Joseph HAYDN Divertimenti a Otto voci Le baryton est un instrument aussi étrange que son histoire. Les caractéristiques de sa construction en font un membre de la famille des violes, avec son fond plat et sa table voûtée. De la viole de gambe il a emprunté l'accord et la présence des frettes sur le manche; de la viole d' amour il a emprunté les cordes sympathiques. Qui l'a inventé ? A quelle époque ? Il est certain que depuis le milieu du XVIIe siècle, divers documents nous laissent percevoir ces recherches de conjonction des cordes sympathiques métalliques et des cordes principales en boyau. Cependant la conception du baryton est tout à fait spéciale. En effet, l'instrument est construit de façon à ce que les cordes sympathiques soient apparentes derrière le manche et puissent être pincées par le pouce. Ainsi ces cordes ont deux usages : d'une part de résonner par sympathie aux harmonies produites par la mise en vibration des cordes de boyau par l'archet, mais aussi d'être pincées, ce qui augmente ses possibilités polyphoniques. C'est avec cette spécificité qu'il fut utilisé dès la fin du XVIIe siècle par quelques "compositeurs-virtuoses" encore très peu connus de nos jours. Lorsque HAYDN devient musicien du prince Nicolas Esterhazy, les charges importantes qu'il doit assumer contiennent également l'obligation de composer pour cet instrument étrange dont le Prince est passionné. C'est à Albert Christopher DIES, l'un des premiers biographes de HAYDN, que nous devons cet amusant témoignage sur les rapports entre HAYDN et son patron à propos du baryton : "Le Prince aimait la musique et jouait lui-même du baryton, qui, à son sens, devait se limiter à une seule octave; ne possédant lui- même qu'une connaissance très sommaire de cet instrument, Haydn ne savait s'il devait se ranger à cet avis. Néanmoins, il estimait qu'on devait pouvoir en jouer sur plusieurs octaves. En cachette du prince Nicolas, Haydn s'appliqua à explorer les possibilités réelles de cet instrument et y prit goût, le pratiquant à une heure avancée de la nuit, faute de temps dans la journée, dans l'espoir de bien en jouer un jour. Bien entendu, il était fréquemment interrompu dans ses répétitions par les récriminations et criailleries de sa femme, mais il tint bon et atteignit son but en six mois. Le Prince ignorait tout de la chose. Haydn ne put dominer plus longtemps sa vanité. Il joua donc devant le Prince et d'autres personnes sur plusieurs tons, comptant bien recueillir des applaudissements enthousiastes. Mais, sans s'en étonner le moins du monde, le Prince jugea la chose fort naturelle et remarqua simplement : Vous êtes censé ne rien ignorer de ces choses, Haydn !"..."J'ai compris parfaitement ce que me signifiait mon Prince, me dit Haydn, et quoique je fusse d'abord dépité par son indifférence, cette rebuffade me poussa à renoncer à l'espoir de me distinguer comme joueur de baryton. Je me rappelais que je m'étais d'ores et déjà assuré une certaine réputation de maître de chapelle, mais non de virtuose. Et, me reprochant d'avoir négligé durant six mois la composition, je m'y remis avec un enthousiasme renouvelé." Effectivement, HAYDN écrivit une quantité importante d'oeuvres pour l'instrument du Prince, dont 125 Trios (avec alto et violoncelle). Les Octuors nommés Divertimenti a Otto roci sont d'une nature bien particulière. Ils sont très intimement liés à l'étonnante qualité des instrumentistes de la cour. On a souvent vanté la virtuosité du premier violoniste de l'orchestre Luigi TOMASINI (qui lui aussi écrivit des trios avec baryton !), mais on sait également que HAYDN avait à sa disposition de prodigieux virtuoses à chaque pupitre de son orchestre. Ainsi dans les trois premières symphonies écrites à son arrivée à la cour (Le Matin. Le Midi, Le Soir), il réserve de très nombreuses interventions concertantes à ces prestigieux instrumentistes, y compris à la contrebasse. Dans de telles conditions, l'écriture de ces octuors ne peut pas nous étonner. Il s'agit bien d'une écriture à huit parties