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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte : la musique instrumentale en Allemagne de Beethoven à Schubert.

Les trois quatuors opus 59 de Ludwig van Beethoven

La musique de chambre de Ludwig van Beethoven.

Quatuors à cordes ; opus 18 ; opus 59 ; opus 74 ; opus 95 ; opus 127 ; opus 130 ; opus 131 ; opus 132 ; opus 135 ; opus 133 ; Autres œuvres en quatuor ; Quintettes à cordes.

beethoven

De 1806-1807, ces trois quatuors furent dédiés au comte Razumowsky, ambassadeur de Russie à Vienne, qui avait demandé à Beethoven « quelques quatuors avec des mélodies russes, vraies ou imitées ». Le musicien n’exauça ce vœu que dans deux des trois œuvres, mais il fit beaucoup mieux, livrant trois chefs-d’œuvre dont la technique d’écriture faisait carrément exploser les traditions formelles du quatuor à cordes. D’où d’ailleurs, au moins pour les deux premiers, un accueil plus que réservé de la part du public et de la critique : « une musique de cinglé », disait-on sur le moment, ce à quoi Beethoven répondait déjà « Ce n’est pas pour vous, c’est pour les temps à venir ».

Impressionnant par ses proportions comme par la complexité de son écriture, le septième quatuor (opus 59 no 1 en fa majeur), « le plus important de l’opus 59, est capital par son superbe Allegro d’ouverture et constitue, comme la symphonie « Héroïque », une véritable ligne de partage par rapport à toute notre tradition musicale. Ce premier mouvement est d’une remarquable économie dans son organisation formelle : presque tout son matériau se déduit de l’ample et sobre thème de violoncelle par lequel il débute. Les sentiments de ce septième quatuor diffèrent complètement de ceux de l’opus 18. Par un effort fantastique d’énergie, Beethoven équilibre l’arrogance conquérante du premier mouvement avec le scherzo, après quoi il semble plus proche d’une douleur solennelle et lugubre, déjà largement exprimée dans la marche funèbre de l’Eroica. »130

On comprend que le public de l’époque ait pu être dérouté à l’écoute d’une telle œuvre et notamment de ses deux vastes premiers mouvements : bien que de forme sonate, l’Allegro initial bouscule les schémas établis avec son gigantesque développement en cinq épisodes assortis d’une section fuguée ; presque aussi long et plus complexe encore, l’Allegretto vivace e sempre scherzando « tient du scherzo quant à son caractère, mais non en ses dimensions (quatre cent soixante-dix mesures). La structure, il est vrai, en est ambiguë et difficile à cerner exactement, dominée qu’elle est par l’omniprésence d’une formule rythmique constituée par une seule note répétée quinze fois. »131  L’auditeur moyen se retrouve un peu plus en territoire connu avec les deux derniers mouvements : le magnifique Adagio molto e mesto en fa mineur, avec sa sublime et triste complainte qui va droit au cœur, est en forme sonate et respecte une coupe nettement plus simple ; et on enchaîne sur l’Allegro conclusif qui se nourrit principalement du fameux « thème russe » fourni, paraît-il, par le dédicataire, un thème de chant traditionnel qui, hormis l’intervention d’un second thème plus pondéré et expressif, va être repris sans répit et projeté d’un instrument à l’autre, en imitations, et dans tous les registres.

LudwigVan Beethoven, Opus 59 no 1 en fa majeur, I. Allegro, par le Hagen Quartet.

 

LudwigVan Beethoven, Opus 59 no 1 en fa majeur, II. Allegretto vivace e sempre scherzando, par le Bartók Quartet.

