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Maison de la musique de Nanterre, 13 novembre 2009 — Jean-Marc Warszaski

La fantaisie du voyageur

concert TM+, sous la direction de Laurent Cuniot.

Qu'est-ce qui a bien pu te passer par la tête, ou qui ne l'a pas atteinte ? Comment comprendre que tu aies négligé ce concert ? Certes, la Maison de la Musique de Nanterre, est un lieu inhabituel pour nous, qui sommes fidèles aux belles et somptueuses salles parisiennes, aux salons élégants, aux programmes raffinés bouches en cœur, aux bonnes tables cultivées, parfois délicieusement populaires, où nous pouvons nous laisser aller, et à boire aussi, après le spectacle.

N'est-ce pas dans un de ces beaux salons, où nous nous sommes rencontrés ? Pardon Mademoiselle, n'est-ce pas votre étole ? Tu avais quoi à la main ? Le programme, une photographie dédicacée de Valérie Pécresse ? Les ongles très rouges. Tu te souviens ? Un récital de piano : que du Satie, assez canaille quand même.

Nanterre n'est pas tout à fait déserte, il y a le RER, un Monoprix, des cafés. Il y a un restaurant turc, près la Maison de la Musique. On aurait pu y manger un sandwich exotique, une brochette, un légume curieux, avec un thé mentholé, presque des vacances, avec un prix à la calorie, raisonnable.


Un restaurant de spécialités turques, proche de la Maison de la Musique de Nanterre.

Et puis, la Maison de la Musique de Nanterre, construit dans un quartier aux étroites rues villageoises de maisonnettes, est un très bel et luxueux équipement, qui donne l'envie d'y entrer.

Les concerts TM+, je t'en parle assez souvent, sont toujours beaux et intéressants. Son chef, Laurent Cuniot, qui, contrairement à la rumeur, n'a pas servi de modèle à Felini pour son film « Prova d'orchestra » (les dates ne concorderaient pas), répète depuis près 25 ans, que son credo est la virtuosité. La pauvre âme est certainement perdue, mais nous en profitons. De ce point de vue, il n'y a jamais à redire : c'est en effet dans le solo comme dans l'ensemble, virtuose, précis, du beau son, de la perfection. Cette sophistication est en soi un spectacle, une grande satisfaction pour l'auditeur.

Et puis, venir à ce concert, t'aurait sortie de tes livres, certes Barthes, Foucault, Michel de Certeau, Bourdieu : il faut bien qu'université se passe. Mais pourquoi Gao Xingjian, Xianlang Zhang, ou Marie Goudot avec sa « Tristia » d'Ovide exilé à Tomes, ou encore cette « Princesse de Clèves », autant de lectures inutiles, propres à blanchir le cheveu avant l'âge, raillées et stigmatisées à juste titre par la puissance publique et les ministères.

Je suis arrivé un peu en avance. Sûr, il y  a eu un accident, quelque part, car ni le métro, ni le RER ne se sont arrêtés intempestivement. J'ai eu le temps de boire un café, au bar de la Maison de la musique. La prochaine fois, j'espère que je peux écrire « nous », nous emporterons un thermos de café au gout de café, comme quand nous allons nous promener en bords de Marne, là ça n'a pas le goût de bouchon.

La Maison de la Musique à Nanterre.

Laurent Cuniot aime donner un titre-programme aux concerts de son ensemble. Vendredi, c'était « La fantaisie du voyageur ». Mais en réalité, ce voyage, me semble avoir été une traversée du Styx, ou, si on donne à « fantaisie », une coloration allemande, c'est le fantasme de la mort, qui a voyagé au travers de ce concert. C'est sûr, les plus beaux chants d'amour sont les chants les plus désespérés (et plus désespérant encore, l'incapacité à chanter, moi qui n'arrive pas même à te le fredonner),  n'empêche que pour un spectacle, il est plus judicieux d'annoncer de l'amour que du désespoir. Quoique.

