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Jean-Marc Warszawski

Histoire et document : 5. La conscience du passé

 

« C'est ainsi et personne n'y peut rien, continue Merleau-Ponty. Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir. »

Voir et entendre

Il nous semble cependant qu'une grande partie des activités humaines est consacrée non seulement à voir le monde, mais encore à le transformer. Merleau-Ponty affirme que l'imperfection de la vision que nous avons du monde est une permanence, et il met en évidence le nécessaire partage collectif du regard que nous portons sur notre environnement ; nous ajouterons et le regard que nous portons sur notre regard.

Nous ne sommes pas certains que l'harmonisation de cet apprentissage et expérience collective de voir soit possible ou même souhaitable. Qu'elle pourrait améliorer l'aspect disparate, partiel, contradictoire de la connaissance et des relations que nous en faisons. Il nous semble que ce que nous gagnerions éventuellement dans l'expression a de fortes chances de correspondre à une altération de la diversité et des contenus.

La métaphysique d'Aristote commence par ces mots :

L'homme a naturellement la passion de connaître, et la preuve que ce penchant existe entre nous tous, c'est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens. Indépendamment de toute utilité spéciale, nous aimons ces perceptions pour elles-mêmes, et au-dessus de toutes les autres, nous plaçons celles que nous procurent les yeux. Or, ce n'est pas seulement afin de pouvoir agir qu'on préfère exclusivement, peut-on dire, le sens particulier de la vue au reste des sens, on le préfère même quand on n'a rien à en tirer d'immédiat, et cette prédilection tient à ce que de tous nos sens, c'est la vue qui, sur une chose donnée, peut nous fournir le plus d'informations et nous révéler le plus de Différences. [23]

Ce n'est pas seulement par bizarrerie que notre langue oppose « voir » à « entendre ». On voit les choses, mais on entend le discours sur les choses. On l'entend par ce qu'on perçoit des sons, on entend parce que l'on comprend. La compréhension évidente collective est le bien entendu, ce qui se sait et ne se dit pas est le sous-entendu. Et, de ce sous-entendu, nous pouvons dire qu'il est le plus solide lien des rapports collectifs au discours. Dans le fond, Merleau-Ponty regrette que le monde du voir ne se traduise pas facilement dans ceux du bien et du sous-entendu (l'inverse est vrai).

Le sous-entendu est le mode privilégié de propagation et de pérennité des idéologies. Sans lui, la compréhension entre nous ne serait pas possible. Cependant, il serait erroné de croire que ce sous-entendu est un lieu d'élaboration de la connaissance. Il n'est qu'un véhicule très imparfait qui rend nécessaire de faire résonner ses vides. Car il n'est souvent qu'un masque derrière lequel nous supposons des trésors cachés, alors qu'il n'y a rien d'autre que la bienséance de croire que nous pensons ensemble les mêmes choses. Comme dans l'exemple de saint Augustin (cité par Merleau-Ponty), il rend familières des choses ignorées. Le regard est, comme le pensait Aristote, ce sens privilégié qui peut nous révéler le plus de différences. Ce faisant, en remplissant et réorganisant les pleins et les vides du sous-entendu, le regard déstabilise momentanément des constructions intellectuelles, tant individuelles que collectives. Révèle autant l'immensité du vide que les nouveaux pleins. Ces modifications sont permanentes et souvent inaperçues. Mais parfois, leur importance peut créer des malaises, comme chez Merleau-Ponty, ou comme le pense Giovanni Vattimo à propos de Nietzsche et Heidegger, à la crise du sujet.

D'où cette volonté d'harmonie dans la compréhension et l'expression de la connaissance qui aboutit naturellement à de nouvelles différenciations. La difficulté d'expliquer aux autres « ces choses familières » résulte justement de ces activités qui consistent à parfaire notre « vision du monde ».

Regard

Notre regard n'est pas plus objectif qu'un objectif d'appareil photographique. Il est également en partie piloté par le discours, le sous-entendu, l'idéologie, et la connaissance dont il veut à la fois contrôler le bien-fondé et conduire à se transformer. Ce regard n'est pas une simple fonction d'enregistrement, pas un sens de simple perception. Il est culturel.

Lorsque nous percevons directement un objet, nous nous en faisons une idée globale. Ceci est un vase, un vase posé sur une table, ceci est un paysage de montagnes. En réalité, ces choses ne sont pas vues telles que. Les yeux ont effectué des millions de centrations successives que nous avons organisées en concepts ou intégrées à des concepts déjà formés. Concept de vase, de paysage, de table. Ces concepts assurent le voyage inverse, c'est-à-dire que nous pouvons voir, à l'évocation de leur concept, un vase, une table, un paysage sans que leur présence physique soit nécessaire. Cette vision est alors intérieure. Ce vase particulier, qui n'est pas un vase en général, mais ce vase en porcelaine bleue du plus mauvais goût qu'on aurait mille fois plutôt qu'une jeté à la poubelle s'il n'était le cadeau d'une belle-mère affectueuse (mais ennuyeuse). Il y a donc déjà une source de tension, entre le concept de vase, de tous les vases, y compris ceux que l'on trouve à son goût, et ce vase particulier qui enlaidit notre intérieur, dans lequel les fleurs ne s'épanouissent pas, et qui évoque des visions plus désagréables les unes que les autres, et notamment cette épouse idiote qui veille à l'intégrité et à la présence de cet objet répugnant.

Nous prenons plaisir à cette description, car telle n'est pas notre situation. Notre belle-mère à une élégance assurée dans le choix des cadeaux qu'elle nous offre à haute fréquence. Nos armoires resserrent une réserve conséquente de vases plus beaux les uns que les autres. Cette abondance et l'harmonie de notre couple font que la perte d'un de ces objets précieux que l'on jette par inadvertance avec les fleurs fanées, que l'on brise par un geste malheureux ne porte à aucune conséquence. Au contraire, devant ce vase-ci, débordant d'un bouquet frais, je comprends tout à coup la plénitude et la signification profonde de la vie, comme Bergson contemplant son sucre fondant dans sa tasse de thé. Et, comme je suis historien, je projette ce que sera mon œuvre majeure : « Le vase de Soissons et les fondements de la famille de l'antiquité à nos jours ».

