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Par Olga Moll, 2009

Jean-Paul Olive :Un son désenchanté

Olive Jean-Paul, Un son désenchanté. « Collection d'esthétique » (73), Klincksieck, Paris 2008 [282 p., ISBN-19782252036822 ; 29 €].

Le livre de Jean-Paul Olive, Un son désenchanté, est un ouvrage riche et complexe, complexe entendu au sens étymologique d'entrelacement, car on assiste au nouage de dimensions habituellement dissociées : celle du travail du chercheur et celle de la touche, de la patte du musicien.

Alors il s'agit bien d'un livre sur Adorno, sur la musique et en particulier la musique contemporaine, sur son écriture, les conditions dans lesquelles elle s'effectue, le rapport de la musique à la société... un texte scientifique écrit par un universitaire. Mais c'est à mon sens aussi, un livre qui met en relief, la raison pour laquelle Jean-Paul Olive est retenu, appelé par Adorno, une chose au coeur de la pensée de l'un comme de l'autre : l'ancrage du conceptuel dans le sensible, et dans le sensible le plus sensible (au moins pour nous ici) : la musique.

Cette jonction des horizons marque d'une couleur forte la tonalité du livre. Cette intrication donne à l'ouvrage une forme singulière, dans laquelle s'entrecroisent plusieurs types d'organisation du discours : le découpage habituel en chapitres (Le geste ; Seconde Nature ; Autour du fragment ; Ce qui arrive, ce qui passe...) chapitres scindés eux-mêmes en paragraphes mais à l'accent adornien, à la façon des Minima moralia, c'est à dire des paragraphes non hiérarchisés bien que précédés chacun d'un titre. Et dans cet environnement brusquement surgissent des Fictions, inattendues, irruption d'une expression littéraire à caractère me semble-t-il allégorique, présentée sous forme de dialogues dans lesquelles un certain Théodore converse avec différents interlocuteurs, dont je vous laisse découvrir lors de votre lecture, les identités... Ces fictions se glissent dans les interstices des paragraphes, sans pour autant les morceler bien au contraire, constituant un ensemble, composé au sens musical du terme. J'emprunterai d'ailleurs à J. P. Olive ses propres mots pour caractériser cette organisation formelle, mots écrits dans l'un des premiers paragraphes précisément intitulé « composition » :

Comme certaines musiques, certains textes palpitent et tirent leur intensité — leur complexité aussi — du constant frottement entre leurs unités de surface — thèmes, figures — et les motifs profonds, parfois secrets ou non explicités, qui les irriguent.  Ce frottement entre les couches superficielles et une dimension sous-cutanée est ce qui donne son mouvement à l'écriture, sa force dynamique, l'empêchant de s'abîmer dans de vaines  figures virtuoses. Il empêche l'écriture de tomber dans une logique purement discursive, dans une plate littéralité ou dans le formalisme  pur1.

Le lecteur doit donc participer, s'engager dans la lecture, y tracer son chemin,  faire entrer en vibration : les titres et les paragraphes, les paragraphes entre eux, les fictions avec les paragraphes... La pensée d'Adorno est ainsi traitée simultanément, mieux, polyphoniquement sur différents niveaux. Le premier dialogue de la première fiction, me semble totalement éclairant sur les enjeux visés, par ailleurs exprimés d'emblée par le très beau titre du livre : Un son désenchanté.

Théodore se promène au bord du fleuve, avec un certain Theolonius, accrochés l'un à l'autre dans le vent froid,  se disputant, sans briser  pour autant l'affection  qui les attache l'un à l'autre, écoutons ce qu'ils se disent : Ce vieux noir de pianiste m'énerve, pense Théodo, croit-il vraiment que la musique le traverse comme une divinité ?  Que la complexité du monde se résorbe soudain dans ses dix doigts ? Et pourtant dès qu'il joue tout ce qu'il dit semble vrai !

Ce vieux juif est insupportable se dit Théolo, avec sa musique écrite, comme si la vie pour être chantée, avait besoin d'être arrêtée,  figée en petites taches noires. Mais bon sang il écrit de bien belles choses et aussi sur la vérité...2

Enchantement magique ou vérité ? La question est posée et il s'agira d'explorer contrapuntiquement, le rapport élaboré par Adorno, entre Musique et Théorie critique pour, non pas y répondre, mais parcourir le réseau que cette dualité implique. Cette problématique est déclinée dans des thématiques aussi bien philosophiques que musicales : l'histoire, le temps, le rapport sujet-objet, l'expression, l'œuvre d'art comme objet, le langage musical et sa transformation, la question de la cohérence et de l'organisation... Thématiques organisées là aussi à la façon adornienne, en « constellations » conceptuelles, aux étoiles parfois communes. Par exemple l'histoire est mise en relation avec l'enfance, la nature, l'authenticité, le langage. Langage qu'on retrouve dans d'autres groupes thématiques tel celui de la fétichisation, avec comme corollaires la réification, la pétrification, la souffrance, la mort, ou encore celui de l'expression associé à nouveau, mais autrement, à la nature et notamment la seconde nature.

