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Dijon, Auditorium, 5 février 2017, par Eusebius ——

Frustré, par Isabelle Faust et Andreas Staier, malgré leurs extraordi- naires qualités

Isabelle Faust. Photographie © Felix Broede.

Tout semblait réuni pour un très beau programme confié à deux des plus grands interprètes, partenaires réguliers, qui affectionnent également les œuvres qu'ils nous offrent. La fantaisie en fa♯mineur, Wq 80, est la dernière d'une série de 10 œuvres pour clavier obligé et violon ad libitum de Carl Philipp Emanuel Bach (1787). Fantasque, tant au plan harmonique qu'au plan rythmique, toujours surprenante, virtuose, c'est une œuvre magnifique. Le jeu de chacun n'appellerait que des éloges si l'équilibre n'était rompu à ce point : certes la partition est écrite avant tout pour le piano-forte et peut se passer de la partie de violon, mais à partir du moment où le choix est fait de jouer ensemble, il paraît normal de laisser chacun s'exprimer. Or le grand piano de concert1, admirable pour un répertoire très postérieur, ne convient absolument pas : beaucoup trop sonore, et de couleurs plus proches d'un piano moderne que de celles du piano-forte de Carl Philipp Emanuel, grêles, métalliques, avec une faible résonance. Dommage. N'aurait-il pas mieux valu se passer tout simplement du violon ?

À un moindre degré, l'observation vaut également pour l'ultime sonate pour violon et piano de Beethoven.  La  dixième sonate en sol majeur, opus 96, écrite en 1812, de forme très classique, est un moment de bonheur, tendre, passionné. Après l'allegro initial, l'adagio très lyrique, enchaîné au scherzo bondissant, le poco allegretto final, rondo aux complexes variations sont la marque d'un grand Beethoven.  Un piano-forte contemporain aurait autorisé une restitution plus juste pour chacun des partenaires. En aucun cas Isabelle Faust ne pouvait rivaliser avec ce monstre. Ne pouvait-on baisser, voire fermer le couvercle ?

Le XIXe siècle, comme la première moitié du XXe siècle, fut celui des transcriptions. L'extraordinaire essor du marché de l'édition musicale était tel qu'une armée de transcripteurs, au service du commerce de musique, réalisait les plus invraisemblables combinaisons. Parfois le compositeur était invité par son éditeur à le faire lorsque l'idée ne lui en était pas venue.  Cette littérature n'est pas dépourvue d'intérêt et commence à nous valoir d'intéressantes découvertes. Mais enfin, ce ne sont que des pis-aller, des ersatz, au mieux des curiosités. Que la littérature pour cornet à pistons s'enrichisse de transcriptions nombreuses paraît justifié par la naissance tardive de l'instrument et la pauvreté de son répertoire original. Mais qu'une violoniste et son partenaire, dont on connaît le goût, la curiosité et l'exigence, choisissent de nous imposer des transcriptions alors que leur littérature est pléthorique et regorge d'œuvres qui méritent la redécouverte, voilà qui laisse perplexe.

Andreas Staier. Photographie © Josef Molina.

La fantaisie pour violon et orchestre en ut majeur, opus 131, de Schumann, exactement contemporaine du concerto que nous donnait récemment David Grimal, est une œuvre très tardive, parmi les dernières (1853). Joachim en est le dédicataire, même s'il ne les joua pas. La partition fut réduite pour piano dès la création2.  Le piano sonne enfin comme il doit, piano-orchestre, riche, puissant, voire autoritaire, tout en se montrant extrêmement lyrique et poétique sous les doigts d'Andreas Staier. Le violon, virtuose à souhait, accumule les démonstrations techniques, mais l'œuvre manque de souffle, même si  de nombreux passages sont bienvenus.

Brahms, comme il était d'usage très répandu, réalisa une version pour violon et piano des deux sonates pour clarinette. On possède l'édition première, pour clarinette, annotée de sa main, avec les corrections rendues nécessaires par le changement d'instrument. La partie de piano est la plus altérée. Simrock l'édita en 1963. L'intérêt est anecdotique. Du reste l'édition monumentale des œuvres de Brahms ne retint pas cette transcription. C'est cependant le choix qu'ont fait les interprètes de nous offrir cette version de la deuxième sonate de l'opus 120, que l'on connaît davantage transcrite pour alto, ce qu'avait expressément indiqué Brahms. Jamais le piano n'a été plus beau, comme si l'instrument écouté il y a deux ans avait gagné en plénitude et le pianiste en maturité. Le violon n'est pas en reste, mais comment exprimer la déception ressentie lorsqu'on a le timbre de la clarinette (ou de l'alto) dans l'oreille. Les graves sont évidemment limités, dans la tessiture et dans l'intensité…  Les musiciens sont heureux, le public ne l'est pas moins, mais on reste sur sa faim.

Comme si ma diatribe des arrangements n'avait pas trouvé suffisamment matière à tempêter, le bis sera… une transcription d'une romance sans paroles de Mendelssohn. Pourquoi les interprètes gaspillent-ils leur talent ?3

Eusebius
5 février 2017
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1. Le grand Blüthner de 1854 nous rappelle qu'Andreas Steier l'avait utilisé pour un récital offert  au Grand Théâtre avec Lorenzo Coppola (le 8 avril 2015). Ils avaient donné, entre autres, les deux sonates pour clarinette et piano de Brahms. J'écrivais alors « banni le jeu massif, lourd  et emphatique qu'adoptent tant d'interprètes, c'est la modernité brahmsienne avec sa poésie élégiaque, sa fébrilité, sa vigueur mais aussi sa tendresse et son dépouillement. ». L'enregistrement qu'ils avaient réalisé venait de sortir chez Harmonia Mundi.

2. La BNF possède le manuscrit autographe où sont indiqués en allemand « réduction pour le piano, pour la direction » [Dirigirstimme], où les entrées des solistes de l'orchestre ou des pupitres sont clairement signalées. L'intention n'était donc pas de transformer l'œuvre symphonique en musique de chambre. Ensuite, les éditeurs firent réaliser diverses réductions, signées des grands noms du moment.

Ils jouent ce soir le même programme au Wigmore Hall de Londres. Demain, ce sera à Gmunden, en Autriche.  Avec quel piano ?

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