Nous venons de définir les deux niveaux que le regard entretient conceptuellement avec l'événement. Celui de la connaissance extérieure, celui de la connaissance intérieure. Encore que nous n'aimons pas cette formulation usitée qui renvoie maladroitement à la psychanalyse. Nous préférerons évoquer l'ambivalence, ou l'ambiguïté du regard sur les choses, dans lequel s'incrustent, se fondent, se tissent, se marquent mutuellement, des données générales indépendantes de notre regard particulier, et les données particulières issues de notre propre expérience de ces choses.

Le Maître de musique et théoricien Johannes Tinctoris fait écho, à la fin du 15e siècle, au propos d'Aristote et s'inscrit pleinement dans cette tradition qui cherche à relativiser, voire à opposer, la connaissance « rationnelle », scientifique, et celle acquise par l'expérience individuelle : « Il y a deux moyens de découvrir la musique : par l'intérieur en appliquant son intelligence à savoir l'ordonnance de la composition ou par l'extérieur en se bornant à subir le charme des accords. De toute façon, pour la comprendre il faut avoir des connaissances suffisantes, pour en jouir pleinement il faut la connaître profondément. »[24]

Entre Aristote et Tinctoris, Boèce est plus radical : « Il y a la raison qui conçoit et la main qui exécute. Il est plus important de savoir que de faire. Supériorité de l'esprit sur le corps. L'exécutant n'est qu'un serviteur. Combien plus belle est la science de la musique fondée sur la connaissance raisonnable que sur la réalisation matérielle. » [25]

De l'inextricable

Cette simple constatation révèle que la perception des choses est l'enroulement sur lui-même d'un dense réseau de données hétérogènes en nature et en valeurs : la nature objective des objets regardés, la connaissance que nous avons de ce qui n'est pas directement visible, et les valeurs symboliques, morales, sentimentales dont nous les chargeons forment leur image globale d'apparence cohérente.

On s'acclimate, dès lors, presque naturellement, aux deux vérités : cet objet est le même pour tous, pourtant, il est pour moi particulier. Il y a donc une vérité qui m'est extérieure, valable pour tous, et une autre qui m'est strictement personnelle. Cette première solution (artifice ?) pour s'accommoder conjointement aux contradictions du regard sur le réel et la représentation mentale qui en découle est universellement déclinée dans tous les genres. Deux voies sont alors simultanément ouvertes à l'intelligibilité. Celle de la rationalité, de la vérité au-delà de l'individu, et l'expérience individuelle, qui ne peut et ne doit être rejetée, par ce qu'elle constitue une partie de la vérité rationnelle.

Mais la voie rationnelle n'est pas obligatoirement celle de la scientificité, opposée à l'expérience individuelle qui serait irrationnelle. Le catholicisme par exemple, organise ses trois symboles essentiels selon cette problématique. L'idée de Dieu le Père comme garantie d'un monde extérieur (englobant), Jésus Christ le Fils comme expérience concrète des choses (englobé), et le Saint-Esprit comme expérience individuelle de la passion (la jointure). Le Christ, réel « expérimental », entre la vérité éternelle et l'expérience intérieure individuelle. [26]Notre culture est marquée par une telle démarche intellectuelle, qui n'est pas inventée, mais récupérée par la chrétienté. La recherche de cette vérité au-delà de l'expérience individuelle est de l'ordre du rationnel.

Ceci est possible, car le catholicisme écarte une difficulté majeure, par le fait que pour lui, l'histoire (ou sa vérité) est écrite d'avance dans les livres sacrés. Or, c'est l'individu qui à la fois élabore la connaissance universelle et développe son expérience individuelle. Rien ne lui est donné de l'extérieur, même s'il est assuré que cet extérieur existe indépendamment de sa propre présence.

C'est un peu ce qu'exprime Henri Gouhier dans un entretien de 1988 : « Au travers de tout cela, j'ai compris que la philosophie n'avait pas sa source en elle-même, mais en dehors d'elle-même. Mon postulat est qu'elle a sa source de deux côtés. D'un côté, la philosophie étant une vision du monde, il faut bien qu'elle change par la science. D'un autre côté, des changements arrivent aussi, dans le monde de l'esprit par une chose assez mystérieuse, que je ne sais comment nommer et que j'ai appelée l'inspiration religieuse. De là, les deux sources de la philosophie : les transformations de la science, et ces sortes d'inventions que le génie religieux introduit dans le monde. » [27]

Au premier chapitre de la seconde partie de son court traité, Spinoza en « parlant des modes dont l'homme est formé » détermine que « Les modes dont l'homme est formé sont des concepts répartis en opinion, croyance droite et connaissance claire et distincte, causée par les objets, chacun selon son espèce. » [28] Pour Spinoza, l'Opinion, qui est sujette à l'erreur, ne provient pas des choses elles-mêmes, mais de ce qu'on en dit ou de ce que l'on suppose. La Croyance est faite des choses que nous saisissons par la raison et que nous ne voyons pas. Elle est une conviction de l'esprit. La Connaissance claire naît par sentiment et jouissance de la chose elle-même.

L'opinion est la source de toutes les passions. La Croyance nous enseigne sur ce qu'il faut que la chose soit, et non pas ce qu'elle est. La différence, par exemple, est qu'on peut trouver un nombre proportionnel sans avoir l'intuition de la proportionnalité. Elle nous porte à une connaissance claire et nous fait percevoir intellectuellement les choses qui sont en dehors de nous ; elle procure la connaissance du bien et du mal, nous indique les passions qu'il faut détruire. Elle nous indique en quoi consistent la vérité et la fausseté.

