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Nice, le 23 novembre 2013 — Jean-Luc Vannier

Jean-Louis Grinda signe un étincelant « Rheingold » à l'Opéra de Monte-Carlo

Lorsque la célébration de la Fête nationale monégasque se conjugue avec la commémoration du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner, cela enfante une production exceptionnelle à l'image, vendredi 22 novembre, de la première de L'Or du Rhin au Grimaldi Forum de Monaco. Prologue à  L'Anneau du Nibelung, cette œuvre créée au Théâtre royal de Munich le 22 septembre 1869 — une exigence de Louis II de Bavière, créancier fasciné par le compositeur — avant d'être jouée pour l'inauguration du célèbre Festspielhaus de Bayreuth le 13 août 1876, doit recéler en son sein, toutes les clés pour appréhender le cours enchevêtré et le dénouement cataclysmique de « La Tétralogie ».

Jean-Louis GrindaJean-Louis Grinda, mise en scène. L'or du Rhin, novembre 2013. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Autant dire, comme cela arrive fréquemment chez le compositeur d'une première symphonie, que Wagner s'y livre entièrement : lente mais inexorable gestation d'un Gesamtkunstwerk — une « œuvre d'art totale » musicale et scénique — telle qu'elle apparaît peu à peu dans la correspondance entre le maître de Leipzig et Franz Liszt récemment publiée (Correspondance de Franz Liszt et Richard Wagner, sous la direction de Georges Liébert, traduit de l'allemand par J. Lacant et L. Schmidt, traduction revue et augmentée par Danielle Buschinger, Gallimard, 2013).

Eleonore Marguerre (Woglinde), Linda Sommerhage (Wellgunde), et Stine Maria Fischer (Flosshilde). Eleonore Marguerre (Woglinde), Linda Sommerhage (Wellgunde), et Stine Maria Fischer (Flosshilde). L'or du Rhin, novembre 2013. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Cette extraordinaire complétude de Richard Wagner à la fois librettiste, compositeur et metteur en scène, rend toute production opératique encore plus complexe si cette dernière s'impose également de prendre en compte l'histoire personnelle et politique de l'auteur : imprégné de la philosophie d'Arthur Schopenhauer qu'il découvre à l'été 1854 sur la conflictualité inconsciente entre représentation du monde et volonté du sujet, Richard Wagner s'engage en outre très activement auprès des émeutiers de Baden, de Munich et de Berlin en 1848. Il écrit notamment dans un journal révolutionnaire de l'époque, ces lignes si prophétiques pour déchiffrer la chute du « Walhalla » à l'issue du Crépuscule des Dieux : « Je veux détruire l'ordre des choses, responsable de ces millions d'esclaves d'une minorité, et de faire de cette minorité l'esclave de son propre pouvoir, de sa propre richesse » (cité dans « Der Freigeist », Handelsblatt, 28 décembre 2012, p. 41).

Andreas Conrad (Loge) et Peter Sidhom (Alberich)Andreas Conrad (Loge) et Peter Sidhom (Alberich). L'or du Rhin, novembre 2013. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Tous ces multiples défis sont admirablement relevés par la somptueuse mise en scène de Jean-Louis Grinda : certes, le directeur de l'Opéra de Monte-Carlo nous ravit régulièrement par d'inoubliables scénographies intimistes, si nous voulons bien nous souvenir à titre d'exemples — mais l'exemple n'est-il pas la chose même selon Hegel ? — de cette Traviata» transcendée ou d'un fantasmatique  Enfant et les sortilèges, tous deux donnés salle Garnier sur le Rocher. Mais il parvient dans ce travail d'une autre ampleur, à joindre la redoutable intensité dramaturgique de l'œuvre à la fine mise en exergue psychologique des caractères qu'il agrémente d'un soupçon de magie, digne d'un conte de Noël. Une prodigieuse conjugaison d'exigences scénographiques avec force machineries et effets spéciaux, à l'instar de la première scène des « Filles du Rhin » qui, en raison des troublants décors aquatiques fondés sur un relief en trois dimensions de Rudy Sabounghi,  maintient constamment le doute chez le public entre rêve et réalité. L'ambivalence, la mégalomanie, l'amour, l'envie, la ruse, la trahison et l'esprit de vengeance qui émaillent, au fil de cette remarquable scénographie, l'inconscient des principaux personnages, suscitent par surcroît cette « humanité » identificatoire, sinon attachante, alors que l'action de cet Or du Rhin est censée se dérouler en des temps immémoriaux.

