LES DOCUMENTS D'ÉTUDE DE Références / Musicologie.org http://www.musicologie.Org ================================= Haydn : quatuors à cordes opus 76 Par Marc Vignal Après son retour sur définitif de Londres en 1795, Haydn se consacra essentiellement à la musique vocale et au quatuor à cordes. De cette ultime période créatrice datent les six quatuors opus 76 (1797, publiés en 1799 avec une dédicace au comte Joseph Erdôdy), les deux quatuors opus 77 (1799, publiés en 1802) et le quatuor inachevé opus 103 (181r-1803, publié en 1806). Haydn porta ainsi le total de ses quatuors à soixante-huit. L'opus 76 constitue sa dernière suite de six. II y travailla en 1796-1797, en même temps qu'à "La Création". La musicologue anglaise Rosemary Hughes définit ces six quatuors comme autant de "chants d'expérience". Observation qu'on peut rapprocher de ce passage du journal de Delacroix "Quatuors de Haydn. Chopin me dit que l'expérience y a donné cette perfection que nous y admirons" (21 février 1847). Le Quatuor à ordes en sol majeur opus 76 n°1 s'ouvre par un Allegro con spirito doté de trois accords introductifs. Le thème pri cipal s'ouvre par quatre mesures de violoncelle solo auxquelles répondent quatre mesures d'alto solo, quatre d - second violon et d'alto et enfin quatre de premier violon et d'alto : on dirait presque des entrées de fugue. Ayant ainsi conquis son espace sonore, Haydn se dirige vers un puissant sommet (sauvages unissons), puis vers une mélo die conclusive de caractère populaire. Lors de la réexposition, le thème principal revient au violon-celle, mais av-c contre-chant du premier violon, et c'est ce contre-chant qui prend le dessus (plus d'allusion à la fugue). À la fi , la mélodie populaire est quelque peu développée. L'Adagio en ut majeur est typique de l'opus 76 par la lenteur de son déroulement (qui annonce les derniers quatuors de Beethoven).Trois éléments : une mélodie à caractère u'hymne, une phrase chantante opposant registres grave et aigu, et des syncopes du premier violon sur des acco es réguliers des autres instruments. Le troisième mouvement est marqué Presto, indication de tempo qu'il faut absolument respecter, car il s'agit d'un véritable Scherzo. Le trio central, sorte de laendler pour premier violon, doit ét e pris plus lentement. Le finale (Allegro ma non troppo) est non seulement en sol mineur, mais du type "Voyageur" à la Schubert (triolets martelés à l'unisson dans le développement central), ce qui fait basculer l'ouvrage dans un tout autre univers. Pour finir, retour de sol majeur et évasion par le haut. Le Quatuor à cordes en ré majeur opus 76 n°5 est centré sur son mouvement lent, presque aussi long à lui seul que les trois autres réunis. Le premier des quatre réussit le miracle d'apparaître comme une "introduction" laconique au deuxième sans renoncer au moindre attribut "dramatique" de la forme sonate, et sans pour autant relever à proprement parler de cette formel Il fait se succéder deux tempos (Allegretto et Allegro). L'opus 76 n°5 est parfois appelé "Quatuor avec le célèbre Largo" à cause de son extraordinaire mouvement lent, dans la tonalité rare et difficile de fa dièse majeur. II est intitulé "Largo Cantabile e mesto" (Chantant et triste) : précision toute romantique que Beethoven utilisa exactement au même moment dans sa sonate en ré majeur opus 10 n°3. "Même Bach et Beethoven n'ont sûrement pas inventé d'Adagios plus profonds, plus religieux, plus fantastiques que (ceux de Haydn) lorsqu'il est d'humeur sérieuse", devait déclarer le grand violoniste Joseph Joachim en 1898. Les premières notes du Menuetto (Allegretto), page assez rustique, ne sont autres que la transposition en ré majeur de celles du Largo. Dans l'inquiétant trio en ré mineur, des