Revenons à notre propos : Si l'irrationnel passe par l'élaboration de la connaissance rationnelle, l'individu est également en mesure de mener une enquête rationnelle sur les ombres et lumières de ses sensations particulières, sur ces traces illisibles, comme celles qui restent gravées sur les « ardoises magiques » des enfants ou sur une stèle érodée, et qui, pourtant, resteraient actives depuis un passé où elles étaient encore lisibles. Autrement dit, nous avons des idées, des comportements, inventés dans une histoire qui n'est plus la nôtre, qui ne correspondent plus exactement à ce que nous pouvons voir et comprendre. Ils sont une source inépuisable de multiples distorsions.

De l'état de ces négociations de l'esprit, dépend la vision que nous avons du monde et de l'histoire. Il nous semble paradoxal, que, dans les difficultés de cette négociation, on évacue le concret qui seul nous permet de nous repérer, en laissant face à face « les vérités universelles » et « l'expérience intérieure ».

L'histoire peut être un outil majeur pour dégager le terrain, apporter des éléments, revenir à l'événement concret, réorienter la valeur des objets qui nous entourent et dans lesquels nous projetons des sentiments, des idées, de provenance inconnue. Elle peut être le juge de nos jugements.

Du savoir partagé

Nous avons encore bien du mal à penser que les êtres humains forment selon un terme strictement spécifique, des sociétés, et à acquérir cette conscience de l'autre qui sait ce que nous ne savons pas.

Dans aucun domaine, la globalité de « l'événement » du « problème » de la « circonstance » du « phénomène » n'est observable. Nous ne pouvons percevoir, étudier, expliquer que des aspects partiels. Cette saisie est culturelle. Elle nécessite des outils et des procédures divers. Mais, à un moment donné, la collectivité sait tout ce qui est possible de savoir. Dans ce mouvement d'élaboration des connaissances, les acquisitions les plus fondamentales sont issues des recherches les plus détaillées. Ainsi, plus on est « savant » (dans la saisie du concret), plus on est relativement ignorant (dans l'élaboration de principes totalisants).

Cette impossibilité de formuler la totalité tient à deux raisons majeures. La première est qu'une telle possibilité supposerait un savoir fini. Or, un savoir fini ne peut s'imaginer que dans un monde inerte, y compris pour ce qui concerne le savoir. La seconde (c'est peut-être formuler la même chose sous un autre aspect) est qu'aucun individu, à un moment donné, ne peut avoir toute la connaissance possible sur un objet même des plus simples, d'autant que cette connaissance totale est un devenir sans fin.

Paul Veyne remarque « qu'un homme de la ville peut bien imaginer qu'un paysage agraire dont l'édification a exigé le labeur de dix générations est un morceau de nature ; un non-géographe ignorera que le maquis ou le désert ont pour origine l'activité destructrice de l'homme : en revanche, tout le monde sait qu'une cité, un outil ou une recette de cuisine ont un passé humain... » [29]

L'harmonisation des connaissances — la même pour tous — serait un désastre sur le plan de la connaissance elle-même. Elle supposerait un tri, une vision unique, des limitations injustifiées, la soumission aux idéologies dominantes. Cet apparent éparpillement, cet accroissement de la diversité peut provoquer quelque malaise pour qui, conformément à nos traditions intellectuelles, et particulièrement aux traditions philosophiques, cherche à formuler des vérités globales, à donner en quelques mots, formules, démonstrations, une idée juste du monde qui nous entoure. Cela tient-il à la « complexification » des sciences et des techniques ?

Une formule courante prétend qu'un « savant de l'antiquité comme Aristote possédait à lui seul toute la connaissance de son temps, ce qui n'est pas imaginable aujourd'hui. » L'image nous semblerait juste si dans cette connaissance étaient inclus d'autres types de savoir, comme celui de coudre des étoffes pour se vêtir, de bâtir pour s'abriter, de cultiver et de cuisiner pour se nourrir. Ce type de connaissances, ignorées comme telles, ou profondément dédaignées, souverainement méprisées par Boèce ou Aristote, sont pourtant vitales et ne manquent pas d'influencer la vision que nous avons du monde.

Cela posé, rendons justice à Aristote qui s'explique, et ce faisant témoigne que le problème évoqué par Merleau-Ponty n'était pas ignoré voici 2000 ans. Nous l'avons remarqué chez Boèce et Tinctoris : « D'une manière générale, ce qui prouve qu'on sait réellement une chose, c'est d'être capable de l'enseigner à autrui, et voilà comment nous trouvons que l'art est de la science beaucoup plus que l'expérience ne peut en être, parce que ceux qui sont arrivés à l'art sont en état d'enseigner et que ceux qui n'ont que l'expérience en sont incapables. »[30]

Point de vue

Celui qui regarde le passé le fait donc toujours avec une connaissance — d'expériences et de concepts — partielle pour son époque. Comme Aristote, il hiérarchise cette connaissance et l'inclut dans une représentation abstraite de son environnement, en partie intellectuellement construite comme pour Merleau-Ponty, en partie transmise par tradition et enseignement, une autre partie, qui ne fait ni urgence ni provisoirement problème, reste « en friche » dans le domaine du quotidien anodin. Cette connaissance n'est pas pour autant défectueuse, elle est particulière et caractérise le point de vue.

Paysage

Contrairement à celui que l'on connaît d'expérience, le paysage observé de loin est tronqué. Là où l'on connaît les chemins abrités, où l'on sait les rencontres éventuelles, où l'on a vu bâtir des maisons, disparaître d'autres édifices, où l'on repère sans vraiment regarder les endroits choisis par les enfants pour construire leurs cabanes de branchages, où l'on est sûr du nombre de pas, de kilomètres, du temps nécessaire pour se déplacer d'un point à un autre, il faut ici imaginer, et se demander si l'on est dans un monde identique. Cette question ne peut être qu'ambivalente. Pour toute une série de choses, le monde d'Aristote est le nôtre, pour une grande part, il ne l'est pas. Tout, est question de distance. Si notre regard porte jusqu'aux arbres de la préhistoire, Aristote est très proche. Si nous observons la clairière des philosophes, il est plus loin. Mais dans un cas il est témoignage d'une présence, dans l'autre il est objet. Dans un cas, nous aurons besoin d'un « grand angle », dans l'autre, d'un « zoom ».

