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Jean-Marc Warszawski, 21 mars 2006.

Revue filigrane no 2 : Traces d'invisible

CAULLIER JOËLLE (dir.), Traces d'invisible, dans « Filigrane, (Musique, Esthétique, Science, Société) » (2, 2e sem. 2005), Delatour, 2005.

« Filigrane » en est à son numéro 2 et prépare les 3, 4 et 5. C'est une revue d'esthétique portée par trois centres de recherches en musicologie des Universités de Lille 3, Montpellier 3 et Paris. 8. La présentation est soignée, agréable. Il n'y a aucune raison pour que le papier universitaire soit austère.

Il est difficile de ne pas penser à une autre revue, historique, « Musique en jeu » qui fut éditée par les Éditions du Seuil de 1971 à 1978, et dont la disparition avait, au moins m'avait laissé un sentiment de vide. En tous cas, pour ce qui me concerne, cette revue a joué un rôle certain dans mon engagement musicologique. Jeune, j'étais bien sûr un peu emmêlé dans la musique avec mes problèmes existentiels, si ce n'est l'inverse, et enclin à chercher la clef des secrets qui semblaient commander la vie de cette chose la musique. J'étais intrigué par des ouvrages érudits achetés au hasard des occasions chez Gibert. Ils sont toujours, bibelots presque vénérés, en bonne place dans ma bibliothèque, dépiautés, recollés, rafistolés, ainsi les « Histoire de la musique » qu'André Pirro publia dans les années 1940. Du latin, du grec, des cotes de manuscrits ou de conservation de livres anciens toute les deux lignes, enfin le bois ciré et l'odeur de poussière de papier des bibliothèques qui à l'époque m'étaient fermées, là où sont tous les secrets. J'imaginais comme ça.

Sur mes étagères, à côté de ces vénérables ouvrages, il y a les quelques numéros de « Musique en jeu » que je conserve aussi. Les pages de cette revue n'étaient pas pour moi beaucoup plus compréhensibles que les énoncés érudits, mais à l'esthétique de l'érudition confinée s'ajoutait l'attrait du forum des idées. Il y avait avec la vieille musicologie érudite le sous-sol des archives et ses secrets, et avec cette revue la vie de surface et des idées. D'un côté l'archive du monde silencieux disparu et de l'autre côté la réflexion dans un monde vivant et créatif. Ne souffrant ni de claustrophobie ni de vertige, j'ai toujours aimé les deux.

La disparition  d'une revue comme « Musique en jeu » n'est pas un simple avatar éditorial. C'est un fait de société. On peut aujourd'hui mesurer combien les politiques libérales, mises fermement mais aussi brutalement en œuvre dès le milieu des années 1970, ont été néfastes à toutes les fibres de la civilisation.  Particulièrement  — pour ce qui nous concerne, à la production des idées et à celle des œuvres d'art. Dans ce mouvement néo-libéral de mise en commercialisation et en concurrence sauvage de toute la société, de ses membres, et des créations de l'esprit, ce qu'on appelle les « perspectives » a sombré.

C'est peut-être pourquoi un véritable fétichisme des objets du passé c'est développé, au détriment d'une histoire rationnelle et bien menée. A tel point qu'aujourd'hui, des catalogues, des collections de documents anciens, sans aucune problématisation sont publiés comme étant des ouvrages de musicologie, ce qu'ils ne sont pas.

L'apparition d'une revue comme « Filigrane » est aussi à envisager comme un fait de société. Quelque soient les motivations de ses instigateurs, il y a là un acte de retrouvailles, un renouement de traditions, qui s'inscrit dans un mouvement général opposé à la marchandisation généralisée du monde, des idées, du savoir, de l'art. On sent qu'on n'est pas loin d'ouvrir de nouvelles perspectives. Le sous-titre de la revue est « musique ; esthétique ; sciences ; société ».

Ce n° 2 de « Filigrane », dirigé par Joëlle Caullier s'articule autour du thème « traces d'invisible ». Philosophes, musiciens, musicologues, danseurs, plasticiens, cinéastes sont invités ici à discuter, a travers une dizaine d'articles, de ce qu'on ne voit pas et qui pourtant fait partie du monde réel.

C'est pour Marc Richir, philosophe, la perception musicale et celle de la musique. Nous ne sommes pas des machines à enregistrer, écrit-il, et ce ne sont pas les machines à enregistrer qui font la musique. La perception de la musique n'est pas une perception au sens usuel du terme. Comment, quel sens nous permet-il de rattacher chaque instant à l 'autre, qui nous permet de former un continuum cohérent ?  C'est la musique que nous percevons et non une succession de sons.  Marc Richir discute les idées de Husserl sur cette question, tout en restant dans l'optique phénoménale dont il est en France un éminent représentant.

C'est  pour Vincent Tiffon, musicologue et médiologue, la présence invisible de l'image sonore. Bien sûr, « phénomène aérien, le son, par principe, appartient au domaine de l'invisible ». Il suffit de tendre l'oreille pour percevoir la musique sans aucun support visuel. Mais peut-on s'affranchir de la source sonore ? De quelle manière pouvons-nous parfaitement identifier la nature de sons musicaux délivrés comme une image par des haut-parleurs, image médiatique basée sur le souvenir ou les rapprochements.

