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François Coadou, 2005.

Le Concert de Philo, 2e série : France-Allemagne : parcours croisés 1870-1970, exercice no 2 :

La musique en France sous l'Occupation

Bibliographie sélective

Le 10 mai 1940, l'armée allemande lance une attaque contre les Pays-Bas, la Belgique et contre la France. L'avance est rapide ; la défaite est foudroyante. Le 14 mai, les Pays-Bas capitulent. Le 28, c'est le tour de la Belgique – et c'est, bientôt, le tour de la France. Du 5 au 10 juin, l'ultime tentative de contenir les troupes allemandes et de tenir la Somme échoue : toutes les défenses sont enfoncées, brisées ; les troupes françaises sont en déroute. Le gouvernement et la chambre, à la hâte, quittent Paris pour Bordeaux. Le 14 juin 1940, l'armée allemande occupe la capitale. C'est la débâcle – et pour tout dire : c'est même la curée… Réfugiée à Bordeaux, la chambre, prise de panique, nomme le Maréchal Pétain à la tête de l'ultime gouvernement de la IIIe République. Le Maréchal Pétain réclame l'armistice. Signé à Rethondes, le 22 juin 1940, là où l'on a, par le passé, signé l'armistice de 1918, il entérine la division et l'occupation partielle de la France. Il entérine, aussi, les commencements du régime pro-fasciste ou même fasciste de Vichy : la liquidation de la République et les commencements de la collaboration.

Dès l'été 1940, dans les bagages de l'armée allemande, arrive à Paris le personnel culturel nazi.

Aux yeux de ce personnel, comme aux yeux de tout le régime nazi, le culturel représente un enjeu politique de taille.

Cela tient, en Allemagne, à des facteurs historiques et à des facteurs idéologiques précis.

1°) Les facteurs historiques. Longtemps divisée – ou plutôt : longtemps inexistante, sinon en tant que rêve ou en tant que programme, l'Allemagne, comme on a vu précédemment, a fait de la culture l'instrument – l'instrument ou mieux : la base de son identification et de son unification politique. De fait, historiquement, au XIXe siècle, la progressive affirmation et définition de l'identité culturelle allemande, du romantisme au wagnérisme, quoique largement fantastique ou, si on préfère, largement fantasmatique, cette progressive affirmation et définition culturelle a joué un rôle fondateur de l'idée de nation allemande et un rôle fondateur de l'idée de l'identité et de l'unité de cette nation. Toutes choses nécessaires, comme on a vu précédemment, à son identification et à son unification politique elle-même.

2°) Les facteurs idéologiques. Mais, à cette fin, l'Allemagne a aussi dû construire, idéologiquement, le concept de culture – ou, en tout cas, elle a aussi dû construire, au XIXe siècle, un sens nouveau, et sens utile à cette fin, de ce concept.

Au sens original, le terme culture désigne, on se le rappellera, la culture de la terre, la culture au sens agricole.

Au XVIe siècle, se développe un deuxième sens du terme : un sens métaphorique de culture comme instruction et éducation de l'esprit.

Au XVIIIe siècle, à la faveur des progrès de l'idée de connaissance et à la faveur des progrès de l'idée, corollaire, de lutte contre l'ignorance, le sens métaphorique de culture comme instruction et éducation de l'esprit se propage et entre au Dictionnaire – je veux dire : au Dictionnaire de l'Académie Française – comme deuxième sens propre du terme.

La culture désigne, alors, la connaissance en opposition à l'ignorance ; la rationalité en opposition à l'irrationalité des émotions, des passions. Elle désigne l'humanité face à l'animalité ; les développements et les raffinements de la civilisation face à la brutalité de la nature. Comme telle, l'idée de culture se réfère, ici, de toute évidence, aux théories rationalistes et aux théories universalistes des Lumières.  Aux yeux des Lumières, l'intellect permet à l'homme d'universaliser ses sensations les plus particulières, d'universaliser ses émotions les plus particulières. L'intellect permet à l'homme de s'élever, au sens propre, au dessus des particularités génératrices de confusions, de s'élever, au sens propre, au dessus des particularités génératrices de dissensions – de violence. Grâce à l'intellect, l'homme se hisse à l'idée de l'unité du tout. Grâce à l'intellect, il se hisse, même, à l'idée de l'humanité. Par le biais de cette rationalisation, par le biais de cette universalisation, l'humanité, elle-même, prise comme un tout, s'achemine, en conséquence, aux yeux des Lumières, à mesure que la connaissance progresse – ou encore : à mesure que l'ignorance recule, l'humanité s'achemine, peu à peu, vers la paix et vers le plus grand bonheur possible collectif et universel. Ou : si, étant humaine, elle peine à atteindre cette paix – ou : si, étant humaine, elle peine à atteindre ce plus grand bonheur possible collectif et universel, elle se le fixe, en tout cas, comme idéal régulateur vers où elle se dirige – elle se le fixe, en tout cas, comme idéal régulateur vers où tendre. 

C'est dans ce contexte rationaliste et universaliste – ou mieux : c'est dans une réaction à ce contexte, c'est dans une réaction à l'hégémonie des Lumières, et à ses idéaux, entendue ou vécue comme l'hégémonie des Français, que se développe, alors, en Allemagne, à la jointure du XVIIIe et du XIXe, un sens nouveau et troisième sens du terme culture.

Ce sens nouveau, qui se pense en opposition au deuxième sens, qui se pense en opposition à la culture comme instruction universelle, comme éducation universelle, comme civilisation, ce sens nouveau s'entend, principalement, au pluriel. On ne parlera plus, ici, de la culture – sous entendu : la seule. On parlera, plutôt, « des cultures » : au pluriel. « Des cultures » : cela s'entend, ici, au sens d'une pluralité de coutumes et d'une pluralité de croyances – toutes différentes. Plus encore, cela s'entend, aussi, au sens d'une pluralité de fondements de ces coutumes, au sens d'une pluralité de fondements de ces croyances. Chaque culture existe, ici, en elle-même. Chaque culture existe, ici, conformément à sa propre essence, conformément à ses propres valeurs. Chacune, d'ailleurs, fonde ses propres valeurs ; chacune, d'ailleurs, fonde sa propre communauté. Mais c'est à l'exclusion de toutes les autres. C'est à l'exclusion de toutes les autres coutumes et de toutes les autres croyances – différentes. C'est, aussi, à l'exclusion de toute nouveauté. Pas question, ici, de progrès visé de la culture contre l'inculture. Pas question, ici, de passage de l'ignorance à la connaissance, de passage de l'animalité ou de la brutalité de la nature à l'humanité… Pas question, non plus, d'universalisation. Pas question, non plus, d'élévation au dessus de la particularité des sensations, d'élévation au dessus de la particularité des émotions. La culture, ici, mise au pluriel, les cultures, c'est, tout au contraire, le culte de la singularité. C'est, tout au contraire, le culte de la particularité – dans une fixation ou même dans une régression. La culture se présente, ici, singulière et particulière, comme un phénomène quasi naturel – ou même : elle se présente, ici, comme un phénomène naturel. Aussi, plutôt que dans l'intellect, on cherchera le fondement de cette culture – ou mieux : de ces cultures – au pluriel – dans tout autre chose que l'intellect : on le cherchera, ce fondement, dans le naturel : on le cherchera dans la terre.

Ce troisième sens du terme culture, élaboré en Allemagne à la jointure du XVIIIe et du XIXe, retrouve, en ceci, quelque chose du sens original du terme : on y voit réapparaître, ici, la référence à la terre. Mais on y voit aussi apparaître, au XIXe siècle, en relation avec le développement que connaît à cette époque le discours biologique et le discours bio-politique qui en dérive, la référence au sang – la référence au sang et à la race.

Derrière l'idée de pluralité naturelle des cultures se profile, de fait, au XIXe siècle, l'idée d'une hiérarchie naturelle des cultures – au sens d'une hiérarchie biologique. Se profile, même, ici, l'idée de guerre : l'idée de guerre quasi biologique des cultures. Toute particularité, après tout et par définition, rejette toute autre particularité. Toute particularité, après tout et par définition, recèle en puissance la violence. D'autant plus lorsqu'elle est fondée naturellement ; d'autant plus lorsqu'elle est fondée biologiquement. Aussi, au XIXe siècle, en relation avec le développement que connaît à cette époque le discours biologique et le discours bio-politique qui en dérive, cette puissance, cette violence, de fait, s'actualise ; elle s'actualise dans une conception exclusive, dans une conception explosive des rapports entre les cultures – je veux dire : des rapports entre les cultures pensées comme radicalement différentes – comme  radicalement opposées.  

