Ce document pour l'étude est une partie du site Musicologie.org http://www.musicologie.org =============================================== Joseph Haydn La messe de Nelson Le 1" août 1798, après une pour-suite acharnée, Horatio Nelson accula enfin la flotte française dans la baie d'Aboukir, un village de pêcheurs situé sur la côte égyptienne et qui doit son nom au père Cyrus, un saint copte. Et là, Nelson anéantit la flotte française. Cet exploit stratégique aussi audacieux que brillant fit le bonheur des puissances alliées contre Napoléon, dés-espérées par la brillante série de victoires que ce dernier avait remportées jusqu'alors. De fait, au printemps 1797, Napoléon s'était trouvé à quelques jours de marche de Vienne et à Eisenstadt, au moment où débutait cette grande offensive contre les armées autrichiennes en Italie, Haydn avait composé une messe intitulée Missa in tempore belli. Dans ce célèbre ouvrage, le grondement sourd des timbales de l'Agnus Dei symbolisait la progression menaçante des armées françaises en Styrie – elles atteignirent d'ailleurs Graz dans la nuit du 10 avril 1797. Un peu plus d'un an avait passé. Napoléon avait traversé la Méditerranée, laissant tout le monde s'interroger sur ses objectifs stratégiques à long terme : s'arrêterait-il en Égypte, ou envisageait- il de faire campagne en Inde? La grande victoire de Nelson le ler août 1798 marqua un tournant dans cette longue guerre. Elle fut suivie de deux autres coups d'éclat – Copenhague et Trafalgar – qui allaient entrer dans l'histoire: Et pendant que Nelson donnait la chasse aux Français à travers la Méditerranée, Haydn entreprenait la composition d'une autre messe pour un temps de guerre. Dans son « Entwurf Katalog » [catalogue provisoire], il avait consigné cette oeuvre à son propre usage sous le titre de Missa in angustiis ou « Messe pour une situation critique ». Haydn commença cette messe, comme nous l'indique le manuscrit autographe, « In Nomine Domini », le 10 juillet 1798 à Eisenstadt, et il l'acheva, « Laus Deo », le 31 août. La nouvelle de la grande victoire d'Aboukir n'avait pas encore atteint l'Autriche lors de la première exécution de cette messe, à Eisenstadt, le 23 septembre 1798. Deux ans plus tard, Nelson, Sir William Hamilton et Lady Emma Hamilton regagnèrent Londres par la route. ; ils firent étape à Livourne, Ancône et Trieste, avant d'arriver à Vienne vers la fin du mois d'août 1800. En route, Lady Hamilton, une chanteuse confirmée, se procura la partition récemment éditée de La Création de Haydn. Le 3 septembre 1800, Haydn se trouvait à Eisenstadt, où il dirigeait la saison musicale d'automne dont le point fort devait être, comme chaque année, une messe donnée le jour de la fête de la princesse. Le 3 septembre 1800, Haydn écrivit à sa maison d'édition viennoise, Artaria : « Une chose encore. Ma princesse, qui vient d'arriver de Vienne, m'a dit que Mylady Hamilton viendra à Eisenstadt le 6 de ce mois, et qu'elle désire chanter ma cantate Ariane à Naxos : or je ne l'ai pas en ma possession et vous prie donc de bienvouloir me la procurer aussitôt que possible et de me l'envoyer ici. » Nelson arriva à Eisenstadt en compagnie des Hamilton, le 6 septembre 1800. Voici le récit qui nous en est par-venu : « [...] Au cours des quatre journées de brillants divertissements donnés par le prince et la princesse Esterhâzy, les invités victorieux festoyèrent chaque jour à une table, servis par cent grenadiers – dont le plus petit mesurait six pieds. Les concerts et les bals ne le cédaient en rien en dépense et en effet [...] » Nous savons grâce aux documents conservés dans les archives Esterhâzy que le grand Te Deum de Haydn fut donné au cours de ces festivités, ainsi que la messe de 1798, qui allait porter par la suite le nom de Nelson. Haydn composa également une nouvelle cantate pour Lady Hamilton, intitulée Lines from the Battle of the Nile. Le texte en avait été rédigé par Cornelia Knight, qui faisait partie de la suite des éminents voyageurs, et avait fait imprimer son écrit à Vienne. Nelson signa plus tard un exemplaire de cette publication, dont il fit don à la National Library de Londres. Miss Knight nous a laissé des Mémoires, dans lesquels elle relate un dîner en compagnie des Hamilton, de Nelson et de Haydn, dont la conversation, note-t- elle, fut « modeste et pleine de bon sens ». Nous possédons un autre récit de cette rencontre, dû à la plume fort sérieuse de Georg August