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Catulle Mendès
(1841-1909)

Les autres et nous
Dans « Les Annales du théâtre et de la musique »
(Edmond Stoullig, directeur)
1802, dix-huitième année
Société d'éditions littéraires et artistiques,
Librairie Paul Ollendorff, Paris 1903, p. 5-15

Tâchons de démêler si l'envahissement de la France théâtrale par l'esprit étranger est propice ou contraire au développement de notre génie personnel.

L'âme française fut toujours pénétrable ; toujours elle fut poreuse, absorba, s'assimila. Était-ce qu'elle manquait d'originalité native ? point du tout ; mais elle est une race faite de beaucoup de races, faite de toutes les races qui autour d'elle restèrent distinctes. De sorte qu'elle ne reçoit jamais rien qui ne soit une part d'elle ; et, quand on lui donne, on lui rend. Nous sommes un peuple qui est tous les peuples. Notre unité est faite des universelles diversités et notre littérature est personnelle justement par la fusion en une seule de toutes les personnalités. Méridionale par la conquête latine, orientale par le séjour arabe, occidentale par l'indigénat celte et par l'invasion germaine, septentrionale par l'installation (les northmans, la France intellectuelle rapproche les quatre points cardinaux de l'humanité; mais nous lions d'un strict instinct —   comme on fait un bouquet —   la multiple rose de tous les vents de l'esprit. Oui, répétons-le, rien ne   saurait nous être donné qui ne soit à nous. De là, notre consentement, qui reste patriotique, à toutes les influences étrangères, contemporaines ou antiques : et de tout nous faisons de la France.

Ceci dit — dont l'évidence éclate, — par   quelle fausse et niaise honte, qui aurait l'étroitesse d'un chauvinisme, répudierions-nous le mélange à notre génie des génies des autres patries lointaines ou proches, qui ne lui sont pas étrangers en effet, et lui ajoutent seulement, par suite des différences circonstancielles de moeurs et de langages, des singularités souvent agréables ou belles ; qui, en étant eux-mêmes, étaient nous déjà ?
Il ne s'y trompait pas, Richard Wagner, qui fut pourtant le plus national des créateurs, le plus allemand (les Allemands, qui eut le droit de dire, après la première représentation à Bayreuth de la quatrième partie de l'Anneau du Niebelung « Nous avons enfin un art allemand ! » Il ne s'y trompait pas lui, qui, malgré son éperdu besoin de nationalité, se tournait cependant, toujours inquiet, vers la France, et ne se fût pas jugé suffisamment compris, s'il, ne l'eût pas été par la France aussi, cette part totale de tout. Et tous les génies ont besoin, pour être sûrs dlu triomphe chez eux, d'avoir triomphé chez nous, c'est-à-dire chez soi.

Rien n'est donc plus naturel ni plus traditionnel que l'acceptation en notre pays des littératures de tous les pays : nous sommes, par la convergence des diversités, la capitale des  États-Unis de la pensée générale ; et, toute, elle doit abonder ici, s'y joindre, y préciser, et y être fondée, et y croître et y multiplier ; pour en irradier ici ensuite, universelle, en chacune de ses personnalités retrouvée, et agrandie.

Mais il faut établir quelque différence entre les modes de l'esprit et la durable beauté du génie : celle-ci a tous les droits d'un juste despotisme: celles-là ne méritent que le dédaigneux geste qui renvoie par delà la frontière.

Gardons-nous d'accueillir nous, en France, cette Angleterre ou cette Russie, qui s'habille comme nos cocottes, chantonne comme nos opérettes, rit comme nos vaudevilles. On ne saurait dire quel tort causa aux divers instincts nationaux l'imitation des tics de l'originalité française. Considérant le sort des nations qui nous empruntent Scribe et les frères Cogniard, évitons de nationaliser en Franco le métier courant, la drôlerie facile, l'imbécillité, le néant des oeuvres littéraires ou dramatiques à qui, chez nos voisins d'Europe, des aventures de minutes, des complots de fugaces écoles, ou des réclames, valurenr quelques semblants d'importance. Certes, ce fut une heure intéressante dans le destin de la pensée français, lorsque M. Antoine qu'un instinct guidait, nous fit connaître les Revenants et le Canard sauvage, et la Faillite. Encore qu'elle se manifestât bien tard à Paris, et quand déjà le procès en était jugé et gagné en Scandinavie et en Allemagne, l'idée ou la Chimère norvégienne pénétra légitimement nos âmes. Aucun de ceux qui méritèrent le nom de poète ne se déroba au génie mystérieux, sublimement puéril, de M. Henrik Ibsen, ni au tout puissant talent généreux de M. Bjoernson. Et nous avons tous voulu que, évoquant en nous des intimités fraternelles, le génie du Nord nous apprît plus de lointain et de rêve. Notre intellectuelle accolade toute grande pour accueillir, embrasser et faire nôtre la récente imagination septentrionale. Et je pense avoir montré que je n'avais pas besoin de prendre le train pour me plaire aux paysages de la rêverie exotique. Mais il est inutile de jouer en France les vaudevillistes de Stockholm, de Copenhague ou de Berlin; nous avons MM. Feydeau et Gandillot, qui ont plus d'esprit qu'eux, et qui nous suffisent.

Parlons net et sans plaisanterie.

Ceux qui s'imaginent que nous ne nous tenons pas au courant du mouvement littéraire et dramatique dans les nations voisines de la nôtre se trompent. Nous savons parfaitement, comme on dit, de quoi il retourne.

Or, en Scandinavie et en Allemagne, où le sillage du rêve d'Ibsen et le sillon du talent de Bjoernson déjà s'effacent, toute manifestation importante et vraiment personnelle du génie national a cessé.