L'Allemagne, en conséquence, l'Allemagne, au XIXe siècle, a fait de la culture une arme. Elle en a fait une arme dressée contre la pensée rationaliste ; elle en a fait une arme dressée contre la pensée universaliste : considérée comme oppressive – vu que : considérée comme française. Elle en a fait le socle, particulier, de son action d'identification et d'unification étatique – elle en a fait le socle, particulier, de son action politique.

On comprend, en conséquence, la nature intrinsèque du lien qui passe, au XIXe et au XXe, en Allemagne, entre culture et politique, ou,  en tout cas, on comprend la nature intrinsèque du lien qui passe, ici, entre une certaine culture, identitaire, et une certaine politique, nationaliste, raciste et militaire. C'est ce lien intrinsèque qui rend compte de la possibilité historique de la catégorie de dégénérescence culturelle. C'est ce lien intrinsèque qui rend compte, de même, de sa dualité ou de sa duelité : comme on a vu, la catégorie de dégénérescence culturelle ne se limite pas à une simple catégorie esthétique – tout comme elle ne se limite pas à une simple catégorie politique. Elle se présente, au contraire, comme un complexe esthético-politique ou comme un complexe politico-esthétique (si on préfère).

Mais on comprend, aussi, à la lumière de tout ceci, que la culture – entendue au sens de la « vie culturelle » – ou mieux : entendue au sens de la « politique culturelle » – on comprend, ici, que la culture se présente, dès l'été 1940, en France, comme une préoccupation et même comme une occupation majeure aux yeux du nouvel Occupant.

Aux yeux du nouvel Occupant, la prise de contrôle de la vie culturelle française, la mise en place d'une nouvelle politique culturelle en France se présente comme un des moyens les plus efficaces de la mise en place d'une collaboration franco-allemande. Mieux encore : elle se présente, aussi, comme un des moyens les plus efficaces de la mise en place de la domination allemande en France.

Ce n'est donc pas au sens deux de la culture que l'Occupant, ici, planifie et initie, en France, une politique culturelle. Ce n'est donc pas au sens deux – non : c'est au troisième sens.

Il s'agit, aux yeux de l'Occupant, de faire pièce, grâce à une politique culturelle adaptée, aux idéaux rationalistes et universalistes de la Révolution Française. Il s'agit de faire pièce, grâce à une politique culturelle adaptée, à tout ce qui en dérive : à l'individualisme et à l'égalitarisme, au communisme et au cosmopolitisme. Aux yeux de l'Occupant, la culture, au troisième sens, la culture entendue comme retour à la terre, comme retour à nos vieilles coutumes, à nos vieilles croyances, aux bonnes vieilles traditions – aux traditions séculaires et originaires, la culture entendue comme retour à la nature, à une identité biologique et à une unité biologique purifiée, la culture, au troisième sens, se présente comme l'antidote à tout cela : elle se présente comme l'antidote à l'individualisme et à l'égalitarisme, au communisme et au cosmopolitisme – elle se présente comme l'antidote aux Lumières… Mieux encore : une politique culturelle adaptée sera le gage de l'aryanisation – elle sera le gage de l'aryanisation ou même de la nazification de la France.

Purifiée, revenue à elle, débarrassée, lavée, même, de la tache que représente la Révolution Française, la France pourra, alors, prendre ou reprendre place au sein de la nouvelle Europe telle que le régime nazi la façonne. Une nouvelle Europe, pure, des bonnes vieilles provinces et des bonnes vieilles particularités – au sein de laquelle une France nouvelle, des provinces aussi et aussi des particularités occupera, divisée, démembrée, une place de satellite vis-à-vis de l'Allemagne nouvelle.

Le nazisme, en Europe, c'est le retour à l'ordre. C'est le retour à un ordre conçu comme originel, à un ordre conçu comme naturel. Le nazisme, en Europe, c'est le retour à l'ordre biologique et à l'ordre bio-politique.

Au sein de ce retour à l'ordre biologique, au sein de ce retour à l'ordre bio-politique, le retour à l'ordre culturel – culturel au troisième sens – joue, en conséquence, un rôle essentiel. Il joue, même, un rôle principiel. Tout comme il a forgé l'Allemagne nouvelle, il forgera, aussi, une France nouvelle, il forgera, aussi, une Europe nouvelle.

Il ne faut pas, ici, se laisser dérouter par le vocabulaire. Il ne faut pas, ici, se laisser leurrer par la polysémie du terme culture. Tout au contraire : la définition et la clarification de la polysémie de ce terme doit nous permettre de prendre enfin au sérieux la « question culturelle » au sein du fascisme et du totalitarisme. Elle doit aussi nous permettre de prendre enfin au sérieux la « question culturelle » au sein de la société actuelle… Quand on parle de culture, on ne parle pas, au XIXe et au XXe siècle, d'un monde séparé, d'un monde coupé du politique, d'un monde neutre. Tout au contraire : quand on parle de culture, on parle, au XIXe et au XXe siècle, du cœur vivant du politique – je veux dire : du cœur vivant du politique comme bio-politique.

Vu cette importance du culturel – le culturel comme gage du redressement biologique, comme gage du redressement bio-politique – vu cette importance, on comprend, en conséquence, que, dès l'été 1940, en France, la politique culturelle intéresse de très près l'Occupant nazi. On comprend, aussi, que, dès l'été 1940, cette politique culturelle prenne un double visage : un visage négatif et un visage positif.

Le visage négatif de la politique culturelle nazie en France consiste dans la mise en place d'une politique de contrôle et de censure à toutes les étapes de la création et de la diffusion. Il s'agit, ici, de contrôler les œuvres en cours de préparation et les œuvres en cours de parution. Mais il s'agit, aussi, de censurer les œuvres du passé qui n'obéissent pas aux critères idéologiques, les œuvres du passé qui n'obéissent pas aux critères politiques du nazisme. Ce sera le cas, par exemple, des livres de la liste Otto. Publiée une première fois en 1940 – elle sera republiée une deuxième et une troisième fois de 1940 à 1944 – la liste Otto dresse un inventaire des livres proscrits par le régime. Proscrits par le régime, ces livres seront, en conséquence, retirés de la vente. Ils seront, aussi, retirés de toutes les bibliothèques – ou, en tout cas, de toutes les bibliothèques publiques.

Mais à côté de ce visage négatif, la politique culturelle nazie en France présente aussi un visage positif. Il consiste dans la mise en place d'une politique de création, de diffusion et de promotion d'œuvres conformes aux visées idéologiques, d'œuvres conformes aux visées politiques de l'Occupant. L'Occupant, en ce sens, encouragera, par exemple, la traduction en français de certaines œuvres pédagogiques allemandes ou la traduction de certaines œuvres allemandes de la littérature…

Afin de mener à bien cette double tâche, afin de mener à bien cette tâche négative et cette tâche positive, l'Occupant se dote, en conséquence, dès l'été 1940, d'une double voire même d'une triple structure d'action et de  direction culturelle.

D'un côté, on a la Propaganda Ableitung. Emanation de l'armée allemande, elle se trouve, de fait, sous la domination, non de l'armée, mais du Ministère de la Propagande, mais de Goebbels. De fait, la Propaganda Ableitung s'occupera, de plus en plus, de 1940 à 1944, de l'aspect négatif de la politique culturelle allemande, c'est-à-dire le contrôle et la censure. De Paris, elle essaimera, peu à peu, dans toutes les grandes villes de province, où elle ouvrira une cinquantaine de succursales, afin de rendre ce contrôle plus efficace, cette censure plus efficace, afin de rendre le maillage plus serré.

D'un autre côté, on a l'Ambassade d'Allemagne en France. Celle-ci se double vite de l'Institut Culturel Allemand, plus particulièrement délégué aux questions artistiques ou, plus particulièrement encore, aux questions artistiques et idéologiques. Soumis, tous les deux, au contrôle du Ministère de la Propagande de Goebbels, l'Ambassade d'Allemagne et l'Institut Culturel Allemand essaimeront, aussi, tous les deux, dans les grandes villes de province (où ils ouvriront, en tout, 11 succursales). De 1940 à 1944, ils s'occuperont, de plus en plus, de l'aspect positif de la politique culturelle allemande, c'est-à-dire d'organiser des actions, d'organiser des manifestations conformes aux buts idéologiques et conformes aux buts politiques du régime.

C'est dans cette double – ou même : c'est dans cette triple structure d'action et de direction culturelle, à tout le moins gênante, que se trouve, en conséquence, prise la vie culturelle en France de 1940 à 1944.

Mais : reste à voir de plus près comment, concrètement, cette structure d'action et de direction culturelle agit et réagit – reste à voir concrètement comment elle dirige…

Revenons, en conséquence, aux actions positives mises en œuvre par les Instituts Culturels Allemands.