soupirs de violon se superposent à des grondements de violoncelle. Le finale (Presto à 2/4), d'une très grande vitalité, "à la hongroise", débute par des notes d'accompagnement et par une formule cadentielle conclusive. Le thème proprement dit n'intervient qu'ensuite, sur un accompagnement haletant en notes répétées. Le développement est d'un élan tel que lors de la réexposition, ce thème se trouve escamoté ; la formule cadentielle conclusive est alors mêlée à des doubles croches emportées, puis immédiate-ment soumise à un nouveau développement. A la fin de l'ouvrage, après quelques hésitations, la formule est réentendue telle quelle. Le Quatuor en si bémol majeur opus 76 n°4 "Lever de Soleil" doit son surnom au début de son Allegro con spirito initial : le thème s'élève doucement au premier violon sur un accord de tonique longuement tenu des trois autres instruments, l'accent principal de la phrase se trouvant sur sa dernière note, au début de la mesure 6. Le thème est repris sur un accord de dominante, et à la mesure 22 s'élancent soudain des doubles croches dans la nuance "forte". Suit un des crescendos dramatiques les plus soutenus de toute la musique de Haydn. En guise de "second thème", on entend une sorte de renversement du début : thème initial au violoncelle, mais sous forme descendante, accord-pédale aux trois autres instruments. Le sublime Adagio en mi bémol majeur, sorte d'improvisation en trois parties sur un motif de cinq notes, se déroule extrêmement lentement, annonçant ainsi les derniers quatuors de Beethoven. Le menuet (Allegro), rapide et populaire de ton, conduit à un extraordinaire trio "balkanique" sont les modulations mystérieuses, à l'unisson, sont renforcées dans leur effet par les notes tenues (cf. le début de l'ouvrage) qui les précèdent. Le finale s'ouvre (Allegro ma non troppo) par un thème de contredanse traité en forme lied ternaire (épisode central en mineur). Dans la seconde partie du mouvement, de forme libre, le tempo s'accélère deux fois (Più allegro puis Più presto). Le Quatuor en ré mineur opus 76 n°2 "les Quintes" tire son surnom des deux quintes descendantes entendues dès l'abord et qui constituent la matière thématique principale non seulement de son Allegro initial, mais aussi, de façon plus secrète, de l'ouvrage tout entier. Le premier mouvement, concentré et austère, avec de brusques plongées dans d'autres tonalités mineures, est doté d'une vaste coda conservant le mode mineur jusqu'au bout. L'Andante o più tosto allegretto en ré majeur, forme lied avec épisode central en mineur et coda terminale, est un moment de détente. La quinte descendante s'y rencontre immédiatement : chute accentuée si-mi chevauchant les mesures 1 et 2 suivie d'une chute mi-la par degrés conjoints. Le menuet (Allegro ma non troppo) est parfois appelé "Menuet des sorcières" en raison de son caractère sardonique. Il s'agit d'un canon à deux voix avec à chaque voix deux ins truments se doublant à l'octave. Le trio en ré majeur est en revanche franchement homophone, mais toujours inquiétant avec ses changements de mode et son rythme martelé annonçant le scherzo de la "Neuvième Symphonie" de Bruckner. Le thème principal du finale (Vivace), nettement "à la hongroise", passe de sa mesure 2 à sa mesure 3 par une chute de quinte bien mise en évidence par l'articulation et, surtout, débouche à sa mesure 8 sur une quinte ascendante presque "tzigane", soulignée par deux points d'orgue. La fin est en ré majeur, une brillante coda servant de conclusion non seulement au finale, mais à l'ouvrage dans son ensemble. Partition expérimentale mais extraordinaire réussite esthétique, le Quatuor en mi bémol majeur opus 76 n°6 enjambe le XIX' siècle et aboutit en plein XX`. Ses quatre mouvements ont