musicologie
Paris, Salle Cortot, 15 octobre 2016, Jean-Marc Warszawski ——

Le pianiste Jean Muller dans l'escalier du diable Salle Cortot

Jean Muller. Photographie © Musicologie.org.

Ce n'est pas la grande foule des dimanches Salle Cortot, qu'on dit parfois belle alors qu'elle n'est que curieuse. Mais ce n'est pas un nombre ridicule, les gradins sont tout de même bien garnis sous le poids d'une moyenne d'âge fort respectable.

Jean-Muller est un grand gaillard, moins satanique que voudraient le montrer les photos de promotion. De toute manière, il vient du civilisé Luxembourg, pas des profondes forêts du Balkan.

Ça part très fort avec la première sonate de Brahms, en do majeur pour faire simple et premier opus, composée en 1853. Après avoir été tapeur  à gages dans les brasseries de Hamburg et d'ailleurs, Brahms est à Düsseldorf, chez les Schumann. Il est peut-être déjà amoureux de Clara. Certainement, ça foudre ces coups-là.  Évidemment, la sonate frappe dès le premier accord, le public est réveillé, le piano sur ses gardes. On est prévenu, Jean-Muller ne fait pas dans la demi-mesure, ses forte sont forts, très forts, mais le second thème au beau cantabile amoureux avec les yeux nous fait toucher du doigt les revirements émotionnels dont on dit en avoir toute une palette.

Ce premier opus d'un jeune homme de 20 ans issu des quartiers a provoqué des moues un peu méprisantes : en voilà une œuvre peu géniale et mal boutonnée.  Mais Jean Muller en fait une piste d'une étonnante démonstration de ses capacités digitales, dont les doigts disent l'amour, non pas pour Clara, mais pour les choses rapides, compliquées, acrobatiques, qu'il rend claires et transparentes, avec un jeu d'une précision horlogère, une belle indépendance des doigts un peu au-dessus, au bout du poids des bras, depuis les coudes bien plus haut que la ligne de flottaison du clavier. Presque un doigté d'organiste, sans aucun geste brouillon. Tout est en apparence dans les doigts, on ne voit qu'eux, un vrai théâtre.

Le climax est atteint en fin de première partie, avec l'étude no 13 (après la no 5) de György Ligeti qu'il faut avoir vu jouer au moins une fois dans sa vie. Cette étude a comme sous-titre L'escalier du diable, et c'est bien cela, le diable qui voudrait venir dans la salle nous chauffer la plante des pieds, depuis son enfer des basses grimpe dans de fantastiques stridances et patinages, il escalade, redescend, redouble d'énergie, s'arrache. On se demande si l'escalier de l'enfer n'est pas un escalier en colimaçon. Le pianiste n'est pas du tout possédé, il y va de tout son cœur, il est à son affaire dans le délire acrobatique. Il joue avec le diable qui n'est plus qu'une marionnette, qui peu à peu gagne la sortie du côté des aigus. Dans la salle, on est un peu moins fier, une ou deux dames s'esclaffent. Mais non ! Le diable ne peut pas sortir du clavier, il glisse dans les extrêmes aigus, se rattrape comme il peut, patine, se raie les sabots. Perdu.

On fait une pause pour laisser un temps de refroidissement au piano.

György Ligeti, L'escalier du diable (étude no 13), par Jean-Muller (extrait), plage 6.

La 3e barcarolle d'Ivan Boumans, un encore jeune compositeur madrilène, passé par le Conservatoire national supérieur de Paris, est dédiée au pianiste, elle est pensée comme une mise en valeur du silence. Jean-Muller lui accole une maxime attribuée à Platon  « le silence est la conversation avec son propre esprit ». Évidemment ce n'est pas une barcarolle, la gondole navigue peut-être dans le silence, mais sur une mer pas mal agitée.

Enfin, en symétrie à l'ouverture du récital, la conclusion est la 6e sonate de Prokofiev, créée en 1940 par le compositeur, elle est la première des trois « sonates de guerre » où le diable du motif obstiné de la basse est moins riant que les pitreries du diable de Ligeti. Elle est une œuvre très âpre, que Jean-Muller aborde aussi avec un brio conquérant.

Si le pianiste a attiré tous les regards, oreilles, étonnements et bouffées d'admiration, peut-être aurait-on gagné à un allègement du programme essentiellement conçu pour névroser et hystériser le piano. Par exemple, remplacer une des sonates par une œuvre évoquant la terre ferme en plein déluge. On a beau adorer l'orage, au bout d'un moment, le déferlement commence à lasser, on trouve l'accalmie fort séduisante, on se dit même que l'orage est fait pour ça.

En bis, le prélude en sol♯mineur de Rachmaninov (opus 32 no 12).

Jean Muller. Photographie © musicologie.org.

Jean-Marc Warszawski
15 octobre 2016

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