Le paysage est certes tronqué, parce que nous n'en avons pas d'expérience concrète. Mais l'expérience que nous avons d'une chose, d'un lieu, d'une date, n'est jamais complète, et Aristote, même si nous répugnons à accepter sa hiérarchie a raison : l'expérience ne suffit pas. Dans le cas présent, elle est impossible. Les paysages que nous observons en histoire ont disparu.

Télescope et microscope

À l'oeil nu, l'histoire c'est d'abord une famille qui s'étend d'ici à ailleurs, de maintenant à avant, et un devenir. Ce sont des choses qui sont neuves ou vieilles, des jouets, des maisons, des voitures. Puis l'histoire est une discipline scolaire qui évoque des lieux comme l'Égypte. Des noms et des dates. Henri IV, la poule au pot et Ravaillac, Marignan 1515 et la prise de la Bastille 1789. Cette histoire qui selon les voeux de Henri-Irénée Marrou ne court pas le risque de quitter la réalité concrète pour se dissoudre dans des fumées abstraites : « ... rappelons sans cesse aux jeunes travailleurs que l'histoire de la civilisation (et chacune de ses histoires spéciales) doit se projeter dans un réseau serré de noms, dates, événements précis et que les faits politiques, d'ordinaire les mieux documentés, fournissent la trame solide d'un tel canevas. » [31]

L'histoire est également un moyen de détente qui s'accumule abondamment dans les romans et œuvres cinématographiques. Elle est aussi œuvre d'art quand on admire les arènes de Nîmes ou les ruines grecques, la Joconde ou les fantaisies architecturales de Viollet le Duc.

En fin de compte l'histoire est une « familière » nous ne manquons pas de nous faire, sans aucun effort et sans le vouloir, une idée générale des époques passées. Mais ce ne sont souvent que des images issues de l'imagination des romanciers, de cinéastes ou auteurs de théâtre, des historiens aussi, dont les soucis artistiques, édificateurs, pédagogiques prennent parfois le pas sur la réalité documentaire.

Nous comprenons alors, au-delà de leurs formalismes, les réflexions de Merleau-Ponty et d'Aristote : on ne connaît pas ce « familier » « L'histoire est trop immédiatement liée à la praxis individuelle, à l'intériorité, elle cache trop son épaisseur et sa chair pour qu'il ne soit pas facile d'y réintroduire toute la philosophie de la personne », écrit par ailleurs Merleau-Ponty.[32]

Lorsque nous décidons de scruter le paysage, de puissants filtres sont déjà vissés sur notre télescope. La vision humaine est culturelle ; une somme de détails échappe nécessairement à notre observation. Il faut donc avoir recours au microscope, comme Michel Huglo le fit avec les documents relatifs au pseudo Odon de Cluny. La conscience du passé, ou l'idée que nous nous en faisons a priori, sans disparaître, devient un élément secondaire.

Un aspect pourtant de cette vision en général du passé ne peut devenir secondaire. Il s'agit de la valeur scientifique de la connaissance historique, ou de la valeur historique de la vérité scientifique.

Le martyr

Inspiré par la thèse de Karl Jaspers [33] sur Galilée et Giordano Bruno, Gianni Vattimo propose : « Une vérité scientifique est anhistorique et universelle ; la vérité philosophique n'a au contraire pas d'autre sens que d'être la vérité de celui qui la professe et la propose au monde. » [34] En effet, de ce point de vue, Galilée peut se rétracter devant l'Inquisition sans que la vérité portée par sa théorie héliocentrique soit atteinte, tandis que la philosophie de Giordano Bruno subsiste dans le seul témoignage de son auteur.

Ce livre de Vattimo, consacré à « la crise du sujet » dans les œuvres de Nietzsche et Heidegger, fait une bonne place à la valeur du témoignage ; il ne manque pas de citer Nietzsche à propos de la preuve de vérité par le martyr : « C'est une sottise de croire que par le sang on démontre une vérité. » Pire encore, « le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des coeurs. »[35]

Nietzsche critique la valeur commune dont on surévalue le martyr des chrétiens ; il le fait dans ce qui nous semble être une juste optique, en remarquant que le martyre ne prouve pas la cause des suppliciés, et qu'une telle compréhension ne peut qu'engendrer haine et sang. Or, le martyre est une solution pour évacuer de l'histoire ces jeux troublants et contradictoires que les vérités ici anhistoriques, là éternelles ou immuables, organisent avec les sentiments et sensations inscrits dans la vie intérieure par l'expérience individuelle. De la part des bourreaux nous n'en doutons pas. Mais dans le cas du martyr chrétien également. Comme Hegel le montre avec clarté et précision, « la première manière dont l'esprit manifeste sa présence dans le sujet humain est celle où l'Homme reproduit sur lui-même l'histoire de la passion, se fait protagoniste de l'éternelle histoire de Dieu. Ceci signifie la disparition de la conciliation affirmative directe, l'Homme ayant à conquérir celle-ci par la victoire sur sa finitude. Le sentiment de l'indignité se trouve accru et intensifié, et la tâche unique et suprême qui incombe à l'Homme consiste à vaincre cette indignité, à se délivrer de ce sentiment humiliant. Le moyen d'atteindre ce but consiste à supporter stoïquement les traitements les plus cruels, à s'imposer tous les renoncements, tous les sacrifices, toutes les privations, à s'infliger par conséquent, des souffrances, des martyrs, des tortures, afin d'assurer en soi le triomphe de l'esprit, de réaliser son union avec Dieu. Ce côté négatif devient dans le martyr une fin en soi, et le degré de la transfiguration se mesure au degré des atrocités que l'Homme a supportées et des souffrances qu'il a subies » [36] et, ajoute Hegel, « c'est ce fanatisme monstrueusement égoïste qu'on nous propose comme un exemple de sainteté. » Nous sommes sur point en accord avec Nietzsche : croire que ce martyr prouve la raison de ses candidats relève de la naïveté et de l'imbécillité.