Cette richesse conceptuelle est étayée (entre autres) sur les écrits de Bloch, Marx, Horkheimer, Benjamin, Lukcacs, Lyotard... Et est incarnée dans de nombreuses références aux œuvres de Bach, Schubert, Mahler, Debussy, bien sûr la seconde école de Vienne, Stravinski, Kurtag... Il faudrait plusieurs pages pour suivre le rayonnement de chacun des points de la constellation. Alors nous nous concentrerons sur la question initiale : Magie (que personnellement je qualifierais d'orphique ...) ou bien vérité ? Cette interrogation ne peut trouver de réponse que dialectique. Ce n'est ni l'un, ni l'autre, mais l'un et l'autre, dans un mouvement subsumant, comparable à celui qui se produit dans l'œuvre d'art. Je cite à nouveau J. P. Olive :

L'un des traits dialectiques de l'art tient dans ce paradoxe irréductible. Dans un sens, tout y est littéral par la présence de ses éléments ; de l'autre, rien n'y est littéral dès lors que l'œuvre se constitue en synthèse de ses éléments.3

Ce paradoxe J. P. Olive en parcourt l'expression, dans les pas d'Adorno, à travers différents champs essentiels pour la Musique. Parmi ceux-ci, je mentionnerai rapidement deux exemples qui, bien que situés à distance débouchent sur les mêmes catégories essentielles elles aussi, celles du tissu relationnel, de l'apparence et de l'éphémère :

Dans le champ du temps l'œuvre musicale, par sa simple forme abstraite, [...] c'est-à-dire par le changement qualitatif de ses moments successifs, [...] produit quelque chose comme l'imago du devenir, refusant toute opposition binaire, déploiement de relations dans l'apparaître et l'éphémère4. Ainsi chaque instant musical, chaque moment est comme feuilleté de présent, de ce qui a été et de ce qui sera...

Second exemple à propos du statut de l'œuvre qui, là encore dans un refus des oppositions binaires, est présenté à la fois comme coagulation fixée de ses composantes et qui, dès qu'elle est interprétée, regardée ou lue, se libère de sa fixation, se déploie en relations labiles dans l'apparaître, dans l'éphémère5. Nous revoilà donc au cœur de la dispute qui anime nos deux Théo, se promenant il est important de s'en souvenir, accrochés l'un à l'autre, opposés, mais attachés par une affection réciproque... On est bien là dans la représentation allégorique du paradoxe. Ainsi l'opposition magie / vérité ne cessera d'être déclinée et surtout entrelacée aux  problématiques déjà évoquées, jusqu' à la fin de l'ouvrage où on la retrouve une dernière fois, mêlée d'une façon renouvelée, à la question du temps, du sujet, de la fonction de l'art. Cela en quelques lignes qui réussissent à nouer ensemble, comme dans une subite homophonie, la logique du discours rationnel avec la logique du discours fictif. Il me semble que dans une certaine mesure nous quittons les résonances allégoriques, et que les voix d'Adorno et de J. P. Olive se mettent à l'unisson pour la phrase ultime, qui  apporte quelque chose que je ressens comme étant de l'ordre d'une résolution sans qu'il y ait pour autant simplification, au sens arithmétique du terme, de l'opposition, du paradoxe,  sans qu'il y ait pour autant synthèse du mouvement dialectique. Nous sommes dans la Fiction conclusive. Théodore cette fois monologue, sous le regard de certains de ses compagnons, et il pense : Si un devenir s'objective dans l'œuvre d'art et aboutit à un équilibre, cette objectivation nie par là-même ce devenir et le réduit à n'être que fiction6. Théodore laisse aller ses pensées, le moment est suspendu. Dernière tension avant la ponctuation terminale : La constellation de l'étant et du non-étant est la figure utopique de l'art7.

Olga Moll
Novembre 2009

Notes

1. pp. 26-27.

2. p. 86.

3. p. 246.

4. Adorno cité par J. P. Olive p. 299.

5. p. 179.

6. Adorno cité par J. P. Olive, p. 379.

7. Ibidem.


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