obligées où chaque instrument est mis, si l'on peut dire, à l'épreuve. Ainsi la partie de contrebasse n'est pas simplement une doublure du violoncelle; elle a aussi son indépendance et reçoit aussi sa part dans les mouvements à variations. Quant aux cors, leur rôle ne se limite pas à une simple présence "harmonique" comme c'est souvent le cas dans l'écriture symphonique traditionnelle; ils jouent un rôle primordial dans ces compositions. D'ailleurs, à de nombreux endroits, on a l'impression que HAYDN a voulu provoquer ces instrumentistes qui, peut-être, avaient la prétention de faire l'impossible sur un instrument dont les possibilités étaient malgré tout restreintes! Leurs rôles sont parfois aux limites, à peine jouables, de l'aigu et du grave. Le rôle du baryton est tout à fait étrange. Haydn était sans doute très prudent; en effet s'il donnait à son Prince l'occasion de jouer avec les meilleurs musiciens de son orchestre, il ne pouvait pas compromettre la réussite de son entreprise en confiant à son illustre interprète des passages trop isolés et difficiles. C'est la raison pour laquelle la partie de baryton est souvent une doublure (à l'octave inférieure) du premier violon, parfois (à l'unisson) de 1' alto ou de second violon. Ainsi, même en cas d'hésitation du Prince , rien ne manquerait à la musique. Ce n'est qu'à de très rares moments que le baryton se trouve isolé entre-autre dans certaines variations. Mais cette intégration du baryton dans l'ensemble provoque une étonnante alchimie sonore provenant de la superposition de timbres du violon et du baryton, mais aussi de la résonance très longue et forte des cordes sympathiques que l'on peut entendre après certains accords ou à la fin des mouvements. Curieusement les partitions ne font pas appel au jeu pincé des cordes métalliques. Par similitude à leur emploi dans les Trios, ils ont été rajoutés dans différents endroits. Mais, même dans les Trios, il faut bien reconnaître que leur usage était très limité car il demande une agilité que le Prince ne possédait sans doute pas. Il faut aussi ajouter que ces octuors nous sont seulement parvenus de façon fragmentaire. La partie originale de baryton a hélas disparu. La spécificité de l'instrumentation avec baryton rendait la vente de ces oeuvres pratiquement impossible. C'est la raison pour laquelle une édition fut réalisée au XVIIIe siècle en transposant la partie de baryton pour une flûte ou un hautbois. Et c'est grâce à cette transcription qu'il fut possible de reconstituer la partie originale de baryton. Ces octuors sont de véritables sommets du "savoir-faire" de Papa Haydn ! Un formalisme rigoureux est toujours à la base de chaque mouvement et cependant on y trouve toujours une étonnante sensibilité. Les mouvements lents ont cette force expressive nouvelle qui a de loin dépassé l'époque de I'"Empfindsamkeit" (la sensibilité) pour annoncer le lyrisme tendu d'un Schubert. Les principales structures formelles du classicisme se retrouvent dans ces composition : forme "sonate", rondo, variations. Avec la maîtrise qui le caractérise, Haydn associe aussi ces éléments en mélangeant la forme rondo avec celle des variations. Et son esprit de liberté formelle lui permet de disposer selon son humeur de l'ordre des différents mouvements. La formation en octuor, le soutien de la partie de contrebasse obligée, l'usage des cors, le timbre unique résultant des doublures provoquées par la partie de baryton sont autant d'éléments qui font de ces oeuvres des compositions de toute première importance dans l'oeuvre de HAYDN, à mi-chemin entre la musique de chambre et la conception symphonique. Enfin, le Quintette, construit dans le même esprit formel nous offre la sonorité particulière des 125 Trios pour alto, baryton et violoncelle, auquel se joignent les deux cors. Ici le rôle du baryton est évidemment isolé. Sa tessiture le place en croisement avec l'alto. Il en résulte cette sonorité si particulière où se mélangent dans ce registre grave, ces deux timbres étranges. Jérôme LEJEUNE