Si nous nous intéressons de plus près à aux actions mises en œuvre par les Instituts Culturels Allemands de 1940 à 1944, à leur nature, à leur quantité, on relève ceci : parmi les manifestations culturelles – dont on a montré tout le sens – parmi ces manifestations culturelles, les plus nombreuses sont les manifestations musicales. A Paris, en 1942, les manifestations musicales représentent 40% des actions entreprises. Plus encore, en province, à la même date, en 1942, elles représentent plus de 50% des actions des Centres Culturels Allemands, comme il ressort de l'étude des rapports Epting (Epting étant, à cette date, à la tête du Centre Culturel Allemand de Paris).

En conséquence : la musique – je veux dire : la musique allemande occupe, ici, en France, au sein de la politique culturelle nazie, au sein de la propagande nazie, la musique allemande occupe la première place.

Il y a, à cette première place, au moins quatre raisons. Quatre raisons que je présenterai, ici, de la plus extérieure à la plus intérieure.

Première raison : une raison d'ordre sociologique. Plus que les autres arts, la musique, au sens de la musique dite classique, touche un public très homogène et un public très précis au plan sociologique. Au plan sociologique, le public de la musique dite classique est un public qui appartient à l'élite socio-économique ; c'est un public qui appartient à la bourgeoisie. Or, c'est bien l'élite socio-économique – or, c'est bien la bourgeoisie que l'Occupant cherche, en priorité, à séduire. C'est elle dont l'Occupant cherche, en priorité, à s'attirer les bonnes grâces, dont il cherche à s'attirer la sympathie. C'est de cette France-là que l'Allemagne a le plus besoin au niveau de la soumission politique ; c'est de cette France-là que l'Allemagne a le plus besoin au niveau de la collaboration économique. La musique, en conséquence, plus que les autres arts, apparaît aux nazis comme le moyen le plus efficace, parce que le mieux ciblé, de s'attirer cette sympathie et de s'assurer cette soumission politique. Elle apparaît aux nazis comme le moyen le plus efficace, parce que le mieux ciblé, de s'assurer cette collaboration économique. La bonne musique, la musique allemande, après tout, lève, chez le mélomane bourgeois, toute prévention vis-à-vis l'Allemagne. Elle lève, chez le mélomane bourgeois, toute hésitation vis-à-vis de l'Allemagne. Un peuple qui invente de la si belle musique, un peuple qui pratique tant la belle musique, ça ne doit pas être si repoussant que ça, ça ne doit pas être si gênant que ça… Ajoutez à ceci que, dans les foyers, que l'on soit Français ou que l'on soit Allemand, on est bien obligé de se rencontrer. Après tout, que l'on soit Français ou que l'on soit Allemand, que voulez-vous, dans les foyers, on est bien obligé de discuter – de discuter affaires… c'est chose naturelle ; c'est de bonne guerre…

Deuxième raison : une raison, celle-ci, d'ordre tactique. Pour séduire la bourgeoisie, comme on sait, il ne faut pas l'effaroucher ; pour séduire la bourgeoisie, comme on sait, il ne faut pas l'effrayer. La musique – je veux dire : la musique allemande, possède, là encore, plus que les autres arts allemands, toutes les qualités requises. Plus que les autres arts allemands, la musique allemande se trouve, on se le rappellera, être connue et même se trouve être reconnue en France. En France, on donne couramment, on écoute couramment, à cette époque, du Beethoven ou du Wagner. Il est bien clair, par contre, que l'introduction d'œuvres allemandes nouvelles, peinture ou littérature, semblerait être une nouvelle agression ; il est bien clair, par contre, que l'introduction d'œuvres allemandes nouvelles déclencherait des réactions de méfiance, de défiance, des réactions de refus. A la différence de la littérature allemande ou à la différence de la peinture allemande, inconnues ou quasi inconnues, en France, à cette époque, la musique allemande, en particulier celle de Beethoven et en particulier celle de Wagner, la musique allemande rencontrera, en conséquence, une totale approbation en France. Il n'y aura pas, ici, de rupture – je veux dire : de rupture de continuité. Il n'y aura pas, ici, en apparence, de nouveauté. Il suffira d'une simple intensification, il suffira d'une simple inflexion, pour produire, sans opposition, l'effet escompté de soumission, pour produire, sans opposition, l'effet escompté de collaboration.

Troisième raison : une raison, là encore, d'ordre tactique. On ajoutera que, de tous les arts, la musique a la réputation d'être le moins idéologique, d'être le moins politique. On ajoutera que, de tous les arts, elle a la réputation d'être le plus pur de propagande voire le plus pur de tout contenu. C'est une idée qui traîne : l'art, sans doute, est une chose très pure, l'art, sans doute, est une chose très innocente, très neutre – mais : de tous les arts, c'est une idée qui traîne, aussi, nous le savons, que c'est bien la musique qui est la plus pure ! C'est une idée qui traîne, aussi, nous le savons, que c'est bien la musique qui est la plus innocente, la plus neutre… Après tout, dira-t-on, en musique, il n'y a pas de discours – pas de discours précis… Après tout, dira-t-on, en musique, il n'y a pas de sens précis… Mais : c'est bien à cause de cette apparente ou prétendue indifférence – c'est bien à cause de cette apparente ou prétendue neutralité que la musique se transforme, entre les mains des nazis, en l'arme de propagande la plus tranchante. Entre les mains des nazis, la musique se transforme, à cause de cette neutralité apparente ou prétendue, en l'arme la plus efficace. Elle se transforme de tous les arts, en l'art le moins neutre ; elle se transforme de tous les arts, en l'art le moins innocent, le moins indifférent. De la musique, on ne se méfie pas ; de la musique on ne se défie pas. C'est bien ce qui la rend si vicieuse ; c'est bien ce qui la rend si dangereuse…

Je prendrai, ici, un exemple de cette « neutralité » vicieuse, un exemple de cette « neutralité » dangereuse de la musique. Le 11 novembre 1943 se déroule, à Dijon, un récital du pianiste Wilhelm Kempff. Au programme : musique allemande : Beethoven. Le 11 novembre 1943, la date semble tout de même un peu mal choisie – elle semble tout de même un peu mal venue aux autorités allemandes. Les autorités allemandes redoutent, à l'occasion de cette audition et à l'occasion de cette commémoration, une manifestation virulente de nationalisme français, une manifestation virulente contre le nazisme. Elles redoutent – mais : elles se refusent à annuler ; elles se refusent à supprimer le récital. Que va-t-il arriver ? Que va-t-il se passer ? Rien. Il ne se passe rien – sinon que le public de Dijon, venu en nombre, acclame Beethoven, Wilhelm Kempff et toute la politique culturelle allemande. Le public, ici, ne voit que du feu. Il ne voit pas la dimension idéologique éventuelle, la dimension politique éventuelle, en cette date commémorative, de cette action culturelle, de cette action en musique. 

En musique, dira-t-on – mais c'est si loin, la musique, de la politique – mais c'est si loin, la musique, de la propagande, dira-t-on – Beethoven, c'est si loin du nazisme, Wilhelm Kempff, c'est si loin du nazisme…

Dire ceci, c'est compter, ce qui est impossible logiquement, sans tout ce qui a été montré précédemment à propos du rôle essentiel de la musique au sein de la politique culturelle nazie et à propos du rôle essentiel de la politique culturelle au sein de la politique nazie elle-même. C'est compter, aussi, ce qui est impossible logiquement, sans ce que qui arrive immédiatement :    

Quatrième raison : la raison idéologique. Si la musique occupe la première place au sein de la politique culturelle nazie ce n'est pas seulement pour des raisons sociologiques, ce n'est pas seulement pour des raisons tactiques, mais c'est aussi pour une raison plus efficiente, plus puissante, plus profonde : c'est pour une raison idéologique. Du romantisme au wagnérisme et du wagnérisme au nazisme, nous avons vu, au cours de la précédente série de conférences, se mettre, peu à peu, en place une certaine représentation de la musique allemande, devenue, peu à peu, la seule représentation de la musique possible, devenue, peu à peu, même, la seule musique possible. Cette représentation de la musique, de Wackenroder à Wagner, pense la musique comme l'expression la plus immédiate des émotions – elle pense la musique comme l'expression la plus immédiate des passions, de la nature. Nous avons vu tout ce qu'il y a, ici, de néoplatonisme et tout ce qu'il y a de panthéisme… Mais, de Wagner à Hitler, cette représentation de la musique lie, aussi, de plus en plus, la question musicale à la question nationale – elle lie, aussi, de plus en plus, la question musicale à la question raciale. Sous le régime nazi, cette représentation, nationaliste et raciste, arrive, en toute logique, à maturité, mise qu'elle est alors, concrètement, au service de la constitution de la communauté politique rêvée et désirée, mise qu'elle est alors, concrètement, au service de la constitution idéologique et politique de la communauté nationale et raciale purifiée. Intégrée à la cérémonie nazie, la musique fonde, alors, le corps mystique et naturel – unifié ou réunifié – de la population ; elle fonde, alors, le corps mystique et naturel de la nation. Le rôle de toute bonne musique, sous le régime nazi, est de suspendre l'intellect – de suspendre l'intellect trop individuel et trop universel. Le rôle de toute bonne musique est de susciter le déchaînement émotionnel, de susciter le déchaînement passionnel, fusionnel, à usage idéologique et politique. En fonction de cette conception, nous comprenons bien que la musique apparaisse, aux nazis, comme l'art, de tous, le plus susceptible d'un usage propagandiste. Je dirai même : nous comprenons bien, en fonction de cette conception, que la musique apparaisse aux nazis comme l'art, de tous, le plus propagandiste en lui-même. Composée ou interprétée selon cette manière – mais : tout autre musique est d'ailleurs étouffée, tout autre musique est d'ailleurs annihilée – composée ou interprétée de cette manière : la musique joue, ici, comme rouage efficient du nazisme ; elle joue comme rouage efficient du totalitarisme.   

