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Compte-rendu de lecture par Jean-Marc Warszawski, 1er juin 2004

Laborintus : essais sur la musique au Moyen Âge

 

CULLIN OLIVIER, Laborintus : Essais sur la musique au Moyen Âge. «Les chemins de la musique», Fayard, Paris 2004, [194 pages ; ISBN 2-213-618220-0 ; 18 €].

Laborintus selon l'avant propos, c'est l'intérieur caché des choses ; c'est aussi l'épreuve initiatique du parcours. Labor   intus, c'est le travail intérieur, l'introspection. Le «labyrinthe d'arguments inextricables» est le viatique par quoi la créativité médiévale s'exprime. […] C'est la figure de la mémoire décrivant la perception et les formes du temps. La musique est précisément l'art du temps et de la mémoire…

… Néanmoins, il nous semble que l'intention d'Olivier Cullin est de préserver le lecteur de l'inextricable parcours - en conséquence, d'envisager le temps par le chemin clairement exposé de la connaissance des objets historiques qui le définissent.

Les sept essais sur la musique au Moyen-Âge rassemblés sous le titre Laborintusconstituent un livre important caractérisé par la réunion dynamique et féconde du rigoureux travail (qu'on dit parfois bénédictin) sur l'archive, d'une imagination historienne et des mises en intrigue directement héritées de la «Nouvelle histoire». On n'aborde pas ici le passé musical selon qu'il y aurait une histoire spécifique à la musique, mais dans la sociabilité même de ses objets : il ne s'agit pas d'emboîter une date à une autre, d'organiser des séries significatives de biographies, de formaliser des relations obligées de chose musicale à chose musicale, mais de les comprendre, de les questionner comme des faits de société, de leur donner sens. Le «contexte» n'est pas un décor vériste, il est un ensemble de relations organiquement agissantes. Cet ouvrage prétend à juste titre inscrire la musique dans une anthropologie de la culture. Il est le témoignage qu'une musicologie «entière» et de l'intérêt qu'il est de la faire.

Il nous semble qu'un fil d'Ariane guide les entrelacs des parcours. Ce fil est une attitude au texte par lequel nous prenons connaissance du passé. Produit circonstancié, le document ne dit pas la chronique vraie des jours et des choses, il n'est pas destiné à une reconstruction future de son présent, il témoigne de la manière dont la société se mettait en représentation pour elle-même. Les conditions qui président à son élaboration sont donc essentielles pour son intelligibilité, à l'intelligibilité de son contenu. Pour le lire, le traduire, le déchiffrer, il en faut les clefs, c'est à dire la lumière des événements qui l'ont produit. On en vient ainsi à s'intéresser plus au «pourquoi» qu'au «comment».

On peut avancer par exemple que l'émergence des neumes au IXe siècle est le fruit d'un « mouvement de l'histoire », ou de la peur d'oublier les mélodies. Mais pourquoi pas dans un plus tôt ou un plus tard desquels on aurait pu dire la même chose ? Pourquoi ici et pas là ? Toutes les musiques sacrées et savantes n'échappent pas au mouvement de l'histoire, et pourtant toutes ne sont pas écrites. Comment se peut-il, sans qu'il y ait sacrilège, ajouter au IXe siècle des signes au Livre ? Olivier Cullin ne fait certainement pas le tour de cette question qui s'inscrit à un moment où l'on commence aussi à écrire les langues vernaculaires, dans la concurrence pour l'autorité dans le gouvernement des hommes et de leur âme sur les anciens territoires de l'Empire romain.

Pour l'auteur, même si un code de lecture est en élaboration, la notation musicale, dans toute la tradition manuscrite n'est pas destinée à la lecture. Pourquoi le serait-elle, alors que les chantres connaissent leur répertoire par coeur ? Son idée est que cette notation a pour but de hisser le chant dans l'ordre du sacré, à «valider la place privilégiée des chantres et des musiciens dans le dispositif liturgique à l'époque carolingienne» [p. 39]. Au fond, la musique n'a pas besoin d'être notée, elle doit être montrée. La démonstration, appuyée sur l'étude d'écarts dans des graphies relatives à un même répertoire, sur les relations de l'oralité à l'écriture, les habitus, les mentalités, ouvre des horizons de réflexion. «Nous assistons ici au point de départ d'une pensée logique, mortelle autant que diabolique (au sens étymologique du mot, c'est-à-dire qui « divise ») et c'est là une transformation considérable, un événement vraiment fondateur de la culture occidentale » [p. 29].

