DOCUMENTS D'ÉTUDE MUSICOLOGIE.ORG http://www.musicologhie.org ============================ DEUX RITUELS ET UN CHANT DE L'ÂME Par Harry Halbreich Maurice Ohana n'a abordé que tardivement la grande formation symphonique et n'y a fait appel que quatre fois au total : dans Synaxis (1965-66), puis dans T'Harân-Ngô (1973-74). le Livre des Prodiges (1978-79) et enfin dans le Concerto pour piano (1980-81). On sait qu'il n'était pas un symphoniste et que les grandes formes à thèmes et à développements d'obé­dience mittel-européennes lui étaient aussi étrangères qu'une conception orchestrale par blocs et masses. Surtout il y a une sonorité fondamentale de la pensée orchestrale européenne traditionnelle, celle du violon, qui est foncièrement absente de son univers sonore : face à deux grandes pages concertantes pour le vio­loncelle, on n'en trouve point pour le violon. Dans l'orchestre ohanien type, les cordes sont minorisées face aux autres groupes instrumentaux, même dans les quatre partitions citées où elles sont pourtant nom­breuses. Parmi ces ouvrages, le demièr ressortit totale-ment du domaine du concerto, auquel le premier, Synaxis, fait plus que donner des gages. A côté du mystérieux T'Harân-Ngô, l'une des oeuvres les plus secrètes de son auteur, seul le Livre des Prodiges, en sa splendeur épanouie, possède le gabarit et la couleur, si-non l'esprit et la structure, d'une véritable symphonie. Synaxis fut composé assez rapidement de sep­tembre 1965 à janvier 1966, et fut créé cette même an-née sous la direction d'Ettore Gracis à l'occasion de la remise à Ohana du Prix Marzotto-Valdagno. À la grande formation traditionnelle par trois, augmentée d'une cithare en tiers de ton (que l'on rencontre fré­quemment sous sa plume; mais flûtes et cuivres doi­vent également jouer en tiers de ton) et de deux harpes, viennent s'ajouter six solistes, à savoir deux pianos (utilisés non en dialogue concertant, mais comme une seule entité sonore) et quatre percussions. Ces der­nières utilisent un ensemble volumineux d'instruments, certes, mais traditionnel, celui dont disposaient les Percussions de Strasbourg. auxquelles l'ouvrage est dédié. dix ans après qu'Ohana eût écrit pour elles ses Études chorégraphiques. De par sa forme et son esprit, Synaxis échappe aux catégories habituelles, tout en prenant sa place parmi les nombreux ouvrages du compositeur – le Livre des Prodiges en est également – répondant au concept du Rituel. Un rituel échappant à toute église ou même à toute religion définie pour remonter plus loin dans le temps, à la source même des grands mythes fondateurs de la culture des hommes. Ses huit séquences enchaînées portent toutes des titres emprun­tés à des formes de musique vocale, dont le composi­teur entreprend ici une transposition dans le domaine purement instrumental, à la manière d'une sorte de « messe du son » (Christine Prost). Il nous rappelle lui-même que Synaxis était le nom donné à la liturgie primitive du Ilème siècle et qu«il désigne ici un en-semble d'aspects de la matière sonore considérés comme essentiels et ordonnés en forme de rituel (tes­situres, timbres, rythmes, durées, densités, synthèses harmoniques, etc...).» Synaxis est l'une des oeuvres les plus audacieuses d'Ohana, d'une âpreté, voire d'une férocité dans la violence qui appellent l'épithète «fauve ». L'harmonie en est si constamment dissonante, avec ses frottements de seconde se resserrant encore en tiers de ton, qu'elle échappe à l'analyse traditionnelle, même en faisant ap­pel aux notions de notes ajoutées ou d'acciaecature. Mieux vaut y reconnaître des « sons épais », des grappes sonores comme chez Varèse, niveau où les no­tions de timbre et d'harmonie se confondent dans un concept commun de couleur. La première séquence, Diaphonie, précise d'en­trée le caractère a- symphonique de l'oeuvre: elle est presque entièrement réservée aux deux pianos, traitésde manière homophone en résonances tantôt stri­dentes, tantôt profondes, évoquant des cloches. Ce n'est qu'à la fin qu'apparaît une sombre et lente mélo-die de clarinette basse et de contrebasson. doublés par le second piano. Tvmpanum, aux rythmes agressifs et spasmodiques, met surtout en jeu les percussions, sou- lignées par de violents accents des harpes et par des cordes graves convulsives. Ce n'est que plus tard qu'intervient le reste de l'orchestre, culminant en un bref et très dense tutti, le premier jusqu'ici. Sibile, évocation des prophétesses-sorcières chères au compositeur – de la pièce vocale homonyme à l'opéra La Célestine– pousse la violence au pa­roxysme de ses bois suraigus perçants, de ses déhan­chements quasi-strawinskyens, dans un climat d'allé­gresse nettement démoniaque. Contraste total avec Tropes, page lente et mystérieuse, au calme tendu, royaume des glissements félins en tiers de ton, abou­tissant