C'est pour Matthieu Guillot, musicologue, l'occasion de se poser la question  « Pourquoi écrire, musicologue ? ». Son « Dialogue de l'écoute et de l'esprit » commence comme un pamphlet. « Pourquoi encombrer davantage les rayons de bibliothèques désertées… ? ». La disparition du livre, la mort lente par abrutissement collectif  est à mettre au compte des dommages de la société de loisirs et de consommation et à celui de la déferlante des musiques de variétés internationales. Reprenant des mots de Jean-Claude Guillebaud, il pense urgent de ne pas consentir, de développer une esthétique contre-offensante. Cette société détourne la musique de son invisibilité pour en faire une chose de mauvais spectacle, propre à pervertir notre sensibilité. A la limite, la meilleure protestation du musicologue serait de faire silence. Puis Matthieu Guillot esquisse quelques pistes qui permettraient au musicologue de renouer le dialogue avec l'écoute, et de se servir de la musique pour re-sensibiliser, contre « l'amnésie anesthésique ».

C'est pour Suzanne Liandrat-Guigues, spécialiste et enseignante du cinéma, la capacité du cinéma à créer des simulacres. Son article s'intitule « Gestes végétaux : ou la sensation de l'invisible ». Elle articule son propos autour de l'intrusion de la sculpture, art opposé au cinéma, dans le mouvement des images filmées. La sculpture joue alors un rôle déformateur propice au développement de l'imagination. Cette fonction se retrouve dans les images qu'Elsa Triolet disposa dans son livre « Écoutez-voir » en 1968. De la même manière cette fonction est remplie par la présence de la végétation dans « Providence » un film d'Alain Resnais de 1977.

Pour Robert Bonamy, doctorant en études cinématographiques, c'est la poétique de l'absence  dans le fond sonore au cinéma. Le fond sonore, explique Robert Bonamy, est la circulation de bruits passagers et contingents dont le source est invisible. Le propos est articulé autour de l'utilisation des fonds sonores dans « Je rentre à la maison », un film de Manoel de Oliveira de 2001. « Une poétique de l'absence se combine ici avec la dimension de ce qui fait retour dans l'intime de l'être (selon la perspective ouverte par le titre si évocateur du film) par la mise en jeu du fond sonore envisagé comme un « autre audible » cinématographique ».

Pour Philippe Guisgand, danseur et docteur en esthétique, c'est « Rendre visible ». Rendre visible quelque chose qui serait l'identification du spectateur au danseur, ou plutôt l'intériorisation du mouvement, car « percevoir un mouvement, c'est donc être soi-même le mouvement ». A l'appui, il nous livre une analyse serrée d'une chorégraphie d'Anne Teresa De Keersmaecker sur le « Quatuor n° 4 » de Bartók.

Pour le compositeur Jean-Claude Risset c'est l'occasion de livrer « Quelques points de vue sur l'invisible », à partir des illusions ou performances  créées par ses dispositifs mêlant instruments conventionnels et électronique, comme son duo pour un seul pianiste, où un dispositif électronique ajoute des parties provenant d'une analyse de ce que joue le pianiste, ou encore son célèbre glissando infini, chute fictive intérieur du pilote qui largua la bombe atomique sur Hiroshima, pour la pièce de Pierre Halet, « Little Boy ». Réflexion marginale intéressante sur l'obsolescence des machines et leur difficile entretien, dont la disparition est aussi celles des œuvres pour ou par lesquels elles sont conçues. Enfin la musique n'est peut-être pas un art du temps qui s'opposerait aux arts plastiques, dont la perception nécessite un parcours oculaire. Ce qui pourrait reposer la question de l'audition par successions de Marc Richir, ou celle de l'image de Vincent Tiffon.

Pour Dietlind Bertelsmann, plasticienne et créatrice de spectacles transdisciplinaires, il s'agit de « la création d'espaces invisibles » dans son spectacle « Treibgut ». Elle explique la genèse de son spectacle par un par un récit personnel et de poétique esthétique. « Si je voulais tenter de décrire le chemin qui m'a menée à la création de « Treibgut », je choisirais volontiers des moments intenses de ma vie plutôt qu'une chronologie de mes diverses expériences dans le domaine de l'art ». Comme quoi la chronologie…

Pour Pascale Criton, compositrice, l'expérience esthétique est modelée par la diversité constitutive de l'individu et de tout ce qui dans le quotidien, mais encore sur une plus longue durée, par tout ce qui traverse le temps, du politique au technologique. S'opposant peut-être à la phénoménologie de Marc Richir, elle organise sa démonstration autour de l'instabilité des objets dans le temps. Elle dresse une fresque ontologique de la sensibilité esthétique où elle mêle et appelle à la barre des témoins la pensée de Gilles Deleuze, de Progogine, Daniel Stern, Michel Foucault, de notions pointues de sciences physiques ou de psychologie. En quelque sorte exercice d'écriture Lacanienne, le texte est émaillé de formules saisissantes, qui, en surcharge de sens, ne facilitent pas la lecture.

Pour Gianfranco Vinay, musicologue, ce sont les images poétiques et mentales évoquées par Salvatore Sciarrino à propos de sa propre musique. Plus particulièrement autour de son œuvre « Vanitas » qui voudrait représenter le vide et l'éphémère. « Représenter le sentiment de vide au moyen d'une grande densité sonore, c'est-à-dire par le plein, est une exigence qui a émerger dès mes premières œuvres » écrit Sciarrino. A cette occasion, Gianfranco Vinay dresse un long portrait du compositeur et de sa pensée.

Le revue est complétée par une courte biographie des auteurs et des comptes rendus de lecture par Sara Bourgenot, Makis Solomos, Louisa Martin-Chevalier, Guilhem Souyri, Olivier Class.

Jean-Marc Warszaski
21 mars 2006

La Revue est éditée par les Éditions Delatour, Le Vallier, F-07120 Sampzon — 4 numéros sur 2 ans : 69 €.

Le thème du numéro 3 sera « La musique dans la société / La société dans la musique »

 Le thème du numéro 47 sera « Nouvelles sensibilisations »

Le thème du n° 5 sera « Musique et globalisation ». Pour ce numéro un appel a communication est publié. La date limite de proposition est le 30 avril.

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