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15 novembre 2018 –– FrédéricNorac.

Le grand théâtre de la musi-que de Stockhausen : Donnerstag aus Licht à l'Opéra-Comique

Karlheinz Stockhausen, Donnerstag aus Licht. Paris, Opéra-Comique. Photographie © Vincent Pontet.

Créé à la Scala de Milan en 1981, Jeudi de Lumière, est le premier volet d'un grand cycle en sept journées — près de 29 heures de musique ! — dans lequel Stockhausen met en scène rien moins que la lutte du Bien et du Mal, à travers trois personnages, Michael (archange venu sur terre afin de vivre le destin des hommes), Eva, figure de l'Idéal féminin, et Lucifer (L'ange révolté, « le porteur de lumière ») et son avatar Satan. Chacun de ces trois personnages est incarné à la fois par un chanteur, un instrumentiste (la trompette pour Michael, le cor de basset pour Eva et le trombone pour Lucifer) et un danseur.

Dans la première partie, « L'enfance de Michael, l'opéra se double d'une dimension autobiographique où le mélodramatique se mêle à la nostalgie, le terrible à la tendresse, la souffrance à l'émerveillement. Eva est ici la mère qui transmet l'amour de la musique, tandis que le père, soldat et chasseur, nommé Luziman, semble lui aussi un avatar des forces du mal.

Karlheinz Stockhausen, Donnerstag aus Licht. Paris, Opéra-Comique, Maxime Morel (tuba), Henri Deléger (Michael trompette). Photographie © Stéfan Brion.

Ce qui fascine dans l'œuvre de Stockhausen, c'est l'intégration des éléments — chant, danse, musique — d'où nait le théâtre. Sa conception du Gesamtkunstwerk (l'œuvre d'art totale) va plus loin que celle de Wagner car elle abolit les frontières entre les genres et les arts, les met sur le même plan et fait passer d'une forme d'expression à l'autre la continuité de son discours. La seconde partie — « Le voyage de Michael autour de la terre » — est une sorte de concerto grosso théâtralisé où la trompette (l'extraordinaire Henri Deléger) s'affronte aux autres instruments à vent, dans des duels qui figurent les épreuves que Michael doit traverser avant de retrouver Eva, entrevue dans l'enfance — le cor de basset d'Iris Zerdoud — et de danser avec elle un duo amoureux d'une sensualité sonore éblouissante, moqué par un brillant duo de clarinettes, les hirondelles-clowns. La façon dont cette longue séquence de 50 minutes, essentiellement basée sur les vents et les percussions avec un usage non conventionnel des cordes, pleine d'invention, de lyrisme et d'humour, évoque subtilement les villes traversées et toute la musique du 20e siècle jusqu'au jazz, est une jubilation de tous les instants. La séquence « africaine » où le trompettiste terrasse le tubiste, qui lentement s'affaisse pour mourir comme un gros animal blessé est absolument inoubliable.

L'opéra s'achève sur une longue séquence d'une heure vingt en deux parties (« Festival » et « Vision ») où triomphe le registre mystique, dans une fabuleuse polyphonie qui englobe le spectateur au milieu des chœurs invisibles répartis dans l'ensemble de la salle. C'est le moment où Michael revient à son origine céleste et que célèbrent Eva et ses multiples incarnations. La fête est interrompue par une vieille dame sortie de la salle qui veut renvoyer tout le public chez lui et par un numéro de claquettes amplifiées époustouflant du tromboniste qui incarne Lucifer. Suit une sorte de coda déclamatoire où Michael révèle le sens de l'œuvre dans une grande récapitulation que concrétisent des images vidéo de toute beauté.

Karlheinz Stockhausen, Donnerstag aus Licht. Paris, Opéra-Comique, Mathieu Adam (Luzifer trombone), Emmanuelle Grach (Michael danseur), Jamil Attar (Lucifer danseur). Photographie © Stéfan Brion.

Il faut saluer le travail accompli par les deux maîtres d'œuvre de ce spectacle exceptionnel : le chef Maxime Pascal qui fédère les forces de son ensemble Le Balcon, du jeune chœur de Paris, de l'orchestre à cordes du Conservatoire à rayonnement régional de Paris et de l'orchestre Impromptu dans une réalisation d'une absolue fidélité à la partition, bien secondé par le travail de projection sonore de Florent Derex ; Benjamin Lazar dont la mise en scène où rien, pas même l'éblouissante séquence de jeux laser, ne paraît superflu et qui parvient à concilier sobriété et profusion, donnant une parfaite lisibilité à cette œuvre complexe, remarquablement secondé par le travail chorégraphique et gestuel d'Emmanuelle Grach et la vidéo de Yann Chapotel. Évidemment les solistes se révèlent extraordinaires et mériteraient tous d'être cités, mais qu'ils nous pardonnent de nous limiter à quelques-uns : le baryton-basse Damien Pass dans le double rôle du père et de Lucifer dont le grand monologue de la troisième partie retransmis en vidéo est l'équivalent d'un grand air de bravoure ; Safir Behloul dont la subtilité dans la dernière apparition de Michael donne toute sa dimension au message mystique de l'archange, mais aussi la mère de Léa Trommenschlager et le premier Michael de Damien Bigourdan dont les personnalités s'accordent parfaitement au registre humain de la première partie.

Salué par une salle enthousiaste, le spectacle ne s'achève pas vraiment avec le salut, car le spectateur est accompagné à sa sortie comme il l'avait été à son arrivée par les cuivres de l'ensemble Le Balcon qui le saluent du balcon de la Salle Favart, lui offrant un petit moment transitoire pour sortir tout à fait de cette œuvre-monde au pouvoir hypnotique.

Karlheinz Stockhausen, Donnerstag aus Licht. Paris, Opéra-Comique, Damien Pass (Lucifer basse), Damien Bigourdan (Michael ténor). Photographie © Stéfan Brion.

Vous l'aurez compris, il faut courir à l’Opéra-Comique voir Donnerstag aus Licht. D’abord, parce que ces trois représentations constituent, sauf erreur, la toute première production scénique intégrale d'un opéra de Stockhausen en France et que peut-être cette occasion ne se représentera pas de si tôt. Ensuite, parce que l'intelligence de la mise en scène et la qualité des interprètes vous convaincra, si vous en doutiez, que le compositeur est un des génies de la musique du vingtième siècle. Enfin, parce qu'au sortir de cette aventure de quatre heures trente, vous n'aurez qu'une seule envie : réentendre et « revoir » cette musique, vous replonger dans ce bain sonore et visuel qui est à l'art contemporain ce que la Tétralogie est à celui du dix-neuvième siècle : une somme et un vecteur de régénérescence dans sa liberté créatrice.

Prochaines représentations les 17 et 19 novembre.
Reprise de la partie « Le voyage de Michael autour du monde » le 11 janvier et de l'intégrale en version adaptée au Royal Albert Hall de Londres les 21 et 22 mai.

L'Ensemble Le Balcon et les mêmes interprètes donneront une version intégrale de Samstag aus Licht, le 28 juin à la Philharmonie de Paris

Frédéric Norac
15 novembre 2018

 

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