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Opéra de Dijon : L'Orfeo, ou la nature a horreur d'Ovide

Orfeo Opéra de Dijon, Orfeo. Photographie © Gilles Abegg.

Dijon, Opéra, Auditorium, 2 octobre 2016, par Eusebius ——

Qui connait l'Achéron ? Certes le latin est une langue deux fois morte et la culture classique relève maintenant de la singularité. Est-ce suffisant pour justifier une transposition de l'Orfeo de Monteverdi dans la chambre d'un Chelsea Hotel, aux beaux jours du Velvet Underground (souvenez-vous du groupe américain de rock ! l'album à la banane)1 ? L'idée n'est pas neuve, mais relève d'une certaine audace : il est vrai que, dès 1926, Cocteau nous offrait son poète, Orphée, captant les messages de l'au-delà de la bouche de son cheval2 Anouilh (en 1941) fait d'Orphée un musicien ambulant, qui s'éprend d'une comédienne, en l'idéalisant. Un buffet de gare est le théâtre de leur première rencontre. Ici, la scène s'ouvre sur un vaste loft, un grand lit, côté jardin, une banquette et des sièges au centre,  trois hautes fenêtres, occultées par des volets côté cour, avec, en fond de scène une salle de bains ouverte. Trois jeunes hommes y font leur toilette, s'y baignent, ensemble, pour s'habiller ensuite. Le plateau se peuple progressivement alors que trois mafiosi pommadés, gominés vont arpenter la salle3, d'où ils reviennent avec une fille (de joie ?), éméchée, une bouteille à la main. Un impresario, possible souteneur, peignoir de soie, fumant un énorme cigare, salue le public. Le spectacle peut commencer. Un ami me souffle : « enterrement de vie de garçon dans un club échangiste ». Ne nous sommes-nous pas trompés de salle, ou de date ?

OrfeoOpéra de Dijon, Orfeo. Photographie © Gilles Abegg.

Yves Lenoir, dont on a déjà apprécié le talent, signe ici sa première grande mise en scène. Son approche, décapante, est centrée à la fois sur le personnage central d'Orphée, le seul dont la psychologie évolue au fil de l'action, et sur un retour aux sources du mythe. Foin d'Ovide et du décor champêtre de convention, l'histoire du héros est rude, violente. Orfeo est traversé par toutes les passions humaines, c'est l'archétype de l'artiste créateur. Pourquoi pas un chanteur pop des années 70, dans son environnement où la drogue et l'alcool sont la norme, et où les filles, émancipées ou vénales,  abondent ? Pari un peu fou, Orphée dé-lyre entouré de ses fans4. Les deux premiers actes, tels que Striggio nous les offre, nimbés de la promesse du bonheur,  dans leur cadre agreste, bucolique, d'une joie juvénile, faite de fraîcheur, de candeur ne sont plus opposés aux des deux suivants, avec l'horreur de la descente aux enfers, comme la seconde mort d'Euridice, mais en constituent les prémices. Caron, qui sera endormi à la seringue (!) est une belle fripouille. Pluton et Proserpine ne valent pas davantage. Seule la figure paternelle d'Apollon nous réconcilie avec les clichés traditionnels.

Toutes les préventions tombent dès les premières scènes : la lecture renouvelée, intelligente, fouillée, donne une vie singulière à l'ouvrage, servi idéalement par de magnifiques interprètes5.

OrfeoOpéra de Dijon, Orfeo. Photographie © Gilles Abegg.

Seul personnage à traverser l'opéra, avec un rôle extrêmement lourd, l'Orfeo de Marc Mauillon nous impressionne et nous émeut.  On connaissait le chanteur curieux de tous les répertoires dont la carrière se construit principalement sur le baroque, on ne pouvait imaginer le comédien, dont le corps se modèle à toutes les situations, rendant crédible cet emploi de pop-star. Le naturel force l'admiration.  Le chant est magique, qui nous fait oublier le contexte visuel, l'émotion est là, servie par une voix stupéfiante d'aisance, de projection toujours intelligible. Emmanuelle de Negri, La Musica, rôle allégorique, met tout son talent au service de son double visage : elle charme les mortels et « rend ainsi l'harmonie sonore de la lyre céleste ».  Par sa voix, les stances perdent leur caractère quelque peu formel pour porter un message de vie. La Messagère d' Eva Zaïcik porte une émotion vraie, et même lorsqu'on connaît par cœur son récit, la manière dont elle nous le livre nous bouleverse. L'Apollon campé par Tomas Kral, puissant et chaleureux, permet à l'ouvrage de s'achever sur une réussite parfaite. Les bergers et les esprits mériteraient individuellement des éloges distincts. Impossible de citer chacune et chacun. Le choeur, constitué pour la circonstance, est remarquable par son homogénéité, par le style de son chant, propre à satisfaire les puristes. Ils participent, avec une grande aisance, aux chorégraphies animées par trois remarquables danseurs.

