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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte.

III. Le temps de Bach.

La musique instrumentale de Giuseppe Tartini (1692-1770)

Giuseppe Tartini

Lui aussi brillant violoniste, grand pédagogue et théoricien de première importance, Tartini, contrairement à Geminiani, n'exporta guère ses talents, se contentant d'un séjour prolongé à Prague dans les années 1720, et c'est principalement autour de la bonne ville de Padoue que se fit la carrière de ce « saint Augustin de la musique » : comme le vrai saint Augustin, Tartini eut « une jeunesse agitée puis un âge mûr et une vieillesse consacrée à l'étude, au mysticisme et à la spéculation. Destiné par son père à l'état ecclésiastique, il fut envoyé à l'Université de Padoue, où il opta pour le droit tout en se passionnant pour le violon et surtout pour l'escrime (il ouvrit une école enseignant ces deux matières). En 1710 il épousa secrètement une de ses élèves — ce qui le força trois ans plus tard à s'enfuir déguisé en moine, trouvant refuge au couvent des Franciscains d'Assise où il émerveilla ses auditeurs en jouant du violon caché derrière un rideau de peur d'être reconnu. »1

En 1715, les autorités finirent par lui pardonner le délit d'enlèvement dont il s'était rendu coupable, et ce fut le vrai début d'une belle carrière de virtuose et de compositeur. En 1728, après son séjour à Prague, il crée à Padoue une école de violon qui acquerra une grande célébrité sous le nom de Scuola delle Nazioni et où il formera de nombreux et prestigieux élèves tels que Nardini et Pugnani. Et peu à peu, au fil des années, on le verra se consacrer de plus en plus à la composition et à l'enseignement, sans oublier la spéculation et les travaux théoriques qui, après 1750, prendront carrément le pas sur le reste, donnant de l'homme l'image d'un savant doublé d'un mystique.

Outre son apport théorique, marqué notamment par des découvertes acoustiques importantes, on doit à Tartini d'avoir fait progresser la technique du violon, et même d'avoir perfectionné l'instrument en imposant l'emploi de cordes plus épaisses et d'un archet plus léger et plus long. Quant au compositeur, qui s'est voué exclusivement à la musique instrumentale et essentiellement au violon, il a écrit un nombre considérable de sonates et de concertos dont une petite partie seulement fut publiée de son vivant. Des œuvres qui témoignent d'un art hautement personnel, particulièrement porté vers l'expression et la cantabilità, conformément à sa devise : « Per ben suonare, bisogna ben cantare… », et dont certaines s'élèvent incontestablement au niveau des meilleures pages de Vivaldi.

Les Sonates 

Une trentaine de sonates pour violon seul ou avec basse continue ad libitum ; plus de cent trente sonates pour violon et basse continue ; plus de quarante sonates en trio pour deux violons et basse continue, quelques sonates à quatre, plus les cinquante variations pour violon seul sur une gavotte de Corelli incluses dans l'Arte dell'arco : voilà ce qu'on connaît de la production du musicien en dehors de son œuvre à destination orchestrale.

Face à un corpus aussi vaste, de plus classé selon une numérotation qui semble avoir été conçue pour égarer le non spécialiste, on pourrait vite céder au découragement une fois connues deux ou trois des œuvres les plus emblématiques de Tartini, par exemple sa Sonate en sol mineur dite Didone abbandonata (B.g 10, opus 1 no 10) et a fortiori sa célèbre sonate (également en sol mineur) dite Le Trille du Diable, dont la genèse se situerait, dit-on, à l'époque où le musicien vivait reclus chez les Franciscains, et dont l'Allegro final, avec son trille prolongé, lui aurait été inspiré par un rêve nocturne dans lequel il avait vu le diable jouer pour lui au pied de son lit.

Sonate en sol mineur « Le Trille du diable », Palladians / Rodolfo Richter ( violon).
Sonate en sol mineur « Didone abbandonata », Palladians / Rodolfo Richter (violon).