De la vérité anhistorique

Dans la citation de Vatimo que nous commentons de ces quelques phrases sur le martyre, nous notons, au passage, les expressions de vérités anhistoriques et universelles, opposées à celle de la vérité philosophique qui n'est soutenue que par celui qui la professe.

Tout ne serait donc pas histoire, et c'est bien ce que Vatimo expose de Nietzsche : « La faculté de sentir directement les choses en dehors de tout sens historique est la plus importante (...) L'absence de sens historique est comparable à une nébuleuse à l'intérieure de laquelle la vie se produit d'elle-même (...) Il est vrai que c'est seulement lorsque l'homme, à force de réfléchir, de comparer, de diviser, réussit à délimiter ce domaine de la non-histoire, que naît à l'intérieur de la nébuleuse une lueur claire et étincelante. C'est donc par la faculté qu'il a de faire servir le passé à la vie et de refaire de l'histoire avec le passé que l'homme devient un homme ; mais un excès d'histoire détruit l'homme. »[37] Certains aphorismes contenus dans Humain trop humain sont de ce point de vue exemplaires.[38]

Nous comprenons cette méfiance que suggère ici l'histoire, comme un rejet, propre à notre civilisation, de la réalité charnelle, sensuelle et collective de la condition humaine. L'histoire est assimilée aux rapports de chair et de sensations que les individus entretiennent entre eux et avec leur environnement. La critique de l'histoire est ici une réflexion qui tente en fait d'évacuer les malaises du présent immédiat par la double fuite vers des vérités « anhistoriques » « universelles », et l'expérience individuelle, celle de « la nébuleuse » et de « sa lumière étincelante ».

Nous ne sommes pas très loin des mécanismes intérieurs qui mènent au martyr. Ainsi, Hegel commence-t-il sa réflexion sur le sujet : « La première chose qui, chez l'Homme n'ayant pas encore épanoui toute son intériorité, doive être détachée de ce monde et sanctifiée, c'est son existence naturelle, sa vie, la satisfaction de ses besoins les plus urgents, les plus vitaux » [39]

Paradoxalement, cette histoire dont la familiarité semble un fardeau s'impose, opiniâtre, avec d'autant plus de force qu'on veut l'oublier. La vérité universelle, comme l'expérience des profondeurs intérieures ne garantissent pas à elles seules, « le progrès », ni même l'idée de la positivité de ce « progrès ». L'absence d'histoire, qui privilégie des vérités, toujours supposées universelles, et cette expérience en quelque sorte de la passion religieuse complexifie la compréhension de concepts dont les significations se forment et se déforment, se colorent, mutent au gré des événements. Comme l'affirme Alexandre Koyré à propos de l'histoire de la pensée scientifique, « Il est essentiel de replacer les œuvres étudiées dans leur milieu intellectuel et spirituel, de les interpréter en fonction des habitudes mentales, des préférences et des aversions de leurs auteurs. Il faut résister à la tentation, à laquelle succombent trop d'historiens des sciences, de rendre plus accessible la pensée souvent obscure, malhabile et même confuse des Anciens, en la traduisant en un langage moderne qui la clarifie, mais en même temps la déforme : rien, au contraire, n'est plus instructif que l'étude des démonstrations d'un même théorème données par Archimède et Cavalieri, Roberval et Barrow. » [40]

Il pourrait sembler curieux d'insister sur un aspect des choses qui semble aujourd'hui acquis : d'un côté, les événements historiques n'ont de sens que dans leur contexte. De l'autre, on cherche à faire surgir ce contexte à partir de ces événements ou documents. Nous ajoutons : Contexte en mouvement. C'est à quoi peut se résumer notre discussion.

Il n'y a pas de vérité universelle, on ne devrait rien ajouter à ce terme « vérité ». « La Terre est ronde » n'est pas une vérité supérieure à « Giordano Bruno a été brûlé vif sur décision du Saint Office ». Dire que Bruno est le seul témoin de sa vérité et qu'avec sa disparition disparaissent les idées qu'il professe, c'est exprimer ce que ses juges, au-delà de soumettre la solidité de sa foi et la qualité de sa passion à l'expérience de la question, pouvaient espérer. Mais ce que ce philosophe professait dépasse de loin le témoignage de sa propre existence : l'héliocentrisme, entre Copernic et Galilée, l'atomisme dans la tradition de Démocrite, et génialement, l'infinité de l'univers, tirant ainsi les conséquences des innovations de Copernic. Certes, Bruno n'est pas un savant « scientifique » il est un philosophe, et l'on parle d'intuition trop en avance sur son temps, on déprécie sa réflexion parce qu'il n'a pas les moyens de la prouver scientifiquement. Il ne peut donc pas se rétracter, dit Vattimo après Jaspers, car ce n'est que sa propre présence qui prouve sa vérité. Mais mesure-t-on bien la puissance conceptuelle, le courage intellectuel et physique de ce philosophe de la seconde moitié du 16e siècle ? Pour formuler ses thèses, ce dominicain a justement réalisé avant la lettre les voeux de Nietzsche. Il a secoué les lourdeurs de sa propre histoire, il a par son effort de voir, bouté hors de son territoire l'entendu, ce qui représente l'effort intellectuel considérable de reconstruire l'ensemble de son environnement philosophique, de ses habitudes de penser et de voir. D'une part il est arrivé à penser très au-delà de ce que son histoire pouvait supposer permettre. D'autre part, cette pensée a produit des vérités dans des domaines où elle n'était pas spécialiste. Il y a donc encore de nos jours, fort à apprendre à l'étude de son œuvre, à condition qu'on la replace dans son contexte. Car ce ne sont pas les vérités énoncées qui peuvent aujourd'hui nous intéresser, mais la démarche qui permet à Bruno de penser en dehors des possibilités que son époque semble offrir, la capacité qu'il a eue d'adapter sa pensée, de comprendre les nouveautés scientifiques de son époque. Mais le combat de Bruno n'est pas seulement ce combat intérieur. Il fut pourchassé dans toute l'Europe, et pas seulement par l'inquisition, sans interrompre ses activités. La question du reniement de ses idées, acquises à tel prix d'efforts, ne se pose pas.