Comme la poésie allemande est morte avec Henri Heine, qui d'ailleurs l'a tuée, dlieu bourreau ; comme la musique allemande est morte avec Richard Wagner qui rêva un art double et universel auquel, seul, il pouvait suffire; le théâtre, le poème, le roman de Norvège, et de Danernark, et de Bavière, et d'Autriche, et de Prusse sont défunts ; et nous n'aurions à leur emprunter que la pourriture du roman, du poème, du théâtre   qu'ils nous empruntèrent, déjà défraîchis, comme une modiste de Leipzig ou de Vienne vient acheter les vieux modèles des magasins de modes de Paris. Ce qui, à l'heure actuelle, triomphe par de là nos frontières, ce sont les basses gloires de nos librairies médiocres, de nos médiocres théâtres ; nous qui avons mieux à offrir à la curiosité étrangère que de niaises comédies, que des vaudevilles et des opérettes, nous sommes admirés là-bas à cause de ce qui ne vaut pas de l'être. Et une colère quelquefois nous prend, véritablement, à songer que l'on aime de nous ce que nous en méprisons, — pareils à un honnête père de famille qui verrait avec épouvante qu'on accueille et qu'on honore, chez de braves gens qui ne savent pas, la seule prostituée de sa race.

Hélas ! oui, ce qu'on appelle, pour notre honte, le goût français, ce qu'on considère à l'étranger comme notre vrai art, — ainsi le cancan dansé par les Goulues en tournée passe pour notre danse nationale, — réussit, fait de l'argent, est acclamé, est imité. Imité, là est le mal. En Europe, tout le théâtre est en proie au pastiche de nos ignominieux théâtres ; les nationalités étrangères se déshonorent et se gâtent à plagier nos deshonneurs. Ah ! certes, je le sais, de fiers jeunes esprits, par de là le Rhin, réagissent contre la vilenie de l'invasion française. Combien je les estime de ne pas aimer de nous ce qui en est haïssable ! et le bel orgueil d'une plus honorable imitation est en eux. Mais enfin, tout de même, ils ne sont, la plupart du moins, que des imitateurs ou que des transformateurs de l'esprit français — Partant, de quelle utilité nous serait la traduction, en français sans doute médiocre, de trois ou quatre comédies françaises, de deux ou trois drames français qui, naguère, furent mal traduits en allemand ?

En France, l'heure est trouble, j'en conviens ; les esprits sont diversement tiraillés, les convictions indécises et les meilleurs d'entre les nouveaux, s'ils sont sûrs de leur art personnel, ne savent pas encore où ils en sont dans la générale pensée.

Seul, jeune et rayonnant, avec son charmant et magnifique génie, Edmond Rostand, traditionnel et neuf, triomphe absolument ; et, comme je l'ai dit ailleurs, après avoir conquis la France, il lui a reconquis le monde.

Mais autour de lui règne une inquiétude. Tant de chefs-d'oeuvre dont on se souvient, tant de chefs-d'oeuvre qu'on espère, sans savoir au juste de quoi ils seront faits font   hésiter l'orientation des esprits. Nous avons subi beaucoup de lois artistiques vite brisées. Ceux pour qui je suis déjâ un très ancien aîné, fidèle à ses vieilles fois mais incliné vers leurs jeunes espoirs, n'ont pas encore, malgré les noms d'écoles, dont ils essayèrent de préciser leurs aspirations, trouvé la formule générale d'un art où, sans ressemblance de personnalités, se grouperaient de sûrs efforts vers un commun idéal. Presque tous ont du talent parmi ceux qui viennent ; mais, puisque aucun d'eux, jusqu'à présent, révélé le génie qui a le droit d'être seul, comment ne se sont-ils pas encore joints dans la parfaite réalisation d'un ensemble d'oeuvres qui marquerait une date en l'histoire littéraire des âges français ? N'importe ! ils travaillent, ils cherchent, ils veulent. Ils sont de la vie, ils sont de la force, ils sont de la tentative acharnée. Le plus souvent, je ne les flatte guère, et l'estime que quelques- uns veulent bien avoir pour moi est peut- être due justement à mon choix de ne les louer que quand je les juge dignes d'éloges.

Mais enfin, c'est d'eux seuls que l'on peut attendre, puisqu'ils sont les nouveaux, l'imprévu, peut-être sublime ! Ils sont la veille d'on ne sait quel jour ; je ne pense pas que la nouvelle clarté de France soit destinée à s'éteindre avant midi.

Donc, nos théâtres d'art ont pour premier, sinon pour unique devoir, d'offrir à la jeune génération que nous voyons éclore, et que sans doute nous verrons s'épanouir, l'occasion de provoquer et de vaincre le public, ce monstre docile. Car il est docile à la Beauté le public ! Ne doutons jamais de la foule ! Odi pro fanum vulgus, c'est bien le mot du médiocre poète qu'était Horace, ni Pindare ni Hugo n'eurent peur de la multitude. La Beauté poétique et le Peuple, c'est la soeur et le frère, pas du même lit ; l'une, fille de l'esprit, rare, s'est trop longtemps isolée en de splendides et lointains mystères ; l'autre, fils de l'instinct, innombrable, trop souvent a grouillé vers l'égout des villes ou dans le ruisseau des champs. L'une est divine ; l'autre est formidable, grossier parfois. Mais chante l'épithalame de quelque universel inspiré,la sœur et le frère se reconnaissent, se sourient, s'embrassent : et c'est le devoir de nous tous, les poètes, critiques, directeurs de théâtre aussi, de préparer leurs belles noces sublimement incestueuses.

Catulle Mendès

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