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22 mars 2014, par Jean-Luc Vannier ——

« Il mondo della luna » de Haydn almodovarisé à l'opéra de Monte-Carlo

Comment traduire « Dramma giocoso » en espagnol ? La question fait sens à l'audition, vendredi 21 mars pour la soirée de gala à l'opéra de Monte-Carlo, de cette version monégasque coproduite avec le Teatro Arriaga Antzokia de Bilbao du Il mondo della luna de Joseph Haydn. Créé le 3 août 1777 au Palais d'Eszterhaza, un « Versailles hongrois » censé concurrencer le Schönbrunn des empereurs d'Autriche, cet opera buffa tiré d'un livret de Carlo Goldoni n'en multiplie pas moins, malgré les artifices habituels du comique de situation, des réflexions étonnamment passionnées, sinon engagées sur le genre humain et sur la place de la femme dans la société. Réflexions portées chez le compositeur autrichien par le mouvement Sturm und Drang, héritier révolté de celui des « Lumières » allemandes de Lessing,  l'Aufklärung.

il mondo delle lunaPhilippe Do (Ecclitico) et Roberto de Candia (Buonafede). Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Difficile, en effet de ne pas comparer l'impétuosité revendicatrice de Joseph Haydn contenue dans les audacieuses injonctions du valet Cecco, aux subreptices suggestions, neuf ans plus tard mais à la Cour viennoise, sur l'égalité entre hommes et femmes du Nozze di Figaro. Et où le livret de Da Ponte et la musique de Mozart devaient se substituer aux paroles prohibées par l'impitoyable censure de l'empereur Joseph II à l'encontre des idées sulfureuses de Beaumarchais. « Mieux vaut être premier dans son village que le second à Rome », fait-on dire à Jules César.

il mondo della lunaAnnalisa Stroppa (Lisetta), Alessandra Marianelli (Flaminia) et Hélène Le Corre (Clarisse). Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

La fougue du message politique autorisait-elle pour autant une transposition aussi radicale de cette pièce du xviiie siècle par cette équipe de Madrid et d'Oviedo ? En février 2008, les deux metteurs en scène Krzysztof Warlikowski et Olivier Py ne s'opposaient-ils déjà pas sur la conception de l'art lyrique ? En « homme du xxe siècle », le premier estimait indispensable de « tout transposer sur le plan politique » et de « s'emparer d'une œuvre pour faire bouger les choses quitte à être un éléphant dans un magasin de porcelaine » tandis que le second se voulait « traducteur », davantage soucieux de la « métaphore » et refusait « de tenir l'opéra pour un lieu de subversion politique ». Force est de constater que le musicologue Emilio Sagi ne s'embarrasse guère de ces précautions. En compagnie de ses acolytes ibères, Daniel Bianco (Teatro Real) pour les décors, Pepa Ojanguren (Zarzuela de Madrid et Liceu de Barcelone) pour les costumes, Albert Faura (Institut théâtre de Barcelone) pour les lumières, le directeur artistique du Teatro Arriaga de Bilbao ne se contente pas de plonger le public, au premier acte,  dans l'intimité, certes vivante et colorée, « d'une cuisine espagnole des quartiers populaires » ainsi qu'il s'en est expliqué à l'entracte. Il transforme en outre les deux filles de Buonafede en dignes égéries hystériques, jusqu'à la coiffure, de Marisa Paredès ou de Victoria Abril dans les films de Pedro Almodovar. Son imagination le conduit, au second acte, à faire du « monde de la lune » un immense escalier scintillant de cabaret, histoire sans doute d'insister, par intensification du contraste, sur la tentative illusoire du commun des mortels « d'échapper à sa banalité ». Soit.

il mondi della luneAnnalisa Stroppa (Lisetta) et Roberto de Candia (Buonafede). photographie © Opéra de Monte-Carlo.

La charge créative de cette scénographie pèse toutefois lourdement sur la production. Elle altère, parfois écrase la musique de Haydn malgré la direction musicale, aussi généreuse que talentueuse, de Jérémie Rhorer et de son Cercle de l'harmonie. Le balancement léger des premières mesures de l'introduction bientôt suivi d'une élévation au registre symphonique, les accompagnements d'arias qui tentent de conserver toute leur subtilité, sont à mettre au crédit de cette phalange attirée par la période charnière de l'Ancien régime et du Premier Empire. Le Cercle de l'harmonie se produira d'ailleurs en juin prochain au Centre « Bozar » de Bruxelles dans une version de concert du Fidelio de Beethoven puis, en octobre 2014, avec une « Clémence de Titus » au Théâtre des Champs-Elysées. À ne pas manquer.

il mondi delle lunaHélène Le Corre (Clarisse). Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Outre ses propres faiblesses, la distribution a également souffert des pesanteurs de la mise en scène. Même si la partition privilégie, surtout dans l'interminable scène d'exposition du premier acte, des récitatifs heureusement plus souvent ponctués d'arias dans le second, les voix masculines ne brillent pas : celle du ténor Philippe Do en Ecclitico pourtant très scénique et nettement plus à l'aise par la clarté de ses médiums dans le parlé que dans le chanté, finit par lasser. Le baryton Roberto de Candia dans le rôle de Buenafede ne convainc pas davantage vocalement, encore moins par l'outrancier déploiement de ses mimiques. Dans le personnage de Cecco, le jeune ténor niçois Mathias Vidal se rattrape par une belle prestation dans son « Vous êtes réellement fous » du second acte, des quelques aigus défaillants chantés à la fin du premier.

il mondo della lunaIl mondo della luna. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

Heureusement, de magnifiques voix féminines sauvent l'essentiel de la performance. La mezzo-soprano Annalisa Stroppa campe une Lisetta dont le caractère trempé n'a d'égal que ses intonations justes et agréables, ses notes stables dans son « Une femme comme moi » du premier acte et son « Impératrice, si vous voulez » du second, deux airs qui lui valent des applaudissements mérités. Récemment entendue dans une superbe « Semele » à l'opéra de Nice, la soprano Hélène Le Corre interprète avec ces mêmes aigus clairs et suaves, le personnage de Clarisse dont un émouvant « Combien de gens aspirent… » à la fin du second acte, également salué par le public. Plus difficile fut la prestation de la soprano Alessandra Marianelli (Flaminia) qui maltraite, dans son air du premier acte « La raison »,  des notes aiguës lesquelles demeurent, hélas, tout aussi instables dans celui du second chanté dans les bras de son amant Ernesto. Défauts d'une voix jeune, en devenir comme nous le soulignions déjà dans son interprétation sur le Rocher de l'aubergiste Lisa aux côtés d'Annick Massis dans « La Sonnambula » en février 2013.

il mondo della lunaIl mondo della luna. Photogtaphie © Opéra de Monte-Carlo.

Tout comme celle de la mezzo-soprano Giuseppina Bridelli dans le personnage d'Ernesto, remplaçant dans ce seul opéra de Haydn, une voix de castrat. Outre les danseuses Morena Di Vico et Jeanne Chossat, les figurants Heathcliff Bonnet, Gildas Diquero, Agostino Giordano et Christian Guérin, saluons les choristes Fabian Moris-Chiaradia, Benoit Gunalons, Fabio Marzi et Gianni Cossu qui introduisent avec « O lune brillante », cette œuvre classique, riche en variations symboliques de tonalités musicales mais nettement plus avare que ses contemporaines mozartiennes en fécondité mélodique.

Nice, le 22 mars 2014
Jean-Luc Vannier

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