en commun un monothématisme très strict, voire la répétition inlassable mais merveilleusement variée d'un unique thème ou motif. Le premier est un "thème et variations" d'un genre bien spécial. Dans les variations, le thème (Allegretto) est traité en cantus firmus. Pour la variation IV, le tempo devient Allegro. Il s'agit d'une variation amplificatrice, et qui plus est en fugato. On a là sans doute le plus ancien spécimen du genre "variations et fugue". L'Adagio qui suit, en deux parties, est intitulé Fantasia. La première partie débute en si majeur, mais sans armature à la clé en raison de ses incroyables et perpétuelles modulations dans les tonalités les plus éloignées : ainsi devaient procéder, à l'heure de la "mort" de la tonalité, les compositeurs du XXe siècle. De mystérieux solos de violon et de violoncelle conduisent à des tonalités inattendues dont l'arrivée cause un choc. La seconde partie, d'une écriture polyphonique très serrée et d'une superbe élévation de pensée, se fixe plus ou moins en si majeur. Le musicologue Hans Keller a évoqué à propos de cette page le célèbre "Ich fühle Lutt von anderem Planeten" ("Je sens l'air d'une autre planète") du 2' quatuor d'Arnold Schônberg ! Le trio central du troisième mouvement, après un menuet marqué Presto, est fait uniquement de gammes descendantes et ascendantes en rythme iambique - trois groupes de quatre gammes descendantes et de quatre gammes ascendantes chacun, soit vingt-quatre gammes au total - s'inscrivant dans un contexte harmonique, poly phonique et sonore toujours varié : tour de force s'il en fut ! Dans le finale (Allegro spiritoso), c'est Haydn le rythmicien - et l'ancêtre de Bartôk - qui s'impose. Dans le développement, certains accords d'accompagnement semblent distribués au hasard, comme dans "Le Sacre du Printemps" d'Igor Stravinsky. Le Quatuor en ut majeur opus 76 n°3 "l'Empereur" tire quant à lui son surnom de son deuxième mouvement, dont le thème varié n'est autre que le "Goff erhalte Franz den Kaiser" ("Dieu protège l'empereur François"), à savoir l'hymne impérial composé par Haydn lui-même durant l'hiver 1796-1797, alors que les armées du général Bonaparte menaçaient Vienne par le Sud (campagne d'Italie). Les trois autres mouvements débutent tous par un même motif de cinq notes.Au début, ces cinq notes sont sol-mi-fa-ré-do, c'est-à-dire, en notation allemande, G(ott) E(rhalte) F(ranz) D(en) C/K(aiser) ! L'Allegro initial possède, entre autres fonctions, celle de "préparer" les variations sur l'hymne impérial. D'où son côté "intrada" : allure assez massive, rythmes pointés. Il n'a cependant rien d'une simple introduction : son ampleur en témoigne. Au centre, une extraordinaire danse rustique en mi majeur avec basse de musette intègre la plupart des motifs. Dans le Poco adagio en sol majeur, Haydn se garda bien de toucher au thème impérial. La mélodie hymnique est conservée telle quelle, à la manière d'un cantus firmus, mais dans un environnement harmonique et polyphonique toujours plus riche symbolisant le passage du "classicisme" au "romantisme". Elle est énoncée au premier violon, puis au second violon (variation I), au violoncelle (variation Il), à l'alto (variation III) et de nouveau au premier violon, quoique bientôt à l'octave supérieure (variation IV). Une mystérieuse coda de cinq mesures s'éteint doucement. Au robuste menuet (Allegro) s'oppose un trio en la mineur annonçant Schubert, aussi bien par sa mélancolie que par sa mélodie centrale en la majeur, soudain rayon de lumière. L'imposant finale introduit un brusque changement d'éclairage : par ses côtés agités et instables, brutaux parfois, et par sa tonalité inattendue d'ut mineur, La fin, qui retrouve ut majeur, est affirmation de puissance. Marc VIGNAL