Ce serait cependant, tout spécialement pour les amoureux du violon, se priver d'un parcours riche en découvertes de tout premier intérêt. On y voit en effet le magicien de l'instrument, sur une période d'environ quarante ans, passer peu à peu d'une première étape, plutôt virtuose, où il expérimente les formules techniques les plus audacieuses, à une phase de décantation et de plénitude, où il ne cesse d'épurer son langage : « Tartini s'affranchit alors de la technique et s'investit dans une recherche primordiale de la musicalité, sollicitant l'inspiration dans des stimulants poético-littéraires, souvent identifiés par de curieux cryptogrammes en écriture secrète en tête des morceaux. »2

Ce processus le conduira, dans ses tardives trente Piccole Sonate, aux sonates chantant des vers du Tasse où il atteint au paroxysme de l'émotion dans le dépouillement : « Jamais musique de Tartini ne s'est plus approchée de la voix humaine. Les Arie del Tasso sont des plaintes sans tristesse, nimbées d'une atmosphère mystérieuse, qui inquiète et émeut à la fois. »3

Sonate (piccola) pour violon seul no 17, (Andante cantabile), par Chiara Banchini.
Sonate « Staggion bella » en si bémol majeur, opus posthume pour violon et basse continue, par Fabio Biondi, Rinaldo Alessandrini, Maurizio Naddeo et Pascal Montheilet.

Les Concertos 

Un concerto (réputé) pour trompette, deux pour flûte, deux autres pour violoncelle, et… plus de cent trente pour violon, sans compter tous ceux qui n'ont jamais été retrouvés ! Heureusement, un catalogue critique en a été dressé, qui permet de situer ces concertos selon l'époque de leur composition.

Pas de concerti grossi chez Tartini qui, en grand mélodiste qu'il est, entend ici imposer le cantabile qui lui est si cher à travers une seule voix soliste. Cette cantabilità instrumentale est d'ailleurs la caractéristique première de cette vaste production de concertos qui, comme celle des sonates, se partage en plusieurs périodes. Au cours de la première, on voit très vite le musicien imprimer sa marque propre à travers sa manière d'inscrire les traits les plus virtuoses dans un discours tendu vers l'expression la plus subjective. Vers la fin, l'écriture se fera de plus en plus minimaliste et dépouillée au service de la vocalité et d'une spiritualité mystérieuse. Mais déjà, « dans la période intermédiaire, le style tartinien avait atteint un équilibre fragile, le mouvement lent devenant la polarité de ses recherches expressives, dans la quête d'un idéal quasi romantique de l'identification à la voix humaine. »4  On ne manquera pas en effet de relever le poids relatif que Tartini accorde au mouvement lent, n'hésitant pas à en prolonger la durée, poussant même jusqu'à en proposer deux versions alternatives pour certains de ses concertos, là où Vivaldi a souvent tendance à en faire un bref intermède.

Parfaits exemples de ces pages d'exception : le sublime Adagio du concerto en mi mineur D 56 ; l'émouvant Andante cantabile du D 67 en fa majeur ;  les deux mouvements lents proposés dans le D 96 en la majeur, dont un Largo-Andante d'anthologie accompagné de l'épigraphe ci-après : « Vers les rives, vers les sources, vers les fleuves, courez larmes amères, jusqu'à ce que se consume mon acerbe douleur. » ; le Grave particulièrement lyrique et touchant du D 113 en la mineur ; le second Grave du D 124 en si mineur et le poignant Larghetto du D 125 en si mineur. Et comme ces moments de pure magie sont souvent encadrés par des mouvements vifs presque aussi remarquables, la tentation est forte d'inscrire quelques superlatifs au crédit de ce catalogue de concertos où se distinguent également quelques œuvres de la première période telles que les  D 11, D 19, D 43 et D 45.

Concerto pour trompette en majeur D 53, (III. Allegro grazioso), Alison Balsom & Scottish Ensemble.
Concerto en mi mineur D 56 (II. Adagio), Uto Ughi.
Concerto en la majeur D 96, (II. Largo andante – III. Allegro), par Giuliano Carmignola & Venice Baroque Orchestra (Andrea Marcon).
Concerto en la mineur D 113 (II. Grave), par Uto Ughi.
Concerto en la mineur D 115, « A sua Eccellenza Lunardo Venier », par Federico Guglielmo et L'Arte dell'Arco (Giovanni Guglielmo)

Notes

1. Marc Vignal, dans Fr. R. Tranchefort (dir.), « Le guide de la musique symphonique », Fayard, 2002, p. 786.    

2.  Roger-Claude Travers, dans « Diapason » (383), juin 1992.

3.  —,

4.  —, (394), juin 1993.

Michel Rusquet
2013


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