Egils Silins (Wotan). Egils Silins (Wotan). L'or du Rhin, novembre 2013. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

La direction musicale de Gianluigi Gelmetti interroge. La lecture de la partition n'est pas du tout wagnérienne tant elle manque d'amplitude dans le phrasé et d'incise dans les attaques. L'ouverture, pourtant si métaphorique, en fait un peu les frais en réduisant à la portion congrue cette sensation de houle orgastique féminine qui imprègne, de Tristan und Isolde à Die Walküre, l'ensemble de l'opus wagnérien. Certaines des voix de femmes ajoutent à ce sentiment d'une interprétation presque verdienne par le maestro. Celle-ci offre trop de rondeurs là où les Leitmotive réclament des accents toniques et de liaisons là où les enchaînements de scènes suggèrent des césures plus promptes. Mais l'orchestre philharmonique de Monte-Carlo sait néanmoins procurer le meilleur de lui-même.

Egils Silins (Wotan) et Elzbieta Ardam (Erda). Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Cette nouvelle production nous fait découvrir ou confirme d'impressionnants talents vocaux puisque certains des artistes se sont déjà produits sur le Rocher. En se plongeant dans leurs biographies, nous ne pouvons qu'être frappé par la mixité de leurs répertoires : dans le rôle de Fricka, l'épouse de Wotan, la mezzo-soprano autrichienne Natascha Petrinsky développe des intonations telluriques, chaleureuses, sinon douces. Elle non plus ne s'engage pas dans le pur wagnérisme de l'interprétation, montrant ainsi cette faculté des artistes lyriques modernes à colorer vocalement des registres, à ouvrir des ponts entre compositeurs souvent opposés, ainsi que nous l'avions relevé dans un récent Don Carlo berlinois. La soprano allemande Nicola Beller Carbone, connue du public monégasque pour son interprétation de Dulcinea dans Don Quichotte de la Mancha en décembre 2012 à Monte-Carlo, surprend agréablement elle aussi par ses accents issus probablement de son éducation musicale madrilène et des rôles empruntés au répertoire puccinien. La soprano Eleonore Marguerre (Woglinde), la mezzo-soprano Linda Sommerhage (Wellgunde) et la contralto Stine Maria Fischer (Flosshilde) campent de magnifiques « Filles du Rhin » protégeant l'or. L'apparition de l'alto polonaise Elzbieta Ardam dans le personnage de déesse-mère Erda saisit l'audience par ses graves cuivrés, chargés d'annoncer aux dieux leur funeste destinée.

Les Filles du Rhin et Andreas Conrad (Loge). L'or du Rhin, novembre 2013. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Le baryton-basse letton Egils Silins incarne d'une voix puissante et bien projetée un superbe Wotan, mégalomaniaque assoiffé de pouvoir. Le baryton américain Trevor Scheunemann et le ténor William Joyner, lequel avait joué un Malatestino Dall'Occhio admirable de perversité dans Francesca Da Rimini à Monaco, l'accompagnent avec aisance dans leurs rôles respectifs de Donner et de Froh. Les géants Fasolt et Fafner sont bien interprétés par les basses Frode Olsen et Steven Humes. Les mentions spéciales reviennent néanmoins au baryton d'origine égyptienne Peter Sidhom pour sa remarquable composition vocale et scénique d'Alberich tandis que le ténor allemand Andreas Conrad, de par sa ruse, sa voix et son charisme, « flambe » littéralement le rôle du dieu du feu Loge. Deux artistes amplement plébiscités par le public à l'issue de la représentation.

Des voix en adéquation avec des personnages déterminés par l'hybris de leur créateur — en témoignent les critiques d'Alberich à ces dieux sclérosés qui ne pensent qu'à « vivre, rire et aimer »  — et à propos duquel Thomas Mann, pourtant un inconditionnel du compositeur, pouvait écrire dans son ouvrage « Leiden und Grösse Richard Wagners » (Souffrances et grandeur de Richard Wagner) : « un génie du crédit, un révolutionnaire nécessiteux du luxe, un sans-nom immodeste qui ne peut s'accomplir que par lui-même… ».

Nice, le 23 novembre 2013
Jean-Luc Vannier


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