En conséquence : à cause de toutes ces raisons sociologiques, tactiques et idéologiques, nous comprenons que la musique se présente, aux yeux des nazis, comme le moyen de propagande le plus efficace – nous comprenons que la musique se présente, aux yeux des nazis, comme le moyen de propagande le plus efficient, le plus puissant.

Qu'on ne vienne pas nous dire, alors, qu'il est indifférent qu'un musicien ait joué ou pas pour le nazisme ; qu'on ne vienne pas nous dire, alors, qu'il est indifférent qu'un musicien ait joué ou pas pour le totalitarisme – sous prétexte que la musique n'aurait rien à voir avec le champ idéologique ou n'aurait rien à voir avec le champ politique. Dire ceci, c'est méconnaître totalement la nature du nazisme ; c'est méconnaître totalement la nature du totalitarisme. Tout au contraire : il y va, ici, à la fois de la responsabilité morale et il y va à la fois de la responsabilité politique du musicien. Un musicien, c'est un homme, sans doute, mais c'est un homme public – mais c'est un homme qui a un public. Vis-à-vis de ce public, il a un poids moral et politique lourd de conséquences – sa musique, elle-même, ses compositions ou ses interprétations, tout ceci a un poids moral et politique lourd de conséquences.

Si la politique culturelle joue, aux yeux des nazis, un rôle essentiel au sein de la politique, la  musique joue, au sein de la politique culturelle, un rôle lui-même essentiel.

Aussi : de même que la question de la culture n'est pas neutre : vu que la vision de la culture qui la sous-tend, elle, ne l'est pas ; de même, ici, la question de la musique n'est pas neutre: vu que la vision de la musique qui la sous-tend, là encore, ne l'est pas.

Voilà pourquoi les autorités allemandes s'attachent à mettre en place, en France, sous l'Occupation, une vie culturelle allemande. Voilà pourquoi elles s'attachent, surtout, à mettre en place une vie musicale allemande : il s'agit, grâce à la musique, de favoriser, de la manière la plus efficace possible, la soumission française ; il s'agit, aussi, grâce à la musique, de favoriser, de la manière la plus efficace possible, la collaboration française – voire même de favoriser le redressement biologique et le redressement politique de la France : dans la limite des propres intérêts idéologiques et des propres intérêts politiques du  régime nazi.

Mais : voici que tandis que je parle de redressement biologique – voici que tandis que je parle de redressement politique de la France : je m'aperçois soudain que j'ai laissé quelque chose de côté. Je m'aperçois, soudain, que, si, jusqu'ici, j'ai longuement traité de l'action culturelle allemande en France, si, jusqu'ici, j'ai longuement traité de l'action musicale allemande en France, je m'aperçois, soudain, que je n'ai pas encore parlé de la vie culturelle française elle-même. Je n'ai pas encore parlé de la vie musicale française elle-même.

Il est bien clair, vu toute l'attention que l'Occupant attache, comme on a vu, à la question culturelle – il est bien clair, outre cette vie culturelle allemande en France, que l'Occupant s'attachera, aussi, à surveiller de très près la vie culturelle française – je veux dire : la vie culturelle de Vichy. Il s'attachera, même, à y  intervenir – à y intervenir, là encore, de très près.

C'est là, comme on vu, le rôle de la Propaganda Ableitung. La Propaganda Ableitung, c'est elle qui contrôle, c'est elle qui suggère.

Mais il est bien clair, aussi, vu l'idée que l'Occupant se fait de la musique, vu l'idée que l'Occupant se fait du rôle idéologique et politique de celle-ci, de ses enjeux – il est bien clair, aussi, que la vie musicale française, que la vie musicale de Vichy sera, dans le champ de la culture, le champ dans lequel l'Occupant s'attachera, sans doute, à intervenir le  plus. Elle sera, sans doute, le champ, théorique et pratique, que l'Occupant s'attachera à surveiller le plus – à contrôler le plus.

C'est là, en tout cas, ce que la théorie nous fait entrevoir ; c'est ce que la théorie nous fait prévoir.

Mais, en pratique, il semble bien que ça se passe tout autrement. Tout semble bien, ici, en pratique, être très différent.

De fait, l'Occupation allemande ne semble pas avoir beaucoup affecté la vie musicale française – ni la musique française elle-même. Les autorités allemandes, à tout dire, ne semblent pas s'en être beaucoup occupé, ne semblent pas, même, s'en être beaucoup préoccupé.

Je donnerai, ici, trois illustrations – trois illustrations de cette apparente indifférence.

Premièrement. Si on regarde la liste Otto, qui recense, je le rappelle, les ouvrages censurés, bannis sous l'Occupation, on ne trouve, en cette liste de 1170 ouvrages, qu'un seul livre consacré à la musique – qu'un seul livre : je veux dire : le Mozart de Annette Kolb – Annette Kolb : opposante allemande au régime nazi. Sans doute, aussi, la liste Otto recommande-t-elle l'interdiction des ouvrages consacrés à Meyerbeer ou, plus généralement, l'interdiction des ouvrages consacrés à l'opéra du XIXe siècle. Mais c'est là, on le notera, une recommandation de pure forme : personne, en France, n'a plus guère eu l'idée, depuis plus de 10 ans, de consacrer un livre à Meyerbeer. Personne, plus généralement, n'a guère eu l'idée, en France, depuis plus de 10 ans, de consacrer un livre à l'opéra du XIXe siècle… En résumé, l'Occupation allemande ne modifie guère, ici, ne contrarie guère, au moins à première vue, le monde de la musicologie – ou plutôt : le monde de la musicographie française.

Deuxièmement. Si on regarde, maintenant, le répertoire des concerts en France de 1940 à 1944 et si on le rapproche du répertoire des concerts en France de 1935 (date de la faillite de la Société Indépendante) à 1940, on ne remarque pas, là non plus, de violente modification. Outre la musique allemande – très présente : Wagner, Beethoven, Mozart – on joue, surtout, dans ces deux périodes, les mêmes grandes œuvres de Debussy ou de Fauré. On joue, surtout, dans ces deux périodes, les mêmes grandes œuvres de Franck et des principales figures du franckisme – ou plutôt : des principales figures du d'indysme. D'Indy lui-même, Séverac, Canteloube. On joue, aussi, des œuvres de Arthur Honegger, élève de D'Indy revenu, enfin, dans les années 30, de ses errances de jeunesse auprès du groupe des six. On joue, enfin, des œuvres de Ravel – Ravel accueilli et récupéré, dans les années 30, à force de paralogismes, à force de sophismes, dans le répertoire décent, dans le répertoire convenant, à cause de la qualité de sa musique – et ce malgré ses opinions, et ce malgré ses positions esthétiques et politiques déviantes, horrifiantes – je veux dire : ses positions esthétiques et politiques de gauche.

Troisièmement. Si on regarde, maintenant, le personnel de la musique, en France, on ne remarque pas, là non plus, de violente modification. Ce n'est pas une époque où, tout à coup, des carrières se sont faites – ni une époque où, tout à coup, des carrières se sont défaites. Le personnel, en gros, demeure le même. Les mêmes grandes figures, en tout cas, les mêmes figures dominantes : Henri Rabaud – le pédagogue – Rabaud qui dirige le Conservatoire de 1920 à 1941 et Rabaud qui, de 1941 à 1944, sous Vichy, dirige ou se retrouve parmi nombre de commissions officielles. On signalera, encore, parmi les grandes figures, parmi les figures dominantes : le pianiste et pédagogue Alfred Cortot – Alfred Cortot : une référence de la musique française dans les années 30 – Alfred Cortot demeure, aussi, une référence dans les années 40. Très apprécié en Allemagne, il est, sous Vichy, le conseiller spécial du régime – il est le conseiller spécial chargé de la direction musicale, chargé de l'action musicale officielle. De même, encore, la guerre, l'Occupation n'arrête pas, des années 30 aux années 40, l'ascension des jeunes figures de la musicographie ou de la musique française : elle n'arrête ni l'ascension d'un Dufourcq ni l'ascension d'un Messiaen. L'un, Dufourcq, entre au Conservatoire en 1941, comme professeur d'histoire de la musique. Il y restera jusqu'à sa retraite en 1975. L'autre, Messiaen, entre au Conservatoire en 1942 comme professeur d'harmonie. Il y restera, aussi, jusqu'à sa retraite.