Bruno serait-il un mauvais exemple pour montrer que le témoignage du philosophe (intérieur) réside en son exercice immédiat, tandis que la vérité du scientifique (extérieure) est universelle ?

Examinons la démarche d'un contemporain, celle de Robert Fludd [41], docteur en médecine d'Oxford, qui à 42 ans cesse toute activité pour se consacrer à ses ouvrages. Au contraire de Bruno, Fludd ne comprend guère les bouleversements scientifiques de son époque. Il les aborde avec un esprit ancré dans une tradition déjà passée. Alors que les scientifiques de son époque, Galilée compris, font un pas de géant dans la compréhension du monde physique qui les entoure, ne parvient à Fludd que l'aspect rhétorique des démonstrations théoriques. Ces discours issus d'un monde qu'il ne voit pas ont sur lui un effet contraire. Alors que l'activité scientifique de son époque rapproche, sous le coup d'une formidable poussée, de l'univers physique, il y a chez Fludd une détérioration des rapports à la réalité, une sorte de « fuite » de la matière. En symbolisant les nouvelles données dans son système de pensée ancien, Fludd invente un monde fantastique peuplé de machines virtuelles surprenantes, de monocordes cosmiques pour la musique, car bien évidemment, « l'harmonie », par un abus de sens, ou un dérapage sur les mots, prend chez lui une signification symbolique générale.

Pour autant, pouvons-nous dire que les idées de Fludd n'ont de valeur que par sa présence ? Ce n'est pas seulement l'exemple de Bruno qui est mal choisi. L'idée de témoignage telle qu'elle est formulée n'est pas juste. Le témoignage est une notion sociale. Bien que l'on témoigne de quelque chose, c'est au regard des autres. La valeur du témoignage tient tout autant par la chose témoignée que par le regard qu'on lui porte, car il est un médiat. Les témoignages de Fludd, de Bruno ou de Galilée ont dans l'absolu, la même valeur, quelle que soit celle des vérités qu'ils défendent, pour la simple raison que ce sont trois personnages qui furent réels.

Il y a dans le propos de Vattimo une confusion entre les idées de vérité de témoignage et d'autorité. On pourrait dire que Fludd, tourné vers le passé, continue cette tradition corsetée par le respect et l'étude des « autorités ». Il prend, en effet grand soin à la qualité esthétique — et rhétorique — de son témoignage, parce que dans ce cas, la vérité est inscrite dans l'objet même des écritures ; que Galilée continue la brillante tradition florentine, cultivant sa propre culture, mais respectant encore l'autorité (ecclésiastique) ; que Bruno affirme celle de vérité au détriment des deux autres. En défendant la propre autorité de ses idées, Bruno témoigne d'une vérité tout aussi universelle que celle de Galilée : la liberté de penser et d'exprimer. Et en premier lieu, la liberté de penser avec soi même. On ne peut s'empêcher de penser à Abélard, dont la liberté de ton, de dire, et de réfléchir scandalisa tant Bernard de Clairvaux cinq siècles plus tôt.

Qu'est-il de l'universalité, de l'anhistorisme, de la vérité ? Cette idée de vérité est strictement humaine. Elle est une notion intellectuelle qui permet d'agir efficacement sur l'environnement. Des choses existent en dehors de la présence humaine en général, comme les corps célestes, les dinosaures, des composants chimiques, etc.. Nous savons qu'il passe de par le monde des quantités d'événements que nous ne connaissons pas, dont nous ne serons jamais informés. Toutes ces choses qui existent réellement en dehors de nos actes et présences propres sont certes de la « réalité », mais ne sont pas de la « vérité ». Que la terre soit ronde, qu'elle tourne autour du Soleil est une réalité qui, en soi, n'a aucun rapport avec les représentations humaines. Découvrir cette réalité pour en faire une vérité est nécessairement historique. Il n'y a donc pas de vérité universelle, mais des vérités incontournables, nécessaires, et aussi des vérités inutiles ; des ignorances coupables, et aussi des ignorances sans conséquence. Cette idée de vérité universelle est une idée profondément religieuse à laquelle nous n'ajoutons rien en la colorant d'universalité. La question fondamentale de la religiosité n'est pas celle de Dieu, ou de l'esprit comme primat. Mais bien cette idée d'universalité qui tend à opposer et connecter notre humble présence terrestre avec les grands infinis ou quelque autre lieu de vérité totale.

Le regard de l'historien est à la fois attiré par cette humble présence et par les espaces sidéraux de l'idéalité ; il aimerait en suivre les grandes connexions. Il n'a jamais l'arrogance de formuler ainsi ses désirs, et rarement l'humilité de reconnaître qu'il ne piste que ses vérités, car par de surprenantes inversions, comme nous l'avons évoqué à propos d'Abélard, de Bruno ou de Galilée, est dit humble celui qui proclame les fières idées universelles déposées dans les idéologies dominantes, est dit arrogant celui qui se fie à son humble raisonnement.

Du tridimensionnel

Comme toute activité de connaissance, l'histoire est une équation dynamique à trois termes dans laquelle le développement de chaque terme modifie les deux autres et le résultat. La tentation est donc forte de retrancher un ou deux termes. Cette opération artificielle ne simplifie en rien les résolutions. Il nous faut donc admettre les confrontations, les échanges, les inclusions et mutations de ces trois dimensions de la connaissance, à savoir : la saisie technique des faits, l'élaboration de synthèses globalisantes, la perception intime, existentielle.