bientôt au nouveau paroxysme sonore de Clameur, dans la pleine puissance du tutti. Organum retrouve une bien factice quiétude et pousse à l'ex­trême le raffinement harmonique, bref répit avant le pénultième volet, Antiphonie, le plus développé, car deux fois plus long que les autres. C'est aussi le plus divers, renouant d'abord avec le rôle dominant des deux pianos (de Diaphonie), puis des percussions (de Tcmpanum), poursuivant avec de glissants traits de bois sur fond de marécage en tiers de ton des cordes, avant de galvaniser le tutti en déflagrations d'énergie se libérant en un grand ensemble des percussions seules. Après ce morceau qui, sans aucune redite litté­rale, fonctionne un peu à la manière d'une synthèse cumulative. il ne reste plus qu'à terminer brièvement avec l'ample hymne de Maya, dont le titre ne se réfère nullement à l'Amérique centrale, mais bien aux fêtes de mai, qui associent le renouveau de la nature au culte de la Vierge: lien avec un précédent chef-d'oeuvre d'Ohana, les Cantigas, inspiré par la poésie mystique médiévale d'Alphonse le Sage. Ce qui nous ramène àl'Espagne. jamais longtemps absente de l'univers poé­tique du compositeur, et qui se trouve magnifiée dans l'un de ses chants les plus émouvants. Anneau du Tamarit. À quatorze ans de distance, Maurice Ohana, peu attiré par le violon, nous l'avons vu, a mis en valeur le violoncelle dans deux concertos, après lui avoir consa­cré déjà d'importantes pages de musique de chambre. Écrit pour Mstislav Rostropovitch, le deuxième de ces concertos –In dark and bille (1990)– puise, comme son nom l'indique, aux sources afro-américaines de l'inspiration ohanienne. Anneau du Tamarit, au contraire, écrit assez rapidement du 15 juillet au 31 oc­tobre 1976, mais remanié encore après sa création par son dédicataire Alain Meunier aux Semaines Musicales d'Orléans le 10 décembre 1977, est un témoignage essentiel de l'Ohana andalou. En effet, un grand quart de siècle après son premier chef-d'oeuvre, le Llanto por lgnacio Sanchez Mejias, c'est un nouvel hommage à la mémoire de Federico Garcia Lorca. Le compositeur l'entreprit à Paris. mais l'essentiel en fut rédigé à Viznar, village au Nord-Ouest de Grenade, où le poète périt sous les balles franquistes le 19 août 1936 à l'âge de trente huit ans. Le titre se réfère au dernier recueil qu'il acheva, peu de semaines auparavant, le Divan du Tamarit, du nom d'un jardin proche de Grenade et appartenant à l'un de ses parents, le terme Divan désignant précisé-ment un recueil de ce genre dans la littérature arabe. La seconde partie de ce recueil consiste en neuf Casidas sublimes, élégies tragiques dans lesquelles Lorca semble avoir pressenti sa propre mort. Ce sont autant de visions amères et désespérées qu'Ohana ima­gine peuplant la mémoire du poète tout au long de cette route de la Fontaine aux Larmes qui fut son che­min de croix. C'est, nous explique-t-il, comme si mots et images tournaient autour du condamné, pareils à un anneau qui l'encercle et l'emprisonne, mais aussi le protège à l'heure ultime. Écrit pour un orchestre quasiment classique d'une cinquantaine de musiciens, dans lesquels même la percussion, à l'exception d'une ou deux séquences, se fait plus discrète que d'habi­tude, c'est un grand poème tragique d'un seul tenant. au lyrisme très intériorisé, le plus intime et le plus émouvant, sans doute, de tous les concertos d'Ohana. Un Sol tenu est longuement travaillé en mélodies de timbres et registres rappelant étrangement les pro-cédés de Giacinto Scelsi, et la voix du soliste ne s'en dégage que graduellement. La tension monte brutalement avec de violents coups de fouet de l'orchestre d'un impact de douleur toute physique, libérant le mouvement dans le sens d'une grande ballade dialo­guée et dramatique aux péripéties multiples et qu'il se-rait vain de détailler ici. La liberté du discours ryth­mique y est aussi impressionnante que celle d'une harmonie-timbre somptueusement non-tonale, bien que toujours polarisée'. C'est ainsi que le milieu de l'oeuvre réserve un autre zone étale, cette fois-ci autour de La. La traditionnelle cadence associe ici le piano, le xylophone et le vibraphone à l'instrument soliste. Une brève zone de tendresse quasi-debussyste se polarise autour de Do dièse, antipode du Sol initial, et après un dernier paroxysme de force, la musique se fige lente-ment sur une pédale d'Ut grave vers sa fin mystérieuse et comme hypnotique. À la violence déchiquetée, chaotique de Syna.tis, au bouleversant rêve intérieur d'Anneau du Tatnarit, succède l'aboutissement grandiose et solaire du Livre des Prodiges, la seule véritable « symphonie » oha­nienne, et le sommet de toute son oeuvre orchestrale. Le compositeur, dans sa retraite bretonne de Carnac, graduellement aussi aimée que l'Andalousie, travailla longuement, du 16 mai 1978 au 14 