Je  le répète, en conséquence, l'Occupation allemande ne semble guère avoir affecté, au moins à première vue, la vie musicale française – ni la musique française elle-même.

La chose est d'autant plus étonnante – elle est d'autant plus frappante, même, si on se souvient, ici, quels bouleversements l'arrivée des nazis au pouvoir, en Allemagne, de 1933 à 1938, avait causé dans la vie musicale allemande – quels bouleversements elle avait causé dans la musique allemande elle-même : en Allemagne, le régime nazi a mis une fin, et une fin violente, à une vie musicale très riche, à une vie musicale très intense : il a, par exemple, mis de côté, interdit toute la musique atonale et il a, par exemple, encore, interdit toute la musique prolétarienne. En France, au contraire, il ne s'est rien passé de semblable ; il ne s'est rien passé, en tout cas, de comparable. Nulle interdiction ici. Non : l'arrivée au pouvoir des nazis, en France, et le régime de Vichy ne modifient rien, ne contrarient rien… 

Comment rendre compte de ce paradoxe ? Comment rendre compte de cette apparente indifférence ? De quelle façon expliquer que l'Occupant nazi, si tatillon en musique, ne s'occupe pas plus de la musique française ; ou de quelle façon expliquer que l'Occupant nazi, même, ne s'en préoccupe pas plus ?

On doit, tout de suite, vu les développements précédents, on doit, tout de suite, écarter ou rejeter deux premières réponses :

1°) Ce n'est pas parce que la musique serait une chose neutre, indépendante, ce n'est pas parce que la musique serait une chose toute pure. Nous avons suffisamment fait justice de cette opinion, de cette illusion. Nous avons suffisamment fait voir de quelle manière la question musicale se trouve intrinsèquement liée à la question idéologique – nous avons suffisamment fait voir de quelle manière elle se trouve, depuis un siècle, depuis le XIXe siècle, intrinsèquement liée à la question politique.

2°) Ce n'est pas, non plus, par un oubli – ce n'est pas, non plus, par une faute d'inattention de l'Occupant. Une telle explication est rendue invraisemblable par tout ce que nous avons montré, précisément, de l'attention que l'Occupant attache à la musique – elle est rendue invraisemblable par tout ce que nous avons montré, précisément, de la première place de la musique comme moyen de propagande – je dirai même : par tout ce que nous avons montré de la place centrale de la musique, comme moyen et même comme fondement, comme référent, au sein du dispositif idéologique et au sein du dispositif politique du régime nazi. Non, si l'Occupation allemande n'affecte pas la vie musicale en France, si elle n'affecte pas la musique française elle-même, ce n'est pas à cause de ça : d'une faute d'inattention ou d'un oubli. Non, la chose, aux yeux de l'Occupant, est trop essentielle ; elle est, aux yeux de l'Occupant, trop principielle.

Ces deux premières réponses étant écartées, étant rejetées, il ne demeure, en conséquence, que deux réponses possibles – que deux hypothèses possibles.

Hypothèse n°1. Si l'Occupation n'a pas affecté la vie musicale française, c'est parce que la musique, en France, plus que les autres arts, a su, héroïquement, résister à la pression nazie. C'est parce que la musique, en France, plus que les autres arts, a su, héroïquement, mener une lutte féroce contre le nazisme – c'est parce que la musique a su mener une lutte féroce contre le totalitarisme.

Hypothèse n°2. Si l'Occupation n'a pas affecté la vie musicale française, c'est parce que l'Occupant, en arrivant en France, a trouvé une vie musicale française très à son goût – très à son goût : je veux dire : très conforme à ses propres conceptions musicales, très conforme à ses propres conceptions idéologiques et même politiques. Une conception de la musique germaniste, anti-rationaliste (ou anti-intellectualiste), nationaliste, raciste et, même, une conception de la musique fasciste.

En résumé nous nous trouvons, ici, face à deux possibilités : soit la musique française, dans sa grande majorité, a puissamment résisté ; soit la musique française, dans sa grande majorité, a puissamment collaboré.

Hélas ! A peine la question posée, à peine la question esquissée, nous voyons apparaître sa réponse dans toute sa crudité. Car si la liste Otto ne modifie rien, car si elle ne contrarie rien, ou presque, si l'Occupant n'a pas eu besoin d'intervenir de manière flagrante, d'intervenir de manière pressante, n'est-ce pas, vu tout ce qui précède, le signe suffisant que la musique française n'a pas résisté ; n'est-ce pas, vu tout ce qui précède, le signe suffisant que la musique française n'a fait que collaborer – pire encore : n'est-ce pas, vu tout ce qui précède, le signe suffisant que la musique française était toute prête, ou presque, à collaborer ? En tout cas, ce n'est pas là, avons-le, le signe de la résistance…

Mais cette réponse, avons-le aussi, nous dérange – dans sa crudité. Et l'enjeu est trop pressant, et l'enjeu est trop brûlant pour qu'on la donne comme ça – je veux dire : pour qu'on la donne à la légère.  

Aussi : réexaminons, tout de même, la question ; réexaminons, ici, sérieusement et précisément, la première hypothèse : la musique a-t-elle ou non résisté ?

C'est une idée courante, et c'est une chose avérée, qu'il y a bien eu, en France, un groupe de résistance de la musique, qu'il y a bien eu, en France, un « Front National de la Musique ». Comme membres célèbres de ce « Front National de la Musique », on connaît, par exemple, Claude Delvincourt – Claude Delvincourt, étant, à partir de 1941, le directeur du Conservatoire. Outre le directeur du Conservatoire, on connaît, par exemple, encore, comme membres de ce « Front National de la Musique » : Arthur Honegger ou le jeune Dutilleux. Très vite, après la guerre, c'est devenu une légende : le Conservatoire a résisté – très vite, après la guerre, c'est devenu une légende : c'est même toute la musique française qui a résisté, qui a lutté.

Sans doute. Mais qu'a-t-elle fait ? Qu'a fait le Front National de la Musique ?

Si on essaie de faire la somme de ses actions de résistance, le fait est que l'on ne trouve rien.

Le fait est que le Front National de la Musique semble être la seule organisation de résistance qui ait été crée, organisée, ou, en tout cas, le fait est que la Front National de la Musique semble être la seule organisation de résistance qui ait existé pour se taire, pour ne rien faire.

Curieux. Mais qu'est-ce à dire exactement ? Qu'est-ce, exactement, que ce FN de la Musique ?

Le FN de la Musique est une émanation, il est une sous organisation sectorielle du Front National. Le Front National étant l'organisation de résistance mise en place par le PCF, en 1941, dans un souci de maillage de l'ensemble de la société active – je veux dire : l'organisation de résistance mise en place par le PCF, en 1941, dans un souci de maillage, à la base, de l'ensemble de toutes les catégories professionnelles (ou socioprofessionnelles). Le PCF essaie d'organiser, partout, à la base, dans chaque secteur d'activité, des cellules d'action. Il essaie d'organiser, partout, dans chaque secteur d'activité, des groupes d'action, des groupes de résistance : y compris dans le secteur des intellectuels ou dans le secteur de la culture ; y compris dans le secteur de la musique.

Dans le secteur de la musique, l'organisation du FN s'est faite grâce à l'action de musiciens membres du PCF : elle s'est faite grâce à l'action de Roger Désormière et de Louis Durey.

Mais si on étudie de près le contenu des rapports échangés entre Roger Désormière, Louis Durey et la Direction des Intellectuels Communistes, si on étudie de près les rapports de la Direction des Intellectuels Communistes elle-même, on découvre que, de 1941 à 1944, toute l'activité de Désormière et Durey s'est, à vrai dire, limitée à chercher à convaincre les musiciens, y compris les autres membres du FN de la Musique, de la nécessité d'une action ; elle s'est, à vrai dire, limitée à chercher à les convaincre de la non-possibilité logique d'une neutralité de la musique.

En ce sens, de 1941 à 1944, les actions du FN de la Musique se sont donc limitées à des réunions clandestines ; ces actions se sont donc limitées à des discussions clandestines où on a débattu – sans guère de succès – de la possibilité de résister ; ou même : de la possibilité de ne pas collaborer…

A tout dire, hélas, la musique semble avoir plus volontiers collaboré que la musique ne semble avoir volontiers résisté…

Je prendrai, ici, un exemple – un exemple de cette bonne volonté relative de ne pas résister, de cette bonne volonté relative de collaborer : l'exemple de l'exclusion des Juifs du Conservatoire.

