Ce document pour étude est une partie du site http://www.musicologie.org =============================== JOSEPH HAYDN: «LA FEDELTÀ PREMIATA» par H.C. Robbins Landon Le 18 novembre 1779, le feu se déclara dans la salle de bal (Redoutensaal) du château d'Esterhàza. Il prit rapidement des proportions catastrophiques et atteignit l'opéra qui se trouvait à proximité. Grâce à l'action conjuguée de tous, le château - joyau de style rococo - put être sauvé. Mais l'opéra brûla complètement ce qui, du même coup, entraîna la destruction de tous les instruments (parmi lesquels de précieux violons italiens et d'autres instruments à cordes), de toutes les parties d'orchestre et de toutes les parties séparées que contenait la bibliothèque d'Esterhàza. Pour la musiquede Haydn, la perte fut vraiment considérable: ainsi disparut le matériel d'exécution de toutes les symphonies écrites de 1761 à 1779, de ses premiers opéras, etc. Circonstance quasi miraculeuse: Haydn conservait dans ses appartements, semble-t-il, les autographes de la plupart de ses opéras d'avant 1779. C'est la raison pour laquelle ceux-ci parvinrent, plus ou moins complets, jusqu'à nous. Le prince Nicolas Esterhàzy (dit "le Magnifique") ne se découragea pas. Il transféra la troupe de l'opéra au théâtre de marionnettes situé de l'autre côté du parc, en face des ruines fumantes. Pour sa fête, on donna un nouvel opéra de Haydn, «L'isoladisabitata». Les marionnettes furent installées dans le jardin, au Pavillon Chinois qui était resté de-bout. Plus important encore: Nicolas décida de faire construire un nouvel opéra, plus beau et plus somptueux que le précédent. Les travaux commencèrent dès la nouvelle année 1780. A Noël 1779, le prince partit à Vienne présenter ses respects à la cour, qu'il haïssait cordialement. Haydn et son équipe eurent alors droit à leur congé annuel. La plupart des musiciens allèrent re-joindre leurs femmes à Eisenstadt. Haydn se rendit à Vienne pour rencontrer son éditeur Artaria, pour acheter de la musique nouvelle, pour regarder les dernières partitions d'opéras et, d'une façon générale, pour fuir la solitude des marais dans les-quels - nouveau Don Quichotte - Nicolas Esterhàzy avait choisi d'ériger son "Versailles hongrois". Le prince voulait inaugrer le nouveau théâtre avec un nouvel opéra de son célèbre maître de chapelle. Comme le temps manquait pourdemanderà un poète local tel que Pietro Travaglia d'écrire un livret inédit, Haydn eut tout simplement recours à une vieille pratique du XVllle siècle: il "emprunta" un livret déjà existant. Il mit la main sur le dernier opéra de Domenico Cimarosa, «L'infedeltà fedele» (texte de G.B. Lorenzi), composé pour l'ouverture du nouveau Teatro del Fondo de Naples le 20 juillet 1779. Ultérieurement, il changea le titre pour éviter toute confusion avec l'ouvrage de Cimarosa et avec sa propre «Infedeltà delusa«. Mais, entre-temps, les références à l'ceuvre se traduisirent par de curieux mélanges entre l'ancienne et la nouvelle désignation. C'est ainsi que, sur des factures conservées aux archives Esterhàzy et qui émanent de diverses personnes ayant eu à faire avec l'opéra de Haydn, on trouve Fidel-la in Fidelta ou le tout à fait délicieux Lin Fa-della in Fedelta. Haydn commença aussitôt le travail de composition (le début de la célèbre ouverture est daté de 1780). L'éditeur Siessd'Oedenburg imprima pourEsterhàza -et en mentionnant la même année 1780-le livret qui lui avait été fourni immédiatement. Pendant ce temps, la construction du nouveau théâtre transformait le château en une ruche effervescente. Une armée de maçons, 'architectes, de couvreurs, de vitriers, d'ébénistes, de tapissiers, de machinistes et de peintres s'installa à Esterhàza. Une jalousie féroce régnait entre les architectes. La confusion fut i son comble lors-que, l'un d'eux ayant finalement triomphé de son rival, il fallut, à la fin de février et au début de mars 1780, abattre tous les murs principaux déjà élevés et en reconstruire d'autres suivant de nouveaux plans! Tout paraissait aller de travers. Pour assurer l'étanchéité du toit de tuiles, l'un des entre-preneurs utilisa une stupéfiante mixture comprenant de la terre rouge, de l'huile de lin, dix seaux de bière et six seaux de sang de boeuf! En aucun cas, le toit ne devait laisser passer la pluie. Cela se passait en août 1780. Peu de temps après, un orage épouvantable éclata au-dessus d'Esterhàza et la pluie tomba pendant trois jours et trois nuits. L'eau ne tarda pas à s'infiltrer dans le théâtre nouvellement décoré. Les grenadiers du prince