Autre recentrage : on sait que l'Église s'affaiblit au début du XIVe siècle et que la musique profane domine. Comment pourrait-on expliquer autrement la décrétale Docta Sanctorum du pape Jean XXII qui d'Avignon condamne l'Ars nova et menace de punition si la musique nouvelle est interprétée à l'église. Décrétale qui coïncide dans le temps avec la rédaction du traité Ars nova attribué à Philippe de Vitry. C'est mot à mot ce qu'on trouve dans les histoires de la musique. Bien sûr il y a un hiatus : comment le poète, homme d'État et prélat Philippe de Vitry peut-il propager des idées qui contredisent tant son supérieur et protecteur dont il est le légat et qui le couvre de prébendes ? C'est une autre contradiction qui suscite l'intérêt d'Olivier Cullin. « l'ensemble de la critique musicologique a figé ces documents dans un commentaire censé être celui de l'explication d'une modernité et de sa réaction » [p. 113]. Or cela est loin d'être évident, les arguments mis en avant et si souvent répétés n'ont en fait que la solidité d'une doxa. La simultanéité des textes que l'on peut ranger dans un camp ou dans l'autre est quelque peu sollicitée et leur propagation peu connue. S'il est d'une part douteux que Philippe de Vitry ait écrit le traité Ars nova, il serait d'autre part étonnant que le pape en ait eu connaissance en 1325 lorsqu'il promulgue la décrétale. En fait Jean XXII n'est pas un pape faible. Il établit fermement son autorité, jette en Avignon la base solide de la cour qui sera la plus brillante d'Europe et réaffirme les lois de la décence du culte, comme cela s'est fait régulièrement au cours de l'histoire. Son texte est législatif, il ne répond pas à un traité de théorie musicale dont les effets sont certainement nuls en 1325, si jamais il eut des effets. Pour s'en rendre compte, il convient de lire le texte dans son entier et non pas le paragraphe privilégié. Le livre en donne une édition et une traduction. Si des pratiques précises sont visées, ce sont celles de la musica mensurabilis apparues au siècle précédent.

Comme extension à cette étude, l'auteur décrit la splendeur de la cour Avignonnaise laquelle, loin d'être une prison pour les papes, « jette les bases modernes de (la) puissance et de l'autorité (de l'Église) » [p. 135].  On y inaugure un mécénat actif  qui bénéficie aux arts et en retour sert l'image de la papauté. Jean XXII n'est pas un conservateur, il est « un administrateur de génie ». La magnificence de la cour et la volonté politique de ses papes est illustrée par un motet attribué à Philippe de Vitry : « Petre clemens – Lugentium siccentur » dont on donne le texte, la traduction et une importante analyse. Oeuvre de propagande politique qui fait suite à l'affirmation de Clément VI en 1342 : «Rome est où se trouve le pape».

Le motet est justement le sujet du quatrième essai dans l'ordre du livre : « Regards sur le motet, XIIIe siècle ». Il ne s'agit pas ici de rajouter aux ou de discuter les classifications typologiques qui font l'essentiel des études sur la question, mais de « s'intéresser à l'essence même du motet sinon à ses stéréotypes » [p. 91]. Plus qu'un « genre » ou une « forme », le motet est un jeu de mise en forme [p. 92] dans un monde où l'appropriation du langage est un enjeu de taille. Collusion du monde liturgique et du monde des étudiants, le motet rappelle la disputatio des thèses par un  opponens qui argumente contre celles proposées, puis à partir des années  1230 avec l'ajout du respondens, qui commente, propose des solutions provisoires et présente la synthèse, la determinatio. Les divers procédés dialectiques de la disputatio servent de modèle au motet. Ici encore, par une série d'analyses fines, l'auteur nous invite à visiter les spécificités du pourquoi plus que les singularités du comment.

>Sous le titre de « mémoires », la seconde étude du livre est placée sous une exergue de Mary  Carruthers : « Je soutiens que la culture médiévale était fondamentalement mémorielle, à un degré aussi écrasant que la culture moderne de l'Occident est documentaire ». A partir d'une comparaison des liturgies, on nous propose ici d'observer comment celle de Noël qui apparaît à Rome au IVe siècle est une sorte de miroir à la liturgie des Pâques qui jusqu'alors marquait le début de l'année. Ici fête d'essence spirituelle, là plus humaine avec la naissance du Christ. Ici une fête récupérée des Juifs, là des Païens. La fixation de la liturgie de Noël serait alimentée par une mémoire puisant dans celle des Pâques où s'y retrouvent de mêmes manières de faire, de mêmes moments symboliques, des redites formelles, des déformations, des symétries. Les deux liturgies se reflètent comme une rhétorique de la naissance et de la résurrection.