Eh bien oui, quoique Descartes, qui, dans son traité de musique de 1616, chatouillait la question :

En quelque sorte, la définition de l'amour. Tu vois, ça ne date pas d'hier.

René Descartes.

Le Concert est ouvert d'une pièce interprétée au piano par Julien Le Pape. Avec une belle scénographie : tout l'orchestre, chef compris est sur scène, immobile, comme un hommage, ombres en contre-jour d'un fond de ciel bleu tamisé. Il s'agit de la quatrième des Ballades opus 10 de Johannes Brahms.

Cette œuvre, d'une résignation à donner la chair de poule a été composée en 1854. Brahms est depuis peu chez les Schumann, il s'envoie en l'air avec Clara Schumann, alors que de son côté, Robert Schumann, sombre définitivement dans la folie. Le 24 février, il se jette dan le Rhin, d'où on l'en sort pour l'enfermer à l'asile le 4 mars, il meurt en 1856, l'année de publication des Ballades opus 10.

Johannes Brahms et Clara Schumann, font encore un périple le long du Rhin, et en Suisse, puis il retourne commencer sa vie à Hambourg, Clara se fixe à Berlin, pour y finir la sienne.

Robert.

Johannes.

Clara.

Cette œuvre, semble vouloir nous enfermer, nous enrouler dans une formule mélodique, ses variations, son étirement infini, qui, malgré ses efforts, est impuissante à se développer vers l'aigu, ni vers où que ce soit d'ailleurs. Pour s'accrocher, ne pas sombrer, pour vivre, elle s'appuie aux aspérités chromatiques, provoquant des dépressions tonales saisissantes, avec cette mélodie continue qui n'en finit pas d'aller nulle part. Nietzsche, à propos de la musique de Brahms, avançait l'idée de « mélancolie de l'impuissance » : c'est la résignation.

Johannes Brahms, Ballade opus 10 no4, première reprise.

Julien Pape ne veut pas forcer la voix, joue la lenteur et le pianissimo, ne sort pas cette ballade de son impuissance. C'est bien, ça touche, puisque le drame est justement là, dans l'absence d'affects mortifères, plaintifs ou colériques.

On reste donc piano ou pianissimo, conformément aux indications de la partition, avec de courts crescendos et descrescendos,  mais le ruminement ne devient jamais parole compréhensible. Ce n'est que vers la centième mesure, que cela sort, qu'un crescendo de 2 mesures, s'écrase dans un sforzando, un temps, un mot, pour aussitôt retomber dans le piano et pianissimo. Qu'a-t-il dit là ? Trop court.

Dès le dernier accord, une résonnance d'arpèges,

l'orchestre enchaîne avec das Lied der Walttaube,  « Tauben von Gurre Sorge quält mich ! » (Pigeons de Gurre, l'angoisse me ronge), qui clôt le premier acte des Gurre-Lieder d'Arnold Schönberg, sur des poèmes de Jens Peter Jacobsen.

Arnold Schönberg.

Schönberg aimait la musique de Brahms, il a même habillé le Quatuor avec piano en sol mineur, d'un orchestre somptueux. Un peu comme le regard que je porte sur toi. Parfois j'orchestre et j'habille, parfois, au contraire, je réduis. C'est ce qu'a fait Schönberg avec cette « Romance de la colombe ». Après une version pour deux pianos à huit mains, en 1910, il crée ses Gurre-Lieder avec un énorme effectif.


En costume du dimanche

chanteurs solistes, un récitant, un chœur mixte, un chœur d'hommes, 8 flûtes, 5 hautbois, 7 clarinettes, 5 bassons, 10 cors, 6 trompettes, 1 trompette basse, 6 trombones, 1 trombone basse, 1 tuba, des percussions, 4 harpes, 1 célesta, des cordes, 2 timbales.


Disposer d'un orchestre aussi étoffé, demande des moyens rares. Il a donc un peu déshabillé son « Lied der Waldtaube », pour qu'il puisse être joué plus souvent, comme ce vendredi, à la Maison de la musique de Nanterre.