juillet 1979, à cette commande émanant de l'Orchestre Philharmonique de Lyon, qui en assura la création sous la direction de Serge Baudo le 4 octobre de la même année, à Lyon. puis à Paris cinq jours plus tard. Jamais Ohana n'avait mobilisé une formation aussi impressionnante, et il ne devait d'ailleurs pas récidiver: les bois par quatre (mais avec cinq clarinettes), six cors, trompettes et trombones par quatre, tuba, piano, deux harpes, tim­bales et quatre percussions, grand effectif de cordes. L'eeuvre, nous explique le compositeur, «se présente comme une série d"'images" inspirées par les prodiges qui, depuis la nuit des temps, ont suscité mythes ou lé­gendes qui hantent encore la pensée contemporaine.» Et il poursuit: « Elle adopte la forme d'un concerto pour grand orchestre. Chaque groupe instrumental est amené à déployer ses puissances ou ses vertus spéci­fiques dans des séquences dialoguées, en forme d'an­tiphonies, avant de se fondre dans la clameur des tutti. Les deux parties de l'ouvrage sont séparées par un si­lence mesuré qui, sans interrompre le déroulement, an-nonce la Conjuration des Sorts. Entre les divers épi­sodes, une sorte de refrain rappelle le paysage qui sert de toile de fond à toute l'oeuvre. C'est un Clair de terre aux couleurs voilées et changeantes, comme si tout se déroulait sous la veille silencieuse d'un astre dédoublé et lointain, lequel serait notre Terre.» Dans ce monde paradoxal, peuplé d'archétypes enracinés depuis la nuit des temps au plus profond du subconscient de la mémoire humaine, taureaux ailés ou monstres multicéphales, la lune est la terre et le so­leil est renversé. Nous sommes ici dans le domaine privilégié du sortilège harmonique, de l'alchimie des timbres, d'une quête éperdue, presque douloureuse, de cette beauté absolue dont Debussy avait déjà possédé les clefs. Si l'empreinte du Sacre du Printemps n'est pas niable, j'y vois en filigrane, à certains endroits, celle d'un Strawinsky moins célèbre, plus profond et plus essentiel, celui des Symphonies d'instruments é vent, écrites, ne l'oublions pas, à la mémoire de Debussy. La tension rythmique vient s'ajouter ici à la tension harmonique et sonore au point qu'on est tout surpris de remarquer, après coup, le caractère obses­sionnel et litanique d'un melos fréquemment figé dans l'oscillation de ses degrés conjoints de seconde ma­jeure... Le bref épisode liminaire du premier Clair de Terre installe le balancement de ses accords à la fois sombres et translucides, paradoxe non moindre que ce-lui d'un étrange scintillement fixe. Les Taureaux ailés libèrent alors la saine énergie – plus sereine et plus do-minée que dans Synaxis – de leur danse puissante et lé-gère, basée sur des mètres proches de l'antiquité grecque. Rappelons qu'on les trouve fréquemment dans les sculptures celtibères de l'Espagne pré-ro­maine. Immémorial en poursuit l'élan dans des teintes plus crues et plus vertes, principalement dans l'aigu des bois, tandis qu'Hydre, le monstre aux têtes mul­tiples, est évoqué par une musique dominée par les percussions, dont la violence «cannibale» fait le mo­ment de l'oeuvre le plus proche de Synaris. Les bois riches de syncopes dominent à nouveau Clé des Songes, sur le sourd remous des cordes col legno. Le bref répit du deuxième Clair de Terre, tout à fait diffé­rent du premier, précède le déchaînement sauvage du Soleil renversé, avec les hurlements de ses glissandi ascendants aux cors, qui termine la première moitié de l'ouvrage. Après une brève césure vient la Conjuration des Sorts qui, après un rappel des harmonies mystérieuses et pleines du début, déroule les litanies piaillantes de ses appogiatures rapides aux bois. Aleeto (l'une des trois Furies veillant à la porte des Enfers) en poursuit l'obsession, en aigres unissons coupés de colonnes d'accords. Son noir se rapporte certes de la musique afro-cubaine, dont on reconnaîtra certains rythmes, mais autant et plus aux sonidos regros du conto jondo andalou, si chers au compositeur. Cet épisode précède le plus développé de tous, Jeu des Masques, tournoie-ment de plus en plus vertigineux sur l'obsession des groupes irréguliers de deux et trois croches, et qui est d'un Strawinsky négrifié. Le très court répit du der-nier Clair de Terre, encore différent des deux autres, dont il est une sorte de synthèse, précède le Korô-Ngô final, néologisme familier du compositeur qui a utilisé de nombreux titres se terminant par le suffixe Ngô, d'origine africaine encore, et désignant soit des types de danse (Ta-Ngô en est un !). soit des instruments de percussion qui les accompagnent. Commencé dans le calme d'une litanie de la clarinette à découvert, il dé-bouche sur un tutti massif aux couleurs crues et vio­lentes, qui termine avec une âpre majesté l'un des sommets de toute la musique symphonique du XXème siècle.