Le Conservatoire se présente comme le seul établissement – le seul établissement de l'enseignement public, en France, qui a, entre 1940 et 1944, exclut tous les Juifs.

Encore faut-il, ici, préciser de quelle manière. Le 14 octobre 1940, soit 4 jours avant la publication officielle du statut des Juifs de Vichy le 18 octobre 1940 – statut qui exclut tous les professeurs juifs de l'enseignement public – le 14 octobre 1940, donc, 4 jours avant, Henri Rabaud, le directeur du Conservatoire, prend contact avec les autorités nazies. On rappellera, ici, au passage, que le Conservatoire ne dépend pas des autorités nazies mais des autorités de Vichy. Henri Rabaud, donc, prend tout de même contact avec les autorités nazies en vue de remettre, à celles-ci, la liste des professeurs juifs du Conservatoire. Comme on voit, au Conservatoire, ça ne traîne pas… Il y a trois professeurs juifs. Ils seront, tous les trois, renvoyés, ils seront, tous les trois, démissionnés en décembre 1940.

Mais il y a mieux. En parallèle à la liste des professeurs juifs, Henri Rabaud, assisté de Jacques Chailley, dresse, aussi, de sa propre initiative, la liste très précise de tous les étudiants juifs et étudiants demi-juifs. A cette époque, on le rappellera, là encore, en octobre 1940, aucune loi, ni des autorités de Vichy, ni des autorités nazies, ne réclame l'établissement d'une liste de ce genre. Le Conservatoire, ici, précède – ou plutôt : le Conservatoire excède, ici, la loi raciale. La liste des étudiants juifs sera, par la suite, d'une grande utilité à Claude Delvincourt, le directeur du Conservatoire à partir de 1941, lorsque, sur recommandation de Vichy, il exclura, en 1941, les étudiants juifs des concours, avant de les exclure, par la suite, en 1942, sur recommandation de Vichy, là encore, du Conservatoire lui-même…  

De tout ceci, il ressort, en conséquence, que musique française n'a guère lutté, n'a guère « puissamment résisté ». Il ressort, même, que la musique française, au contraire, a plutôt collaboré.

Sans doute, faut-il toujours distinguer, lorsqu'on parle de collaboration, entre une collaboration molle et une collaboration dure – sans doute, faut-il toujours distinguer, lorsqu'on parle de collaboration, entre une collaboration passive et une collaboration active. La première consiste à se laisser faire, à se laisser diriger, à se laisser obliger ; la seconde consiste à prendre les devants…  

Sans doute, aussi, la question de la collaboration, en elle-même, est-elle délicate ; sans doute est-il, en cette question, difficile de juger… Où se situe la frontière entre cette collaboration molle et cette collaboration dure ; où se situe la frontière entre cette collaboration passive et cette collaboration active ? A-t-on, même, ici, le droit de juger ? A-t-on le droit de dire le juste et le non juste ? Et en vertu de quoi ? Et en vertu de quelle bonne conscience ? Question peut-être dénuée de réponse… Mais… Question, aussi, peut-être dénuée de sens… Alors que faire ? Alors quoi ? Sans doute, il s'agit, ici, avant tout, de comprendre – mais : il s'agit de comprendre, avant tout, pour dire le monde, il s'agit de comprendre le monde, avant tout, pour le juger, car juger c'est penser, car juger c'est avancer, apprendre et vivre… La question, ici, est trop pressante, elle est trop brûlante, dans ses implication éthiques et dans ses implications politiques, pour qu'on puisse se permettre la coquetterie de jouer la belle âme, pour qu'on puisse se permettre de jouer une prudente ou même une prude indifférence – enfermés que nous serions dans la pureté ineffective de nos intentions ; ou enfermés que nous serions dans nos petites sophistications, relativistes ou nihilistes, sous le masque d'une pseudo neutralité, elle-même ineffective, sous le masque d'une pseudo scientificité.

C'est d'autant plus vrai en musique, là où, d'après tout ce que nous avons vu,  il y a un enjeu idéologique de taille, là où il y a un enjeu politique de taille – et là où la réponse ne pose guère de problème. C'est d'autant plus vrai en musique, oui, puisqu'il n'y a nul besoin, ici, d'ergoter, puisqu'il n'y a nul besoin, ici, d'hésiter. En musique, d'après tout ce que nous avons vu, la réponse est assez nette ; la réponse est assez claire : la musique française, de toute évidence, a puissamment collaboré. Elle a collaboré d'une collaboration dure, non d'une collaboration molle ; d'une collaboration active, non d'une collaboration passive.

Comme nous avons vu, elle a pris les devants dans le cas de l'exclusion des juifs du Conservatoire. La musique française, non, ne n'est pas contenté, dans ce cas, de se laisser faire, elle ne s'est pas contenté de se laisser diriger, de se laisser obliger – elle a, elle-même, je le répète, pris les devants. Avec une résignation, avec une adhésion, même, avec une bonne volonté et avec une bonne conscience obscène…

Mais, dira-t-on, c'est un cas particulier, c'est un exemple, que l'exclusion des Juifs du Conservatoire, et l'on ne peut juger du général à l'aune du particulier… C'est un problème de logique, dira-t-on, et l'on ne peut juger de la musique française en général à l'aune de la seule exclusion des Juifs du Conservatoire.

Sans doute. Mais le fait est que, par delà de ce cas particulier, par delà le cas de l'exclusion des Juifs du Conservatoire, le fait est que c'est, ici, encore mille petits faits – encore mille petits faits ou non-faits ajoutés les uns aux autres. Le fait est que c'est bien toute la musique française ou, en tout cas, que c'est bien la musique française en sa grande majorité qui semble déjà être prête, en 1940, à collaborer… En 1940, elle semble, même, en sa grande majorité, être déjà toute prête à collaborer : c'est la seule raison qui explique qu'elle n'ait pas été dérangée par les nazis, qu'elle n'ait pas été contrôlée. C'est la seule raison qui explique, même, qu'elle ait, à tout dire, été appréciée par les nazis.

La musique française se trouve, de fait, en 1940, à l'avant garde de la collaboration.

Elle se trouve à l'avant-garde de la collaboration pour la bonne raison qu'elle se trouve, de fait, en 1940, à l'avant-garde du fascisme en France.

Nous retrouvons, ici, les préoccupations et, à tout dire, les conclusions de la précédente conférence.

Mais reprenons, ici, toute la question : en quoi cela consiste-t-il, en 1940, en France, en quoi cela consiste-t-il, pour la musique, d'« être à l'avant-garde du fascisme » ?

D'« être à l'avant-garde du fascisme » c'est, avant tout, une question de conception ; je veux dire : c'est, avant tout, une question de conception de la musique – et une question de conséquences politiques de cette conception de la musique.

On peut présenter, on peut décliner, ici, la conception dominante de la musique, en France, en 1940, grâce à ces quelques adjectifs : c'est une conception germaniste, anti-rationaliste (ou anti-intellectualiste) de la musique ; c'est une conception nationaliste, raciste et même fasciste de la musique.

Je reprendrai, ici, tour à tour, chacun de ces adjectifs et je les commenterai, chacun, tour à tour. 

1°) Une conception germaniste de la musique. Comme on a vu au cours de la précédente conférence, une révolution musicale se déroule, en France, entre les années 1870 et les années 1880. Cette révolution consiste dans l'introduction du wagnérisme en France – du wagnérisme : c'est-à-dire d'une nouvelle conception de la musique née et élaborée en Allemagne, au XIXe siècle. Cette conception de la musique, de fait, exclut du répertoire de la vie musicale française, elle exclut comme sous-musique et comme musique inaudible, une bonne partie du répertoire français du XIXe siècle. Je pense, ici, aux œuvres de Meyerbeer, Halévy ou Auber.

2°) Une conception anti-rationaliste ou anti-intellectualiste. La première caractéristique de cette nouvelle conception de la musique c'est son anti-rationalisme ou encore : c'est son anti-intellectualisme. C'est-à-dire que la musique, à ses yeux, est le vecteur privilégié d'une réalité supra-rationnelle, que la musique, à ses yeux, est le vecteur privilégié d'une supra-réalité divine. Cette nouvelle conception défendra donc, par un renversement ou par l'établissement de l'équivalence réalité divine égale réalité naturelle, cette nouvelle conception défendra donc l'idée d'une musique ancrée dans la nature, d'une musique fondée dans la nature, l'idée d'une musique elle-même naturelle. Elle défendra l'idée d'une musique purement émotionnelle, passionnelle – la rationalité, elle, étant conçue, ici, comme anti-naturelle.