ravaillèrent jour et nuit pour sauver l'intérieur. Ils utilisèrent leurs couvertures et leurs draps de lits pour protéger le matériel (ce dont Nicolas les remercia généreuse-ment). On put réparer les dégâts mais, un peu plus tard dans l'automne, il y eut un autre orage (les décors de la scène étaient alors en place), et il fallut installer un autre toit sous le toit de tuiles agrémenté du mélange de bière et de sang de boeuf! Durant tout l'automne, et parce que la date du 15 octobre retenue pour la réouverture se rapprochait de plus en plus, les nerfs de chacun furent mis à rude épreuve. Au jour dit, le théâtre n'était encore qu'un fouillis de feuil-les d'or en rouleaux, de plans, de costumes à moitié achevés et d'outils de charpentier. La troupe ambulante des Diwald se trouvait alors au château. Le 15 octobre, elle donna au théâtre de marionnettes la représentation d'une pièce allemande. Ce ne fut pas avant le 25 février 1781 que l'on put inaugurer, grâce au brillant opéra de Haydn, un beau théâtre aux décorations scintillantes dans la lumière des bougies. Tout le monde aima le nouvel ouvrage, avec sa distribution importante, son orchestre "de fête" (avec timbales), ses magnifiques finales "panoramiques". Des passages comme le fabuleux crescendo qui, dans le finale du premier acte, s'enfle graduelle-ment pour éclater dans un fortissimo, durent soulever l'enthousiasme de l'auditoire. Tout cela était nouveau et passionnant. Jouée deux autres fois en février, «La fedeltà premiata» fut encore donnée huit fois en mars, une fois en avril, cinq fois en septembre, dernier mois de la saison. Au cours de celle-ci, il y eut à Esterhàza cinq autres premières d'opéras italiens signés Anfossi, Paisiello, Piccinni, Astaritta, et Righini. II y eut quatre reprises de saisons antérieures (oeuvres de Gazzaniga, Sarti, Salieri et Anfossi). En 1782, «La fedeltà premiata» fut confiée à une nouvelle distribution et l'on imprima un nouveau livret. De grandes parties de l'opéra furent hâtivement transposées (nombreux airs de Celia élevés à un registre supérieur), plusieurs sections durent changer de place et le rôle du comte Perrucchetto passa de la basse au ténor (ce qui lui valut, au moins, un air tout neuf). On fit aussi des coupures. «La fedeltà premiata» nouvel-le mouture obtint le même succès que la précédente. Elle ne fut pas jouée avant septembre, ce qui donna à Haydn assez de temps pour effectuer les révisions nécessitées par la nouvelle distribution. Il y eut quatre représentations en octobre, trois en novembre, une en décembre et neuf en 1784. Sa popularité valut à l'ceuvre de figurer encore au programme de la saison 1785. La troupe théâtrale du comte Erdôdy qui, à Presbourg, dormait des représentations payantes, décida de monter le nouvel opéra en allemand. Son impresario Girzick se chargea de la traduction. A «La fedeltà premiata» fort bien accueillie à Presbourg s'ajoutèrent bientôt trois autres opéras de Haydn, tous dans une traduction allemande. Dans la version due à Girzick, «La fedeltà premiata» fut aussi exécutée, en 1784, au Kârntnerthor-Theater de Vienne par une troupe dont le chef n'était autre qu'Emanuel Schikaneder. L'empereur Joseph II assista à l'une des représentations. En vérité, cet opéra attirait des foules dont le Wiener Zeitung nota l'importance, et qui dépassaient sûrement tout ce qu'on peut observer à notre époque. Lorsque, en décembre 1958, il examina l'autographe incomplet de «La fedeltà premiata» à la Bibliothèque Nationale de Budapest, l'auteur de ces notes fut immédiatement frappé par la haute qualité de la musique et, en particulier, par l'extraordinaire finale de l'acte II (celui de l'acte I manquait). Dans une série de concerts Haydn dirigés par Maurits Sillem pour la BBC, nous mîmes des extraits de l'opéra, entre autres son magnifique finale. L'accueil fut extraordinaire et la BBC nous demanda de préparer l'opéra entier. Mais que pouvions-nous faire pour les parties manquantes? En octobre 1957, nous avions localisé, à la bibliothèque des princes Fürstenberg de Donaueschingen, la réduction pour piano de la version allemande complète (traduction de Girzick) dans une copie du XVllle siècle (c'est là que nous trouvâmes également les parties séparées manuscrites authentiques des Symphonies «Londoniennes», avec les cor-rections de Haydn). Quelques airs manquants dans l'autographe de Budapest se trouvaient à la Bibliothèque Nationale de Vienne. Ainsi donc, nous disposions de tout l'opéra dans la réduction pour piano, mais une grande partie de la version orchestrale