OrfeoOpéra de Dijon, Orfeo. Photographie © Gilles Abegg.

L'orchestre sonne magnifiquement, dès la toccata d'ouverture, pour laquelle les trombones jouent d'une loge d'avant-scène, tribune ou loggia. Ductile, toujours allant, il sert avec humilité le chant, qu'il s'agisse de récitatifs ou d'airs, et déploie ses couleurs dans les nombreux passages instrumentaux, ritournelles, danses, lamenti. Les seules réserves — mineures — ont trait à la dynamique et à l'articulation que l'on attendait plus véhémente dès l'acte III. La régale, nasale, semble sous-dimensionnée pour la vaste nef de l'auditorium. Vétilles que tout cela. La direction d'Étienne Meyer impose les bons tempi, les équilibres, toujours attentive à la voix, et ses « Traversées baroques » nous régalent.

Le public, conquis malgré l'écueil que constituait l'audace de cette traduction, ovationne longuement les artistes. Une production exceptionnelle dont on gardera le souvenir6

Eusebius
3 octobre 2016

1. Une exposition à la Philharmonie s'est tenue récemment, qui célébrait le 50e anniversaire du fameux « album à la banane » en proposant une plongée dans l'histoire et l'héritage du groupe The Velvet Underground. 

2. Madame Eurydice rentrera des enfers…(MERDE) dira l'oracle à Orphée par la bouche de son cheval…, après une mémorable scène de ménage où Eurydice trouve la mort. « Vous connaissez le mythe : Orphée, le grand poète de Thrace, passait pour dompter les fauves. Or, il venait de réussir quelque chose de beaucoup plus difficile : il venait de charmer une jeune fille, Eurydice, de l'arracher au mauvais milieu des Bacchantes. La reine des Bacchantes, furieuse, empoisonna la jeune femme. Orphée obtint d'aller la chercher aux Enfers, mais le pacte lui interdisait de se retourner vers elle ; s'il se retournait, il la perdait pour toujours. Il se retourna. Les Bacchantes l'assaillirent et le décapitèrent, et, décapité, sa tête appelait encore Eurydice (…)  J'y ai ajouté quelques personnages… » (Jean Cocteau, Autour d'Orphée et d'Œdip, conférence-lecture du 7 décembre 1927, sténographie publiée dans « Conferencia » du 5 janvier 1928.)

3. Ils seront les solistes de la belle chorégraphie d'Émilie Bregougnon, puis les porte-flingues de Pluton.

4. Le chœur statique et commentateur de Monteverdi, trouve ici l'occasion de prendre vie, dans une ambiance nonchalante où la tabagie est de règle, où l'on flirte et se caresse, où l'on danse.

5. Un autre voisin, cacochyme, venu pour réviser sa mythologie, me confie maintenant : « On a tatoué la Vénus de Botticelli en camionneur pour faire moderne. »  Il sera un des rares spectateurs à compter ses applaudissements. « Il serait triste (…) de brûler Ovide, Homère, Hésiode, et toutes nos belles tapisseries, et nos tableaux et nos opéras : beaucoup de fables, après tout, sont plus philosophiques que ces messieurs [les jansénistes] ne sont philosophes. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Fable »).

6. Une prise a été réalisée, que l'on devrait retrouver prochainement sur une chaîne musicale.

 

Eusebius, eusebius@musicologie.org, ses derniers articles : Elisso Virsaladze, magicienne du piano à la maison de la musique de PortoStokowski et Schönberg transcripteurs : l'Orchestre symphonique de Porto sous la direction de Brad LubmanSacrée musique que cette musique sacrée !1 : La Petite messe solennelle de RossiniCommémorations de 2017, il n'y a pas que Monteverdi…Les oubliés du Grand siècle, avec Les MeslangesL'opéra autrement, avec Rigoletto à SanxayPlus sur Eusebius.

 

 

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