Souvent jugé inférieur au précédent, le huitième quatuor (Opus 59 no 2 en mi mineur) suscite néanmoins la plus forte adhésion, en partie par ses vertus mélodiques, mais surtout par le profond lyrisme de ses deux premiers mouvements et par l’attrait rythmique des deux derniers. Comment pourrait-on être indifférent en effet à l’anxiété poignante qui s’exprime dans l’Allegro initial, avec ses cris aigus d’une âme souffrante ? Ce premier mouvement, en outre, « est presque unique dans la production de Beethoven. Celui-ci y préserve la cohésion, l’économie du discours plus subtilement que jamais. D’une intériorité faite de paix et de sérénité [à jouer « avec beaucoup de recueillement », précise Beethoven], le Molto adagio en mi majeur fut inspiré, selon Czerny, « par la contemplation d’un ciel étoilé et la pensée de l’harmonie des sphères ». Il est en forme sonate, reposant sur un lent choral hymnique auquel les différents instruments ajoutent arabesques mélodiques et contrepoints décoratifs. L’Allegretto qui suit, à peine un scherzo, adopte [avec le plus grand bonheur] une démarche rythmiquement boiteuse ; son trio en mi majeur introduit le motif folklorique russe demandé (thème utilisé par Rimski-Korsakov dans La Fiancée du tsar et par Moussorgski qui l’associe, dans Boris Godounov, aux cloches du Kremlin). Dans le finale Presto triomphe une frénésie qui évoque celle de la future septième symphonie. »132 À l’écoute du troisième mouvement, on fera sans doute la fine bouche devant un trio dont l’écriture n’est pas des plus inspirées, mais, pour le reste, les deux derniers mouvements, par leur forte caractérisation rythmique et dynamique, s’inscrivent immédiatement et durablement dans la mémoire.

Ludwig van Beethoven, Quatuor pus 59 no 2 en mi mineur, I. Allegro, par Quatuor Ysaye, enregistremen en public de 2010.

 

Ludwig van Beethoven, Quatuor opus 59 no 2 en mi mineur, II. Adagio molto par Quatuor Ysaye, enregistremen en public de 2010.

Seul des trois quatuors « Razumowsky » à ne comporter aucun thème russe explicite, le neuvième quatuor (opus 59 no 3 en ut majeur), parfois qualifié de « Quatuor héroïque », fut aussi le seul à être relativement bien reçu par la critique qui loua « son individualité, sa force mélodique et harmonique ». Faut-il en déduire que les auditeurs de l‘époque furent rassurés par la tonalité choisie, ou simplement plus réceptifs face à un quatuor qui apparaît comme le plus extraverti des trois, ou encore amadoués par la présence d’un Menuetto presque « classique », qui plus est marqué grazioso ? Ils avaient pourtant de quoi être intrigués par l’étonnante introduction lente de ce quatuor, plongée mystérieuse dans l’atonalité, mais il est vrai que Mozart avait ouvert la voie dans son Quatuor K 465 « Les Dissonances ». Ils auraient pu tout autant être déstabilisés par le caractère révolutionnaire de ses nombreuses innovations : « une particulière sensibilité au timbre, une formidable libération des champs harmoniques, des rythmes, un temps « symphonique » conçu par grandioses étapes. »133  Car cet autre fleuron de l’opus 59 est, d’un bout à l’autre, une œuvre forte. Ceci vaut bien sûr pour l’admirable Andante qui constitue le coeur de l’œuvre, un mouvement plein de coins ombrageux dans lequel on se croirait transporté en territoire schubertien. Et, même si quelques grands experts, comme Vincent d’Indy, ont pu se montrer très critiques à l’égard de l’écriture fuguée du finale, on ne peut ici que se rallier à la vision d’André Boucourechliev : « Ecoutez cette matière sonore, portée à l’incandescence par la vitesse, bouillonner et transformer ses couleurs, passer d’un état lumineux à celui d’un flot trouble, s’obscurcir complètement, de nouveau s’éclairer, puis s’envoler en fumée… Rythmes de timbres, d’épaisseurs, de trajectoires sonores sillonnant un immense registre, tout autant que rapports harmoniques : la substance musicale de cette fugue est un contrepoint de qualités de temps. »134  Sans doute n’est-il pas indifférent de se rappeler aussi que c’est en marge d’une des esquisses de ce finale que Beethoven avait noté :

« De même que tu te jettes ici dans le tourbillon mondain, de même tu peux écrire des œuvres en dépit de toutes les entraves qu’impose la société. Ne garde plus le secret de ta surdité, même dans ton art »…

Ludwig van Beethoven, Quatuor Opus 59 no 3 en ut majeur, II. Andante, par le Tokyo String Quartet?

 

Ludwig van Beethoven, Quatuor Opus 59 no 3 en ut majeur, IV. Allegro molto, par Quatuor Ebène (2018).

 

plumeMichel Rusquet
19 octobre 2019

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Notes

130.Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (238), décembre 1999.

131. Tranchefort François-René,Guide de la musique de chambre, Fayard, Paris 1998, p. 85.

132. Szersnovicz Patrick, op. cit.

133. Ibid.

134. Boucourechliev André, op. cit., p. 38.

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