Presqu'à poil

1 mezzo-soprano, 1 flûte, 2 hautbois, 3 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 1 harmonium, 1 piano, quatuor à cordes et 1 contrebasse.


Plus souvent, ce n'est pas tous les jours. Si tu savais ce que tu as manqué, tu ne t'en remettrais pas. Déferlements, cascades, éclatements, traînées, caresses, griffures, envolées, effluves, soulignements, des son, des ronds, et des fuselés, des acérés, des grappes, de bouquets, des lignes droites, des brisées, des qui s'envolent, qui se suspendent, qui retombent, une avalanche d'extraordinaires sonorités concertantes, déconcertantes, réconfortantes, une rafale d'idées. Imagine avec beaucoup d'imagination une toile de Kandinsky qui chanterait.

Et là-dessus, un chant, une lamentation funèbre, qui n'est plus la résignation de Brahms, mais un désespoir terrifiant. Sylvia Vadimova est une superbe mezzo-soprano dramatique qui sait nous retourner les sangs.

La scène s'est vidée, les musiciens l'ont quittée, en y laissant un quatuor à cordes et une clarinette. Retour à la quatrième des Ballades opus 10 avec le « Nebenstück » de Gérard Pesson, qui n'arrive pas à se souvenir de l'œuvre de Brahms. Alors, on se gratte la tête en frottant sur le bois, on essaie, il en sort des bribes, on en bafouille quelques mesures, on pizzicote en boucle des arpèges. Mais c'est mort, c'est oublié. Ça ne sort pas. Là, tu donnes de grands coups de ciseaux dans le Kandinsky, où si cela te semble trop irrespectueux, pense à une fresque de Fra Angelico dont le plâtre est tombé, ne laissant ici et là que des traces, quelques marques dans la pierre, des traînées de couleurs. Ce n'est plus une fresque que tu verrais, mais la destruction opérée par le temps qui fait tout passer sauf lui.

Alors, si ! En fin de compte, c'est Ovide en exil à Tomes, chez des autres. Il a perdu, peu à peu, tout contact avec les siens, se tord de trouille, en réalisant qu'il est en train de perdre les mots, les verbes, les phrases de sa langue. Il n'a plus à qui écrire, il n'a plus à dire, car on a même cessé de répondre à ses courriers. Tu sais comment cela peut faire souffrir.

On pourrait répondre à Descartes, qu'on aime les élégies et les tragédies, parce qu'elles nous permettent de combattre nos frayeurs, en leur donnant une consistance, des histoires, en les nommant. Quand on perd les mots, on descend aux Enfers des fantômes.

La « Nebenstück » de Pesson, cette pièce secondaire, d'à côté, ou collatérale, comment traduire un tel néologisme ? La ballade de Brahms qui marche à côté de ses pompes ? À côté d'elle-même ? — Donc, cette pièce qui n'accoste pas des marges de la mort, se termine dans l'oubli comme elle a commencé, hors les cordes.

Ovide, lui, se métamorphose, en devenant l'un des autres, avec la langue des autres. Il y trouve l'apaisement et ses retrouvailles de lui-même. C'est une drôle de mort, la métamorphose, ou un drôle de rapport à la mort. Quels sont les gains ? Quelles sont les pertes ? Quelle est la nature du troc ?

Est-ce du troc ? Comme le contrat — cochon qui s'en dédit, passé entre Faust et Méphistophélès, la jeunesse contre son âme ? C'est plutôt là du commerce, de l'appropriation, du don, voire du vol.

La métamorphose, n'est-ce pas plutôt une transformation des choses dans et par elles-mêmes, qui fait qu'avec l'oubli des mots du discours qui les révèle, on est empêché d'accomplir le travail de deuil sur soi qui passe et se transforme ? Dans ce sens, on peut dire que « Nebenstück » de Pesson, est un filtrage de la quatrième des Ballades opus 10 de Brahms.

