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« Qu'au loin s'enfuient les songes, et les fantômes de la nuit… »4 Curlew River, de Benjamin Britten

Dijon, Opéra, Grand-Théâtre, 26 avril 2016, par Eusebius ——

Curlew River à l'Opéra de Dijon. Photographie © Opéra de Dijon, Gilles Abbeg.

 

Œuvre nocturne, dont la source se perd dans la nuit des temps, qui s'achève par la montée de la lune1, œuvre douloureuse, même si le message final est d'espoir, Curlew River est une étrange parabole, délibérément catholique dans son enseignement, dont le sujet aurait pu figurer dans la Légende dorée. C'est le drame d'une mère rendue folle par la disparition de son enfant, partie à sa recherche, et qui en découvre la fin tragique, révélée par le Passeur qui conduit des pèlerins sur sa tombe, source de miracles puisqu'il est mort en chantant « Kyrie eleison ». L'Esprit de l'enfant, qui se fera entendre après la prière, rend la raison à sa mère en lui promettant de la retrouver dans l'au-delà.

C'est la transposition par un librettiste talentueux, William Plomer, d'une pièce du répertoire nô, qui avait subjugué Britten2, illustrée par une musique à nulle autre pareille, au croisement de toutes les inspirations : Médiévale par le choral ambrosien qui introduit et clôt la représentation, par sa modalité, par son caractère de mystère à destination édificatrice, japonaise par son instrumentarium et certains traits de son écriture, par l'association de tel ou tel instrument à chacun des protagonistes, par son ascèse, son rituel et sa relation au temps, résolument moderne, enfin par son audace et son caractère novateur. On y retrouve la plupart des thèmes chers à Britten : l'innocence, la singularité, le rejet, la souffrance et la pitié, une société masculine, et la foi du charbonnier qui se veut missionnaire.

L'œuvre est située aux aurores du Moyen-âge, dans un lieu mal défini, en Angleterre. Britten l'a écrite pour être jouée dans une église, sans chef, malgré les sept instrumentistes, les quatre solistes, le chœur de huit hommes et la voix d'enfant. La mise scène de Guillaume Vincent3 élargit la dimension proprement missionnaire à une vision universelle et lui donne une référence très contemporaine.

Les moines, conduits par un Abbé, vont offrir le spectacle aux fidèles, en donnant vie aux personnages, mais au lieu des pèlerins, qui passent du royaume de l'Ouest à celui de l'Est en franchissant la Rivière avec l'aide du Passeur, nous trouvons des réfugiés, des migrants, de toutes origines. Ce serait bienvenu si cette mutation n'était oublieuse du fait que la Folle, seule, moquée par tous, porte toute la souffrance. Le ternaire (à la symbolique très chrétienne) gouverne l'ensemble : la parabole est écrite d'un seul tenant, encadrée par un prologue et un épilogue, confiés aux moines, sur le chant ambrosien Te lucis ante terminum4. Sa construction, parfaitement équilibrée, en trois lieux, qui sont autant d'actes, marque la progression : la rive occidentale, le passage de la rivière, la rive orientale. Point culminant lorsque le Passeur s'efforce de consoler la Folle en la conduisant sur la tombe, lorsque tous deux chantent et que l'esprit de l'enfant leur répond « Va en paix, ma mère, les morts se relèveront et en ce jour béni, nous nous retrouverons au ciel », consolation dans l'espérance de la résurrection. L'église, où doit être donnée la parabole, est le lieu orienté par excellence. Cette dimension semble délibérément oubliée. Les moines apparaissent en fond de scène, les pèlerins-migrants se déplacent d'est en ouest pour gagner l'espace-bateau, côté jardin, et ne le quitter qu'au terme de la traversée, la mobilité de la navigation étant remarquablement suggérée par le compositeur. Auparavant, la Folle traverse la salle pour atteindre la scène côté cour. Le tumulus est en fond de scène. N'y avait-il moyen, sans tomber dans une schématisation stérile, de conserver cette référence ? Quelques redondances, aussi. Était-il besoin de figurer l'abandon et la mort du garçon en fond de scène ? La narration et la musique n'étaient-elles pas suffisantes, d'autant qu'il y a surtitrage en français ? Qu'apportent les évolutions d'un enfant faisant la roue avec agilité ? La rivière aux courlis… Le courlis, le corbeau charognard, le goéland sont cités « Oiseaux du marécage (…) oiseaux sauvages, je ne puis comprendre votre cri » chante la folle et répètent les autres personnages. Les oiseaux, messagers ou présages sont présents, à propos, avec discrétion : un, parfois deux, rapaces nocturnes traversent la scène de leur vol lent et silencieux. Que de richesses, que de références auxquelles renvoie le livret !5

La scène s'étend au proscenium, la fosse d'orchestre réduite à un trou béant proportionné à l'effectif de l'ensemble instrumental. Des blocs sombres constituent un sol incertain, sur lequel les déplacements sont rares, lents, pénibles ou dangereux. Point de décor, au sens strict, sinon les restes d'un pylône effondré, une butte de terre en arrière- plan, qui se révélera être la tombe de l'enfant, abandonné malade par son ravisseur païen. Peu d'accessoires aussi. De beaux éclairages suffiront avec quelques rideaux modelant l'espace pour nous entraîner dans cet univers glauque, désespéré, humide et froid. La direction d'acteur, très sobre, mesurée, répond pleinement à l'esprit de l'ouvrage : jamais d'emphase ni de pathos.