On peut dès lors privilégier l'un ou l'autre terme (les faits et l'existentiel pour Marrou, les faits et le conceptuel pour Veyne), on joue toujours sur l'ensemble, et la capacité d'atteindre des solutions positives n'est pas entamée à condition d'accepter les modifications qui interviennent au niveau de chacun des termes. Mais il faut être un Abélard ou un Bruno pour se soumettre si complètement à la dérobade des vérités universelles au profit de la simple vérité, « de ce que l'on comprend ».

Les différentes méthodes, techniques de recherche et d'expression des résultats sont toutes bonnes. « L'idée d'une méthode basée sur les principes rigides et immuables auxquels il faudrait absolument se soumettre pour la conduite des affaires de la science rencontre des difficultés considérables lorsqu'elle se trouve confrontée avec les résultats de la recherche historique. Nous constatons alors qu'il n'y a pas une seule règle, aussi solidement fondée sur le terrain de l'épistémologie soit-elle, qui n'ait été violée à un moment ou un autre. » [42] Comprenons bien que ce ne sont pas les règles qui sont ici mises en cause, mais leur rigidité et la prétention à l'exclusivité.

Elles sont toutes bonnes, mais sont plus ou moins bien adaptées au maniement et à l'expression des différents termes de la connaissance, et formellement, cohabitent difficilement. L'expression de l'existentiel s'accommode au mieux avec le récit, le raconté, le roman, mais fait ombrage à l'exposition brute des faits. Cette exposition brute des faits marginalise le conceptuel, lequel en retour force à leur survol et souvent à la mise à l'écart de l'existentiel.

La connaissance historique est une connaissance en trois temps, car l'ensemble de l'équation ne peut être globalement exprimé. Cela doit-il conduire au malaise et à le résoudre par l'identification de la recherche historique aux méthodes ou aux sujets ?

De soi et de l'autre

Lorsque l'historien décide quel sera son sujet, son objet, son thème de recherche (il peut tout aussi bien s'agir d'une simple curiosité documentaire) il ne part pas de rien, même si l'arrivée au terme (de ce qui peut être une simple lecture), coïncide avec une conversion absolue de son savoir, de ses idées. Il ne s'attend pas, face au document (ou au livre d'un collègue), à des révélations absolues lesquelles, d'un coup, feraient surgir l'intégralité et les détails des événements, leur sens historique, et de surcroît éclaireraient de signification ses sentiments intimes. Pourquoi chercherait-il à produire cette œuvre qu'il ne cherche pas pour son propre compte ? Il n'œuvre pas pour peupler le désert, mais les bibliothèques, les écoles, la réflexion et le savoir collectif. Tout comme lui, l'autre qui peut être le dernier des ignorants en histoire, a aussi ses idées et son vécu et, même si le hasard le conduit à ouvrir un ouvrage d'histoire, ce qu'il y découvrira sera fonction de ce qu'il sait déjà.

Ainsi, les convictions et intuitions intimes de l'historien ou du romancier, comme les séries de dates et de faits élémentaires du chroniqueur, les vastes synthèses philosophiques, les études méticuleuses sur des micro-événements du chartiste, tout est utile à la connaissance historique, tout a sa valeur en son temps et lieu. Mais rien ne peut ni dicter les cheminements et les formes de l'appropriation personnelle des informations, ni se substituer à la formation des globalités et des jeux dynamiques des mixtures, laquelle est pour chacun différente.

Sur les histoires en histoire

Chacun fait donc évoluer la connaissance historique à sa manière, et à tendance à se démarquer, au besoin, des autres manières de « faire de l'histoire » en qualifiant « son histoire » d'« autre histoire » ou de « nouvelle histoire ». Il apparaît alors une série illimitée de concepts ouvrant sur l'idée d'une pluralité d'histoires : histoire conceptuelle, histoire quantitative, histoire événementielle, histoire des guerres, des princes, histoire politique. Série des méthodes qui se conjugue, parce qu'elle lui est souvent étroitement liée, à celle des sujets : Histoire de la Révolution Française, Robespierre et son temps, histoire de la Terreur, histoire de la peine de mort, histoire des arts, de la musique, de la sonate, vie et œuvre de Beethoven, les fantaisies de Mozart et les grandes sonates de Beethoven, histoire du climat, histoire du livre. Tout en effet se conjugue et se stratifie : l'art sous la Terreur, Robespierre et la peine de mort, l'idée de la mort à l'époque de Beethoven. Il convient bien sûr de discerner les conventions du langage et les significations fondamentales. On comprend bien ce que veut dire « histoire de la Révolution Française » ou « histoire du climat depuis l'an mille » là où le mot « histoire » est une redondance : Il s'agit de spécialités qui vont de la plus banale tradition de raconter ce qui le fut mille fois, en mille styles littéraires différents (dans le meilleur des cas), à la mise en œuvre de techniques scientifiques complexes, mais qui, dans tous les cas, s'intègrent sans difficulté à une idée d'histoire en général, dirons-nous, une et indivisible.

L'identification de l'histoire aux méthodes pose un tout autre probléme, qui vise, fondamentalement, à suggérer l'existence de plusieurs histoires. Il en est ainsi de l'histoire quantitative, mais aussi de sciences qui sont obligatoirement historiques, comme la démographie. En contrepartie « l'histoire des princes et des batailles » voire « l'histoire politique » sont assimilées à des traditions méthodologiques et idéologiques qui seraient obsolètes. Nous préférerons parler ici de points de vue et non de différentes histoires. Les érudits et hommes de science qui proposent de tels schémas risquent de créer des absences. L'oubli est un travail intellectuel nécessaire, mais qui suppose l'acquisition et l'intégration d'une culture : on ne peut, de la sorte, n'oublier que ce que l'on a acquis.

La connaissance historique se construit donc par des points de vue multiples, que les différentes méthodes ne suffisent pas à signifier, pour la simple raison que le choix des différentes méthodes répond à des questionnements, il ne les provoque pas. Elles s'ouvrent simplement, mais combien largement, sur des possibilités de réponses. À titre d'exemple, nous citerons les statistiques qui n'ont pas poussé à la création de la science démographique. Mais elles l'ont rendue possible. Au contraire, la démographie est demandeuse d'outils statistiques adaptés.