Il est encore question dans ce livre de l' « École de Notre-Dame » dont les maîtres, Pérotin et Léonin ont assez impressionné par l'exécution de pièces polyphoniques pour qu'on en garde une trace documentaire… plus que très ténue. Mais qu'est-ce donc cette « École de Notre-Dame » sinon un schéma pratique qui cache en fait quelque chose d'assez énigmatique ? N'est-ce pas comme Aristote dit de l'analogie une manière de parler de ce qu'on ne connaît pas ? Pour ce qui concerne Olivier Cullin, c'est écraser des informations éparpillées sur plus d'un siècle. On s'attache donc à remettre en ordre la chronologie de ces informations : les organa sont jouées en 1198, elles sont notées en 1235-1240, elles sont expliquées et attribuées en 1275. Il n'y a pas de tradition manuscrite, pas de tradition notée autour de cette musique jouée en 1198. Pérotin et Léonin sont d'ailleurs présentés non comme des compositeurs mais comme des praticiens. La question qui se pose alors est de savoir comment fonctionne la transmission, comment se fabrique l'image mentale nécessaire à la conservation et à la replication. L'étude tend à montrer la possibilité de techniques de mémorisation calquées sur ou adoptant les même schémas mentaux qui sont à l'œuvre dans la littérature. Ce qui justifie le titre de ce chapitre : « Poétique de la musique ».

En conclusion, la dernière étude présentée, « des signes et des couleurs », reprend les questionnements qui inaugurent le livre. La notation musicale est avant tout une mise en scène ou mise en signe de la musique, un prétexte à des jeux intellectuels les plus subtils. La notation musicale s'inscrit dans le débat des universaux. On rappelle que Guillaume d'Ockham (vers 2205-1347) avait adopté une position originale dans la querelle en faisant du signe une réalité renvoyant à une autre réalité et engendrant une connaissance. Pour Olivier Cullin, ce débat trouve un écho chez les théoriciens de la musique comme Jean de Muris (1290-1360) pour lequel la musique est un artifice (instituta) pour chanter la louange de Dieu. C'est à dire que la musique n'est pas comprise en Dieu, le signe est « vidé de sa définition métaphysique ». Cela a des répercussion directes sur le système des signes qui devient une représentation conventionnelle dans un système. Cette idée préside à la représentation des découpes rythmiques où à l'utilisation de la couleur rouge qui indique une opposition. Mais est-il possible de donner un sens hors système au signe ? On analyse quelques exemples de jeux sophistiqué sur les signes musicaux.

La première étude dit un mouvement de sacralisation du signe musical. La dernière montre un mouvement de désacralisation. S'agit-il là de frontières qui marqueraient une longue période allant des neumes du XIe siècles aux signe de la musique mesurée du XIVe ou bien ce double mouvement n'est-il pas en lui-même le mouvement de l'écriture de la musique ?

Ce livre qui a la rare qualité de lier organiquement le fait concret et la théorisation, le quant-au-document et l'imagination, a aussi celle d'un classique du genre. Il ouvre des perspectives de renouvellement, il peut motiver à revisiter une documentation inépuisable par les opérations historiennes, endiguer la course aux singularités pour revenir un tant soi peu au spécifique qui seul intéresse le sens et l'histoire.

Jacques Derrida a écrit :   Tous les textes sont différents. Il faut essayer de ne jamais les soumettre à « une même mesure ». Ne jamais les lire « du même œil ». Chaque texte appelle, si on peut dire, un autre « œil ». Certes, dans une certaine mesure, il répond aussi à une attente codée, déterminée, à un oeil et à une oreille qui le précèdent et le dictent, en quelque sorte, ou l'orientent. Mais pour certains textes rares, l'écriture tend aussi, pourrait-on dire, à dessiner la structure et la physiologie d'un oeil qui n'existe pas encore et auquel l'événement du texte se destine, pour lequel il invente parfois sa destination, autant qu'il se règle sur elle. A qui un texte s'adresse-t-il ? Jusqu'à quel point cela peut-il se déterminer, du côté de l'« auteur » ou du côté des « lecteurs » ? Pourquoi un certain « jeu » reste-t-il irréductible et même indispensable dans cette détermination même ? Questions aussi historiques, sociales, institutionnelles, politiques. [JACQUES DERRIDA, Y a-t-il une langue philosophique ?. Dans «a quoi pensent les philosophes», Série Mutation (102), Éditions Autrement 1988, p. 30]

Jean-MarcWarszawski
1er juin 2004


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Mardi 20 Février, 2024