La Folle (James Oxley) monte dans le bateau du Passeur. Photographie © Opéra de Dijon, Gilles Abbeg.

Le langage musical, singulier et fort, par-delà l'impression première d'une absence d'organisation, se révèle d'une élaboration originale6: le chant ambrosien en est la source et l'aboutissement. C'est l'interaction des parties qui constitue le moteur et le fil conducteur de la progression et du discours. Chaque caractère est associé à un intervalle ou groupe d'intervalles, générateurs de couleurs harmoniques changeantes au gré des associations. La Folle, le Passeur, l'Abbé, ont chacun leur instrument (flûte, cor, orgue) qui introduit leur chant et dialogue avec lui. Malgré son originalité forte, ce langage emporte vite l'adhésion de l'auditeur, y compris du néophyte étranger à l'univers de Britten. La langue est dépouillée, claire, acérée, et excelle à traduire la narration et les couleurs psychologiques des personnages et de leurs relations.

La Folle, et l'enfant mort. Photographie © Opéra de Dijon, Gilles Abegg.

L'ensemble instrumental, invisible dans une partie centrale de la fosse, est dirigé par Nicolas Chesneau7, dont on ne voit que la tête et les mains. Dès le plain-chant confié au chœur, on est sensible au modelé, à la qualité d'intonation et au soutien. Ces qualités se confirmeront tout au long de l'ouvrage. Le rôle central, celui de la Folle, est confié à James Oxley, extraordinaire ténor, à la voix sonore, qui se joue des difficultés techniques considérables de la partition. De la récitation recto-tono aux vocalises contorsionnées dans l'extrême aigu, tout semble aisé, naturel. Il donne à son personnage une réalité étonnante, qui nous émeut malgré le travestissement : habillé d'une robe longue, chauve. Le personnage du Passeur, puissant, autoritaire, est chanté par Benjamin Bevan, remarquable baryton, à la voix sonore, bien timbrée dont l'articulation est exemplaire. Le Voyageur, personnage énigmatique (on ne sait rien de lui, ni d'où il vient, ni le but qu'il poursuit) est très bien traduit par Johnny Herford, dont on se souvient du Kuligin (Katia Kabanova) donné à l'Auditorium l'an passé. Quant à Vincent Pavesi, l'Abbé, rien ne permet de deviner ses origines non-anglophones tant il excelle dans son rôle : la voix est conduite avec distinction et se confond si besoin est avec celle de ses moines. Les huit hommes, membres du chœur de l'Opéra, se signalent par leur parfaite cohésion, par la qualité de leur chant, monodique ou polyphonique. Une mention particulière pour les enfants : l'Esprit du garçon est chanté depuis la coulisse (dommage !) avec une fraîcheur désaltérante, au terme ce drame poignant ; ses amis de la Maîtrise contribuent à ce climat lumineux dans lequel s'achève l'ouvrage.

Eusebius
27 avril 2016

1. « La lune s'est levée, et la brise souffle. La rivière aux courlis coule vers la mer. Voici la nuit et l'heure de prier » (l'abbé et le chœur).

2. Sumidagawa [la rivière Sumida], de Juro Motomasa (1395-1431), que Britten découvrit au cours d'une tournée au Japon, en 1956.

3. Guillaume Vincent a travaillé au côté d'Olivier Py, qui réalisa une mémorable Curlew River à Lyon, en 2008.

4. dont les intervalles et la modalité généreront, pour partie, la langue musicale de l'œuvre. L'hymne fut illustré par Tallis, entre autres. Britten reprendra la formule pour ses deux paraboles suivantes : Salus aeterna encadre The Burning Fiery Furnace, Jam lucis orto sidere joue le même rôle pour The Prodigal Son. Le titre de cet article est emprunté à ce Te lucis ante terminum.

5. L'orientation (Ouest-Est), de la mort à la résurrection, de l'obscurité à la lumière; la rivière, Acheron ou Styx, qu'un passeur, sorte de chamane, fait franchir moyennant obole (Caron est fils de la nuit), on pense aussi au merveilleux film de Theo Angelopoulos, Le pas suspendu de la cigogne ; le voyageur, si familier aux musiciens, de Schubert à Wagner ; la mère qui sombre dans la folie après la perte de son enfant, comme celle de Maupassant…

6. Le lecteur curieux se reportera avec bonheur à deux articles particulièrement pertinents, et complémentaires : 1. L'analyse publiée dans le programme de la production dirigée par Christopher Hossfeld (Yale University School, 25 janvier 2004) ; 2. Celle d'Alain Féron, reproduite dans le programme publié par l'Opéra de Dijon à l'occasion de la production dont il est rendu compte.

7. Nicolas Chesneau s'est familiarisé à Britten avec un Viol de Lucrèce. On se souvient ici de son spectacle adapté d'Orphée aux Enfers.

 

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