Cette conception de la musique rencontrera, en France, un écho très puissant, un écho très efficient, même, dans le cadre de l'opposition politique au rationalisme des Lumières. Toute l'opposition politique à la Révolution Française, Révolution Française conçue comme héritière de ce rationalisme des Lumières, toute cette opposition, ce que l'on appellera, encore, au sens propre, l'extrême droite, toute cette opposition prendra fait et cause, à la fin du XIXe siècle, pour cette conception anti-rationaliste de la musique. Elle prendra fait et cause, à la fin du XIXe siècle, pour cette conception naturaliste de la musique.

3°) Une conception nationaliste de la musique. Comme on a vu au cours de précédentes conférences, la conception wagnérienne de la musique se nourrit du et nourrit également le nationalisme allemand. Paradoxalement, le nationalisme allemand, très anti-français, qui habite cette conception de la musique, qui la façonne, ce nationalisme allemand trouvera, dans le contexte politique anti-révolutionnaire – ou plutôt : dans le contexte politique contre-révolutionnaire évoqué ci-dessus, ce nationalisme allemand trouvera un équivalent en France dans un nouveau nationalisme français, entendu au sens d'un particularisme opposé à l'universalisme du XVIIIe. Il trouvera un équivalent en France dans un nouveau nationalisme français entendu au sens d'un retour aux vieilles traditions nationales, aux vieilles traditions médiévales. En ce sens, Wagner, par son nationalisme allemand, indique à la France l'exemple à suivre pour construire le nationalisme français. Mais il y a mieux : par son nationalisme allemand, Wagner indique, aussi, à la France l'idée que ce nationalisme se construira grâce à la musique – ou plutôt : l'idée que ce nationalisme se construira grâce une musique française régénérée. Cette musique française régénérée, Wagner en indique, aussi, à la France le mode de fabrication. De même que Wagner a cherché les sources de l'inspiration dans les vieilles légendes germaniques, dans les vieilles légendes nordiques, de même, il faudra que les compositeurs français aillent chercher les sources de l'inspiration dans les vieilles légendes françaises. Il faudra que les compositeurs français aillent chercher les sources de l'inspiration dans le folklore. En ce sens, D'Indy composera, en 1895, un Fervaal, inspiré du folklore vivarais. Canteloube composera, en 1760, un Vercingétorix. Mais il y a mieux encore : cette inspiration, cette dimension nationale ne se limitera pas à la seule thématique. Elle s'étendra aussi à la musique elle-même ; je veux dire : elle s'étendra aussi à l'écriture de celle-ci. La Schola pose les bases d'une nouvelle écriture spécifiquement française, d'une nouvelle écriture nourrie de l'étude du grégorien, nourrie de l'étude de la musique classique française ; elle pose les bases d'une nouvelle écriture nourrie, aussi, de l'étude des chansons populaires françaises, des chansons folkloriques.

4°) Une conception raciste de la musique. La question de l'étude des chansons populaires, la question de l'étude des chansons folkloriques, mène, assez logiquement, à l'idée d'une conception raciste de la musique. En opposition à l'idée d'une musique universaliste, supranationale, se forme, ici, grâce à cette référence à la chanson populaire, à la chanson folklorique, se forme, ici, l'idée d'une musique particulariste, d'une musique nationale, née de la bonne terre de France et attachée à cette bonne terre – à ses provinces. C'est l'époque des symphonies descriptives, symphonies descriptives dont, là encore, d'Indy offre le modèle, en 1886, avec la Symphonie cévenole ou dont il offre, encore, le modèle, en 1919, avec le Poème des rivages. Mais il est clair que cette référence à la terre, qui est aussi une référence à la sève, au sang, il est clair que cette référence à la terre mène, très vite, à une conception raciste de la musique. La musique française, en ce sens, c'est la musique de la terre de France, oui, mais c'est aussi la musique du sang de la terre de France. C'est la musique de la race française. La connexion est d'autant plus évidente, la connexion est d'autant plus naturelle, que l'extrême droite française, à cette époque, de l'affaire Dreyfus aux ligues de 1934, développe un racisme et développe un antisémitisme sans concessions, sans hésitations. Le monde de la musique française, lié, de fait, à l'extrême droite française et lié, de fait, à la conception wagnérienne de la musique, offre, on le comprend bien, un champ d'application tout trouvé aux idées racistes. Il offre, même, on le comprend bien, un champ d'application tout trouvé aux idées fascistes.

5°) Une conception fasciste de la musique. Comme on a vu, l'adhésion à la conception wagnérienne de la musique signifie, dans le contexte des années 20 et dans le contexte des années 30, l'adhésion aux idées nationalistes et aux idées racistes de l'extrême droite française. Tout comme l'extrême droite française, la quasi-totalité du personnel de la musique française, va, en conséquence, dans les années 20 et dans les Années 30, basculer dans le fascisme. Oui : le personnel de la musique française va, peu à peu, basculer dans le fascisme où il rejoint d'ailleurs, outre l'extrême droite, comme il est naturel, une partie de la gauche – je veux dire : où il rejoint, comme il est naturel, toute une partie de la gauche non hégélienne. Là encore le lien effectif de la musique à cette tendance politique est étonnant ; là encore ce lien effectif est même frappant : on prendra, ici, l'exemple de Jean Gaudefroy Demombynes, un des musicologues les plus notablement connus de cette époque, un des musicologues les plus notablement reconnus. Jean Gaudefroy Demombynes, en 1934, co-traduit Mein Kampf en français.  Mein Kampf devant, à ses yeux, servir à la plus grande édification de la France ; devant servir à son redressement idéologique et à son redressement politique… Le cas de Gaudefroy Demombynes, pour éloquent qu'il soit, pour évident qu'il soit, le cas de Gaudefroy Demombynes ne constitue pas, à cette époque, un cas rare. Il ne constitue pas un cas isolé. Il traduit, au contraire, une tendance générale.

Comme on a vu, la musique française régénérée se présente, dans cette conception de la musique, comme ce qui relie l'homme à la nature, comme ce qui mène ou comme ce qui ramène l'homme à celle-ci. Comme telle, la musique française régénérée se présentera, aussi, dans cette conception de la musique, comme un modèle politique. La musique française régénérée, naturelle, sera un moyen efficace de rétablir, en France, au niveau politique, l'ordre naturel que la Révolution Française a dérangé ; de rétablir l'ordre naturel – je veux dire : l'ordre hiérarchique et oligarchique de la société. La musique française régénérée sera un moyen efficace de lutter contre l'égalitarisme et contre l'individualisme contre nature du XVIIIe.

En musique, comme on sait, il y a un chef ; il y a chef et la règle, en musique, comme on sait, c'est l'obéissance – c'est l'obéissance, totale et irréfléchie, à ce chef. La musique, en ce sens, c'est un modèle de la bonne politique fasciste. Mieux encore : c'est un moyen d'entraînement à la pratique fasciste de la politique ; c'est un moyen d'enchaînement.

C'est en ce sens qu'il faut interpréter le développement du chant choral en France à cette époque. Le chant choral produit l'effet moral, le chant choral produit l'effet politique requis. En chantant en chœur, le peuple s'habitue à abdiquer son indépendance. Il s'habitue à abdiquer son intelligence. Le peuple s'habitue, en chœur, à former une masse – à former une masse malléable, manipulable à volonté. Sans compter les grands moments d'extase que la pratique engendre – sans compter ces grands moments d'extase émotionnelle ou passionnelle…

Telles sont, en tout cas, les idées exposées, en 1941, par le musicologue André Coeuroy  dans La Musique et le Peuple en France. Dans La Musique et le Peuple en France, Coeuroy propose, en 1941, cette vision idéologique et cette vision politique de la bonne utilisation fasciste de la musique chorale – cette vision idéologique et cette vision politique de la bonne utilisation fasciste de la musique elle-même.

Le cas, là encore, n'est pas un cas rare ; ce n'est pas un cas isolé. Telles sont, aussi, les idées véhiculées, en 1944, dans un film de propagande vichyste, dans un film de propagande fasciste, La cage aux rossignols de Jean Dreville – La cage aux rossignols dont a récemment tiré un remake sous le titre Les Choristes

Voilà, en conséquence, quelles sont les principales caractéristiques de la conception de la musique dominante, en France, en 1940 ; voilà quelles sont les principales caractéristiques, à cette époque, de la bonne musique française elle-même.

On comprendra que cette bonne musique française plaise tant à Vichy ; mais : on comprendra, aussi, que ce n'est pas Vichy qui a inventé cette bonne musique française. C'est plutôt elle qui a contribué à inventer Vichy, c'est plutôt elle qui a contribué à fonder le régime, à le façonner. On se rappellera, à ce propos, de l'exemple de Cortot – l'exemple de Cortot qui, de 1941 à 1943, suggère, sans cesse, qui conseille à l'Etat français de plus s'inspirer, pour l'organisation de sa vie musicale, pour l'organisation de sa vie culturelle, de plus s'inspirer de l'organisation de l'Etat nazi...

