était une chanteuse plus douée pour les explosions de virtuosité, ou dramatiques, que pour le chant expressif. Nous avons retenu opportun accueillir un désir de la protagoniste dans cette version en lui donnant les mêmes droits reconnus aux protagonistes de ce temps-là. Notre choix est tombé sur l'Air «Fonte di pianto» de la Cantate RV 656: nous sommes convaincus que ce morceau s'insère parfaitement dans le cadre dramatique et expressif dans lequel il est présenté. Nous ne voulons pas tenter de faire ici une analyse hâtive, qui serait de toute façon trop superficielle, des nombreux problèmes historiques, musicologiques, de textes, d'interprétation, d'exécution, que comporte une aventure dans le territoire encore vierge de l'opéra vivaldien. II est par ailleurs juste d'avertir que, suivant les traités de l'époque fort bien connus (comme le fameux traité de Tosi de 1723) (3) et en harmonie avec les coutumes et l'esprit de l'époque du meilleur baroque, les interprètes ont collaboré avec le réviseur pour les ornements même impromptus des «Da Capo», des Airs, pour les improvisations des appogiatures. Peter Ryom, qui a mis à ma disposition une très vaste documentation sur l'ouvre de Vivaldi, dont il est un éminent spécialiste, et sur «Orlando» en particulier, m'a donné un encouragement décisif à réaliser une entreprise si exaltante mais aussi pleine de toutes sortes de problèmes. Je dois le remercier très vivement pour sa contribution indispensable. En considération de la nature de ce texte, je n'ai pas pu le mentionner chaque fois qu'il a été la source de mes renseignements. Je voudrais également apporter le témoignage de ma pro-fonde reconnaissance envers Lorenzo Arruga qui m'a guidé dans la recherche sur les valeurs dramatiques et poétiques authentiques de l'opéra et du livret ainsi que dans l'analyse et l'adaptation théâtrales du livret, et à Edoardo Farina qui m'a aidé à chaque instant de ses conseils et de ses avis précieux et a exercé à mes côtés la fonction de chef d'orchestre dans la partie très délicate de la basse continue. Claudio Scimone (Traduction de Françoise Heffer)