Imagine la rencontre avec une personne, qui deviendrait subitement évidente. Je dis « évidente », c'est-à-dire une personne sur laquelle on ne pourrait mettre aucun mot, une rencontre qu'on ne pourrait réduire ni à l'envie d'une romance — quais de Seine, coucher de soleil, pastorale automnale, cartes postales fluo, ni à celle d'une partie de jambes en l'air. L'évidence est aussi un oubli, un oubli de soi qui resurgit en dehors, ici, dans une autre personne. Elle est alors notre propre métamorphose, la preuve d'un passé qui est mort, et qui pourrissait en nous, avec nous. Cette rencontre serait, je pense, une situation impossible, non ? Rien ne pourrait plus exister que dans l'interprétation de rien.

Pourtant, je sais que tu as lu attentivement le programme que je t'ai envoyé. « La fantaisie du voyageur » évoque aussi cette métamorphose. Tu as certainement remarqué que mis à part la ballade de Brahms, toutes les œuvres présentées, sont sous la forme de transcriptions, c'est-à-dire qu'elles sont adaptées à d'autres instruments, que ceux prévus dans la composition originale. C'est à première vue, une métamorphose, qui n'est peut-être qu'un trompe-l'œil de masque et de déguisement. Il y a encore de la mort là-dedans le masque et le déguisement, mais combien est-ce propice au spectacle, en escamotant les choses aux mots devenus orphelins.

Gravure sur cuivre de Gustav Heinrich Naeke, pour l'édition des œuvres de Goethe de 1827-1834.

Moment émouvant, que ces trois romances de Schubert, dans lesquels Bernard Cavanna a remplacé le piano par un trio, accordéon, violon et violoncelle, « en souhaitant ne rien trahir de la pensée du compositeur », écrit le compositeur Bernard Cavanna, qui veut faire entendre la confrontation des racines populaires et de la tradition classique dans les Lieder de Schubert. Si tu as le temps écoute Schubert, Lieder et transcriptions, une émission de « Radio classique lycéenne », du 22 décembre 2006. La version du Erlkönig, le Roi des aulnes, celui qui vole la vie des enfants, sur un poème culte de Goethe (tu m'as promis de lire le aussi chef-d'œuvre de Michel Tournier), est particulièrement déchirante. C'est un quatuor vocal à une voix, un galop romantique, qui s'achève dans le sable expressionniste. La narrateur distant, qui ouvre et ferme le rideau, le père, qui chevauche dans la nuit (« Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? » ), oui, c'est le père, qui chevauche dans la nuit et le vent, rassurant l'enfant, paniqué, blotti dans ses bras, le Roi des aulnes, suave, promettant trésors plaisirs et ses filles, menaçant. À chacun son registre. Mais à l'arrivée, dans le silence indifférent, l'enfant qui a suivi le roi dans son royaume des aulnes, est un cadavre dans les bras de son père. Métamorphose.

Ce concert s'achève dans la résignation, cette fois clairement tragique, et les beautés sonores des « Kindertotenlieder », déploration sur la mort des enfants,  aux accents poignants, de Gustav Mahler, sur cinq poèmes de Friedrich Rückert, pleurant la mort de ses propres enfants. L'absence, où les mots cette fois, sont essentiels contre l'oubli, une ruse au bout du compte sans effet, contre le temps.

Voilà, rue des Anciennes Mairies, à gauche, rue Volant, le Turc est fermé, rue Maurice Thorez, le RER. Le temps d'un silence nécessaire, que nous respectons toujours, lorsque nous sortons un peu bousculés des belles choses, et pas si rassurés que cela sur nos frayeurs, lorsque nous nous installons, à une des tables de notre petit restaurant crado patron bizarre, au métro Saint-Paul, plutôt que devant les interrogations de Descartes sur la beauté du tragique.

Jean-Marc Warszawski
9 décembre 2009

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