De 1870 à 1760 ou à 1940, il s'est, en conséquence, peu à peu, construit un lien entre le monde de la musique française et le monde politique fasciste, entre le monde de la musique française et le monde politique vichyste. Un lien qui s'est construit comme un lien nécessaire, comme un lien intrinsèque.

On me reprochera, peut-être, d'avoir parlé ici, de la musique, en général, on me reprochera, peut-être, d'avoir parlé, ici, de la conception de la musique, en général, et de n'avoir pas étudié le problème musicien par musicien, de n'avoir pas étudié le problème cas par cas.

C'est que je me suis contenté, ici, de faire l'ébauche d'un portait. Sans prendre le temps d'examiner toutes les variantes, sans prendre le temps d'examiner personne par personne, j'ai préféré, ici, donner une tendance générale, j'ai préféré, ici, donner un sens.

En outre, si c'est l'ébauche d'un portait, l'ébauche, ici, semble assez précise – elle semble assez fidèle.

Qu'on n'aille pas croire, cependant, que toute la musique française ait collaboré sans exception : je n'ai pas mentionné, ici, les quelques actes de résistance musicale qui ont eu lieu dans le domaine du jazz – ou encore : les quelques actes de résistance musicale qui ont eu lieu dans le domaine de la variété.

Qu'on n'aille pas croire, cependant, que toute la musique classique française elle-même ait collaboré sans exception : il faut signaler, ici, les grandes figures poussées à l'exil extérieur, comme Milhaud, ou poussées à l'exil extérieur, comme Koechlin. Mais ce sont là, précisément, des figures que l'histoire officielle de la musique en France a marginalisées, mais ce sont là, précisément, des figures que l'histoire officielle de la musique en France a occultées.

De fait, il faut signaler, ici, combien la conception dominante de la musique française a écrit – ou plutôt : combien elle a réécrit à sa guise l'histoire de la musique en France. Elle a, de fait, largement écarté de l'histoire de la musique en France un Milhaud ou un Koechlin, à cause de leurs opinions, à cause de leurs positions politiques de gauche. Elle en a, de même, largement écarté le groupe des six. Comme elle en a écarté Meyerbeer, Auber ou Halévy…

La conception dominante de la musique française a, peu à peu, intégré à son discours tout ce qu'elle a pu digérer – elle a intégré à son discours tout ce qu'elle a pu récupérer. Elle a désintégré tout le reste ; elle a occulté tout le reste. Ou encore : elle l'a rendu inconcevable ; elle l'a rendu inaudible…

Le Wagner de D'Indy, en 1760, a façonné le modèle de l'histoire officielle de la musique en France.  Le Wagner de D'Indy, en 1760, se présente, en ce sens, comme le texte référence ou l'archè-texte de l'histoire de la musique d'un Gaudefroy Demombynes ou d'un Dufourcq. Il se présente, même, comme le texte référence ou l'archè-texte d'histoires de la musique plus récentes, d'histoires de la musique plus proches…

Aussi, quoique peu connu, à l'heure actuelle, quoique peu joué, d'Indy possède-t-il encore, à l'heure actuelle, une grande influence… En musique, il en va, en ce sens, de Vincent d'Indy comme il en va, en philosophie, de Victor Cousin. De même qu'on ne peut rien comprendre à la situation de la philosophie, en France, à l'époque contemporaine sans connaître l'œuvre, théorique et pratique, de Victor Cousin ; de même on ne peut rien comprendre à la situation de la musique, en France, à l'époque contemporaine sans connaître l'œuvre, théorique et pratique, de Vincent d'Indy. 

Je dis bien : la situation de la musique à l'époque contemporaine. Car il est bien clair que ce qui a mis tant de temps à se mettre en place ; car il est bien clair que ce qui a pris près de 60 ans à se construire – 60 ans de 1870 à 1760 – ce qui a mis si longtemps à se construire, sans doute, dure longtemps. Je veux dire que cette conception de la musique, que cette conception anti-rationaliste, que cette conception naturaliste, demeure, encore, notre conception de la musique ; elle demeure, encore, notre musique.

Sans doute, on a pris soin d'en supprimer ce qui était devenu gênant, ce était devenu compromettant. On a pris soin d'en supprimer le vocabulaire nationaliste ou le vocabulaire raciste. Mais on n'a rien changé en profondeur.

Non, la fin de la guerre, la fin de Vichy n'a rien changé, en profondeur, à cette conception. Tout comme cette conception ne déplie pas ses bagages, en France, en 1940 ; de même : elle ne les replie pas, ses bagages, en 1944.  

C'est en 1946, par exemple, que Gaudefroy Demombynes publie sa propre histoire d'indyste de la musique. C'est en 1949, par exemple, encore, que Dufourcq publie la sienne. Dufourcq, qui enseignera, je le rappelle, l'histoire de la musique au Conservatoire jusque 1975. Dufourcq qui enseignera, jusque 1975, au Conservatoire, cette histoire d'indyste, cette histoire fasciste à la jeune musique, à la jeune musicologie française…

Pas étonnant, en conséquence, qu'il y ait encore, en France, en musique, un tabou à propos de Vichy ; pas étonnant qu'il y ait encore un tabou à propos de Vichy en musicologie. La musique française, après tout, et la musicologie française actuelles se trouvent, encore, en partie, prises dans la représentation de la musique ici en question. La musique française, après tout, et la musicologie française actuelles se trouvent, encore, en partie, prises dans la représentation de la musique qui pose, ici, question, qui pose, ici, problème… Ne sommes-nous pas, encore, pris dans une conception wagnérienne de la musique ? Ne sommes-nous pas, encore, pris dans une conception anti-rationaliste, anti-intellectualiste, dans une conception naturaliste de la musique ? Le nationalisme, sans doute, n'est plus là. Ou, du moins, il n'est plus apparent. Mais on enseigne toujours, en France, l'histoire de la musique par nations et l'histoire de la musique par la lutte entre nations. De même, le racisme, sans doute, n'est plus là. Ou, du moins, il n'est plus apparent. Mais on chante toujours, mais on vante toujours le génie français – le génie… Bref, les racines sont encore là ; bref, les racines sont encore vivaces : il suffirait de peu pour qu'elles se mettent, de nouveau, à produire ; il suffirait de peu pour qu'elles se mettent, de nouveau, à déduire leurs fruits doucereux ; leurs fruits dangereux…

La philosophie de la musique elle-même – ou plutôt : la philosophie musicale, comme elle se nomme, la philosophie musicale elle-même, en France, n'échappe pas à cette question ; elle n'échappe pas à ce problème : ce problème habite toute la philosophie musicale de Jankélévitch – Jankélévitch : la référence du genre…  

Le problème, en conséquence, ne se ramène pas, ici, qu'à une question de mauvaise foi ; il ne se ramène pas, ici, qu'à une question de mauvaise conscience, qui refoulerait, volontairement, ce vécu, qui essayerait, volontairement, de se le dérober, de se le cacher. Sans doute, il y a de ça. Mais : il s'agit, aussi, en plus de ça, d'une impossibilité, en quelque sorte épistémologique, à penser le problème ; il s'agit, aussi, en plus de ça, d'une impossibilité, en quelque sorte épistémologique, à le concevoir – voire même : d'une incapacité à penser autrement la musique, d'une incapacité à la concevoir librement – ou même : d'une incapacité à la penser, tout court, d'une incapacité à concevoir, tout court, la musique elle-même… Une incapacité, comme telle, issue de l'ignorance. Une incapacité issue d'un manque de connaissance de soi, issue d'un manque, en soi, de sens critique, d'un manque de ce que Nietzsche a appelé « le sens historique ».  

Car la seule manière possible d'échapper à la détermination, à l'aliénation, car la seule manière d'échapper au dispositif, c'est de prendre conscience du dispositif, c'est de le déconstruire de manière historique, de manière généalogique. C'est ça : le « sens historique » : la capacité de remettre en mouvement ce qui  a été arrêté, de remettre en mouvement ce qui  a été figé… Il est donc temps que la musique retienne la leçon de Nietzsche – je veux dire : la leçon du deuxième Nietzsche, du Nietzsche de la maturité. Il est donc temps que la musique retienne la leçon de celui qui, le premier, en musique, a tourné le dos au wagnérisme et au romantisme, de celui qui, le premier, en musique, a tourné le dos à toute cette métaphysique sonnante, clinquante, à toute cette fausse métaphysique ; de celui, surtout, qui l'a fait redescendre – la musique – de celui qui l'a fait redescendre sur terre.

François Coadou

Bibliographie sélective

A/ MUSIQUE

1°) Sources primaires

2°) Sources secondaires

B/ AUTRES

F. C.

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Mercredi 7 Février, 2024