Pour ce qui nous concerne, nous pensons que les trois éléments qui dynamisent la connaissance historique, à savoir le souci de conceptualisation, la recherche des faits vrais, et l'incontournable sentiment intime ont des méthodes et des modes d'expression de choix, mais, tant que la généralisation de l'informatique, avec ses possibilités de lecture multidirectionnelle ne sera pas opérée, tout passe encore, d'un bloc, par le récit quasi linéaire, écrit ou discouru. Or, l'expression de ces trois genres ou dimensions de la connaissance historiques sont formellement, stylistiquement contradictoires. Il s'ensuit une série de confusions et de nécessaires mises au point. Mais n'exagérons pas le problème. Le lecteur dispose d'une multitude d'ouvrages qui vont du lexique de dates aux immenses fresques romanesques vides de faits significatifs, et il est capable d'accoutumer sa lecture en fonction de ses besoins.

Notes

23. Aristote, La Métaphysique, Traduction de Barthélémy Saint-Hilaire. Éditions Presses Pocket, 1991. Page 39. Le chapitre XXXIV intitulé « Des plaisirs de la vue » des Confessions de saint Augustin commence ainsi : « Il ne me reste plus à parler que des plaisirs de la vue de ces yeux terrestres dont je veux confesser toutes les fautes ; et je désire que les oreilles de votre saint temple, ces oreilles fraternelles et charitables les écoutent ». Confessions, édition Philippe Sellier, Folio / Gallimard, Paris, 1993, p. 383.

24. Johannes Tinctoris (1436-1511), Complexus effectum musices, (sur les effets de la musique sur l'esprit). Parmi plusieurs rééditions, nous citerons la plus récente : A. Seay, Tinctoris Opera theorica, dans « Corpus de Musica » (22), American Institute of Musicology, 1975. Ce passage est relevé par Robert Wangermée, dans son ouvrage : La musique flamande dans le société des XVe et XVIe siècles. Éditions Arcade, Bruxelles 1965. Page 31.

25. Boèce, De Institutione Musica, chapitre 35, dans « Boetii de institutione arithmetica, de institutione musica », Leipzig 1867.

26. Guillaume de Conches (1080-1145) tout comme Abélard (1079-1142), identifie les trois personnes de la Trinité avec laPuissance et la Volonté (Émile Bréhier, La philosophie du Moyen Âge. L'Évolution de l'Humanité (28), Albin Michel, Paris 1971 (1937).

27. Histoire personnelle de la philosophie, Entretien avec Émile Gouhier, dans « Á quoi pensent les philosophes (interrogations contemporaines) ». « Mutations », Autrement (102), novembre 1988, p. 10.

28. Spinoza Baruch de, Court traité, dans « Traité de la réforme de l'entendement (Traduction et notes par Charles Appuhn) », GF-Flammarion, Paris 1964, p. 89.

29. Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, « Points / Histoire » (40), Éditions du Seuil, Paris 1971, p. 57.

30. Aristote, La métaphysique (traduction par Barthélémy Saint-Hilaire), Éditions Presse pocket, 1991, p. 44 (livre A, chapitre 2)

31. Henri Irénée-marrou, De la connaissance historique, « Point / Histoire » (21), Éditions du Seuil, Paris 1958, p. 58.

32. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l'invisible, « Tel », Gallimard, Paris 1964, p. 312.

33. Jaspers Karl, Der Philosophie Glaube, (1947), Frankfurt am Main, 1960, p. 11-12.

34. Gianni Vattimo, Les aventures de la différence, Les Éditions de minuit, Paris 1985, p. 55.

35. —, p.57, il cite Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (II), « Des prêtres ».

36. Hegel Friedrich, Esthétique, « Champs », Flammarion, Paris 1979, (II) p. 292.

37. Gianni Vattimo, Les aventures de la différence, Les Éditions de Minuit, paris 1985, p. 29. Voir : Nietzschze,Considérations inactuelles (II), « De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie », édition bilingue, traduite par G. Bianqui, Aubier, Paris 1964, § 1, p. 109.

38. Nietzsche, Humain trop humain [2 vol.], « Idées », Gallimard, Paris 1968. Aphorisme 147 (t. I, p. 156) : L'art assure accessoirement de conserver, et aussi de raviver çà et là certaines idées éteintes, décolorées ; il tresse (...) un lien enserrant diverses époques. Certes, c'est tout au plus une apparence de vie, comme au-dessus de tombaux, qui s'élève ainsi, ou comme un rêve, le retour des morts chéris (...) Et le coeur se remet à battre à un rythme oublié le reste du temps. Aphorisme 150 (t. 2, p. 305) : Dans Bach, il y a encore trop de christianisme, de germanisme, de scolastique (...) ; il se tient au seuil de la musique européenne (moderne) mais de là tourne les yeux vers le Moyen Âge. Aphorisme 152 (t. 2, p. 306) : Haydn fait tout juste une musique qui n'a pas de passé.

39. Hegel Friedrich, Esthétique, « Champs », Flammarion, Paris 1979, (II), chapitre III, « Les martyrs », page 292.

40. Koyré Alexandre, Études d'histoire de la pensée scientifique, « Tel », Gallimard, paris 1973. Page 14.

41 - Robert Fludd (1574-1637) a consacré de nombreuses pages à la théorie musicale (magico-cosmique)

42 - Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, « Points / Sciences » (56), Éditions du Seuil, Paris 1979 (Londres 1965), p. 20.

 

Table des matières : BibliographieHistoire au quotidienDe la véritéLa conscience du passéHistoire conceptuelleHistoire, Philosophie du doute et récitBachelard et la philosophie du nonRécitRécit et reconstructionDocument et événementHistoire globaleAutorité ou histoireDocument et histoireConceptEsthétique de l'histoire.


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Dimanche 9 Juillet, 2023

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