faisait encore défaut. Heureusement la Biblioteca Nazionale de Turin possède une copie manuscrite de l'opéra entier, corrigée et signée par Haydn. Quelques années plus tard, nous découvrîmes chez un libraire de Milan une grande partie du propre matériel d'exécution de l'auteur. Nous en fîmes l'acquisition pour le Burgenlândisches Landesmuseum d'Eisenstadt. L'opéra retrouvait son intégralité. Nous par-vînmes à localiser des copies des deux livrets d'Esterhâza (représentations de 1781 et 1782) devenus des plus rares, ce qui nous permit de disposer ainsi de sources complètes. Comme il le faisait souvent pour ses opéras couronnés de succès («II mondo del-la luna» constitue, à cet égard, le cas le plus complexe), Haydn tint compte des distributions nouvelles pour apporter d'importantes modifications à «La fedeltà premiata». Nous ne possédons au complet ni l'autographe de 1780 (représentation de 1781), ni le matériel d'exécution. La copie manuscrite de Turin ne correspond rigoureusement ni à la version de 1780 (1781) ni à celle de 1782 (pour autant que nous puissions en juger d'après le livret et les corrections de l'auto-graphe de 1780). Nous avons essayé, en tout cas, de conserver certaines idées originales que Haydn avait dû sacrifier par la sui-te. Exemple: lorsque Artaria publia la grande scène de l'acte I I avec le "Ah corne il core mi palpita nel seno" de Celia et, pour finir, l'air "Ombra del caro bene" (ce qui suscita des critiques enthousiastes de la part des périodiques musicaux allemands et du Mer- cure de France), de fascinants effets de timbales et de cors furent supprimés (timbales) ou altérés (cors). De toute évidence, Haydn avait estimé que ces effets très neufs se-raient difficiles à expliquer (ils l'étaient sur le manuscrit par une phrase en italien inscrite par l'auteur lui-même), et resteraient incompris de musiciens moyennement doués. Par conséquent, il valait mieux les éliminer. L'ouverture est devenue mondialement célèbre comme dernier mouvement de la Symphonie n° 73 en ré majeur, «la Chasse». Les parties de timbales, retenues dans notre enregistrement (autographe et manuscrit de Turin), sont absentes de la plupart des éditions de la symphonie. Les deux finales couvrent des centaines de mesures et expriment les sentiments les plus divers qui se puissent concevoir. Ils sont vraiment originaux et Haydn savait parfaitement ce qu'il disait lorsqu'il écrivait le 27 mai 1781 à son éditeur Artaria: "S'ils pouvaient seulement (les Parisiens) entendre mon opérette L'isola disabitata et mon dernier opéra La fedeltà premiata, je puis vous assurer qu'aucun ouvrage de cette sorte n'a encore été entendu à Paris, ni peut-être même à Vienne. Mon malheur est de vivre à la campagne". Les deux finales sont bâtis selon un vaste système complexe de relations de tierces qui, à l'époque, constituait une brillante in- novation. En vérité, l'originalité règne dans tout l'opéra. Pour le grand air de Celia au premier acte, "Dehsoccorriun'infelice", l'orchestre mobilise trois parties de cors. L'une d'elles est marquée "Solo". L'air fut, ultérieurement, transposée en fa et la partie de cor confiée au basson. Nous avons restitué la couleur sonore prévue initialement par Haydn (cette partie de cor était destinée à un exécutant qui n'était plus disponible en 1782. II s'agissait d'Anton Eckhardt dont la femme, Teresa Taveggia, créa le rôle d'Amaranta. Le ménage quitta Esterhàza en juillet 1781). En 1970, après un intervalle de près de deux cents ans (l'opéra n'avait pratiquement plus été joué après 1785), nous présentâmes «La fedeltà premiata», quatrième opéra de Haydn programmé grâce à l'initiative courageuse des organisateurs du Festival de Hollande. Dès 1959, «Il mondo della luna» donné à ce même Festival avait révélé un Haydn auteur lyrique aussi valable, dans son genre, que le symphoniste, le compositeur de musique de chambre, de l'oratorio, de la messe et, par le biais de la sonate pour piano, le professeur de milliers de petites mains. Dans l'ambiance légèrement fantastique mais retirée d'Esterhàza, l'histoire de l'opéra se forgea, d'année en année dans les années 1770-80. Après tout, si la plupart de ses précieuses composantes ne devinrent pas "propriété commune" avant la seconde moitié du XXe siècle, ce ne fut pas la faute de Haydn! Pour notre enregistrement, nous avons re-tenu la première conception du rôle de Celia, c'est-à-dire une partie de mezzo-soprano. Nous avons fait de brèves coupures dans les récitatifs secco. A cela près, l'opéra est complet. Traduction: Jean Dupait