Griesinger, futur biographe de Haydn : « [...] Haydn trouva une grande admiratrice en la personne de Mylady Hamilton. En visite avec Nelson dans le domaine d'Esterhâzy, en Hongrie, elle se soucia cependant fort peu de ses splendeurs et, durant deux jours, elle ne quitta pas Haydn. Haydn composa alors un chant en anglais à la gloire de Nelson et de sa victoire ; Mylady Knight, compagne des Hamilton, en avait écrit le texte. » Dès que les éditions Artaria apprirent l'existence de cette oeuvre, elles de-mandèrent immédiatement à Haydn de bien vouloir la faire publier chez eux. Mais ce fut Lady Hamilton qui en fit réaliser la première édition, à son retour à Londres. Nelson offrit à Haydn sa montre en souvenir, tandis que Haydn faisait présent à Nelson d'une plume dont il s'était servi pour composer. Voilà pour le cadre historique. La messe elle-même possède deux traits singuliers, qui éveillent immédiatement l'intérêt des spécialistes de Haydn : l'un est sa tonalité inhabituelle (ré mineur) et l'austérité des deux mouvements écrits dans ce ton, le Kyrie et le Benedictus. L'autre est la curieuse instrumentation qui comprend, outre les parties vocales et les cordes habituelles, trois trompettes, dés timbales, et un orgue chargé d'assurer aussi bien le continuo que certaines parties solistes. En réalité, cette instrumentation d'une brillante originalité tient à une cause éminemment profane : en 1798, en cette période de guerre et d'inflation, le prince Esterhâzy avait décidé de faire quelques économies et de réduire les effectifs de son orchestre en supprimant ce qu'on appelle la « fürstliche Feldharmonie », l'harmonie princière, c'est-à-dire les hautbois, les clarinettes, les bassons et les cors par deux. C'est ainsi qu'à l'époque de la Nelsonmesse, l'orchestre d'Esterhâzy se limitait à un choeur, des cordes et un orgue. Il était toujours possible de trouver un joueur de timbales parmi les musiciens locaux d'Eisenstadt, mais les trois trompettistes indispensables à la Nelsonmesse furent recrutés à Vienne. En fait, leur présence était si souvent nécessaire que Haydn finit par persuader le prince ménager de ses deniers de les engager à plein temps. Haydn écrivit : « Dans la mesure où pendant plusieurs années, les 3 trompettistes ont été payés au service, ce qui revient à un montant annuel de 111 florins, mon humble avis est qu'il serait plus avantageux de leur verser un salaire annuel de 25 florins au comptant et de deux mesures de blés ; en échange de quoi, ils s'engageraient à jouer lors de tous les concerts qui se présentent, aussi bien à l'église qu'en ensemble de chambre. » En 1800, l'orchestre de Haydn retrouva ses effectifs d'antan. Un de ses assistants ajouta alors des instruments à vents à la partition de la Nelsonmesse. Et lorsque Breitkopf & Hârtel décidèrent d'éditer la partition d'orchestre, Haydnleur suggéra d'« orchestrer » la partie d'orgue seul pour instruments à vent. Ils suivirent la proposition du compositeur, mais travaillèrent malheureuse-ment à partir d'une copie expurgée. C'est ainsi que la partition de Breitkopf et Hârtel, publiée en mai 1803, trahis-sait un certain nombre des intentions pourtant limpides de Haydn. Si le compositeur ne voyait rien à redire à l'ajout d'instruments à vent par une main étrangère, on remarque avec intérêt qu'il n'y procéda pas personnellement. Et chaque fois qu'il lui arriva de fournir des exemplaires de son oeuvre, par exemple au monastère de Klosterneuburg et aux archives de la cathédrale de Grosswardein (aujourd'hui Oradea Mare en Roumanie), il envoya systématiquement la version originale avec les trois trompettes, les timbales et l'orgue concertant. Pour ce qui est de la teneur de l'oeuvre, il faut se rappeler que la composition de la Nelsonmesse a suivi immédiatement la première exécution triomphale de La Création, en avril 1798. En un sens, la nouvelle messe de Haydn remplissait ainsi trois fonctions presque simultanées : il s'agissait tout à la fois de l'action de grâces personnelle du compositeur, reconnaissant du succès éblouissant qui était venu couronner cette tâche monumentale, de la messe annuelle pour la fête de sa princesse, célébrée en septembre 1798 à l'église paroissiale d'Eisenstadt et, enfin, de l'action de grâces tardive de Haydn pour la grande victoire d'Aboukir. C'est donc à juste titre que cette messe porte le nom du plus grand amiral d'Angleterre. H. C. Robbins Landon Traduction Odile Demange 1997