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L'orchestre des Pays de Savoie en crise russo-philique

Orient-Occident, Orchestre des Pays de Savoie, Éric Aubier (trompette), Roustem Saïkoulov (piano), sous la direction de Nicolas Chalvin, œuvres de Pärt, Rääts, Chostakovitch. Indésens 2015 (INDE 070).

8 mars 2016, par Jean-Marc Warszawski ——

Voici un magnifique programme de musique russe tragique, épique, lyrique, parfois débridée, qui n'a pas grand-chose à voir en fait ni avec l'Orient ni avec l'Occident de son titre, mais magnifie une russophile qui n'est pas une question de géopolitique.

Tant qu'on glosera des relations entre Chostakovitch et Staline, on ne dira pas grand-chose de la musique, sinon des bêtises telles que les artistes s'accommodant du régime seraient de mauvais artistes (en défendant la mémoire Louis Ferdinant Céline dans le même temps) et les opposants de bons artistes. Un génie tel que Chostakovitch posant dans cette optique des problèmes, on oubliera les honneurs dont il fut couvert et on grossira les critiques dont il fut l'objet, car la presse ne critique jamais les artistes. On dira que ses réussites sont personnelles et ses œuvres médiocres staliniennes. On n'en fait pas tant avec les Lully ou des Haydn qui œuvrèrent toute leur vie sous le joug de despotes, comme tous les musiciens d'Ancien régime qui eurent les moyens de leur création. Surtout on ignorera la foisonnante création musicale (un Chostakovitch ne tombe pas du ciel serein dans le désert) de ce « Bloc de l'Est », dont on ne sait rien, dont on commence seulement aujourd'hui a avoir quelques échos sonores, alors que quand un chef d'orchestre américain éternue, la planète médiatique est en émoi.

En tout réalisme, le « réalisme soviétique » commence à la fin du xixe siècle, dans les années 1870 pour la musique, avec une vingtaine d'années de retard sur les plasticiens. C'est un mouvement russophile contre les élites qui méprisent le russe et surtout celles et ceux qui le parlent, au profit du français, mais aussi de l'italien et de l'allemand. Les artistes décident de créer avec ce qui les entoure pour ce qui les entoure, mais ne font pas table rase. Ils sont donc en grand écart entre un Moussorgski qui malmène les dogmes harmoniques occidentaux pour y faire entrer les idiomes russes et ses accents, et un Tchaïkovski qui au contraire arrondit les angles et édulcore ces idiomes locaux dans le respect du traité d'harmonie enseigné dans les académies. Pour lui, la musique de Moussorski, bien que nouveau langage musical, est de la boue, selon ses propres termes. Les confrontations sont donc en œuvre bien avant Staline.

Ne faisant pas table rase, ne cherchant pas une cohérence d'écriture qui ferait théorie, les musiciens russophiles, issus des classes supérieures de la société, restent dans un mode d'expressivité orale, avec des éléments disparates et cosmopolites, le dogme harmonique académique, l'art populaire, le russe, le passé, le modernisme, mais aussi le français qu'ils parlent, l'italien de leurs nounous ou l'allemand, dans une société appelée par le modernisme, mais sortant à peine du servage de masse et gouverné par un régime politique obsolète à bout de souffle.

Ils ne cherchent pas à résoudre ces contradictions, mais les prennent à bras les portées, pour faire tout entrer dans un extraordinaire art du collage onirique, les juxtapositions saisissantes, dont un des premiers sommets est le « Sacre du printemps » qui fit scandale lors de sa création à Paris en 1913, et mit en avant ces épisodes de motricité, d'un advenir qui cogne aux portes, tout aussi réjouissant qu'angoissant, qu'on retrouve dans le concerto pour trompette et orchestre de Jaan Rääts.

Il n'est pas étonnant qu'Arvo Pärt soit un admirateur de la musique de Benjamin Britten, le réactivateur de la musique anglaise, qui lui aussi a fait le grand écart entre la musique ancienne, celle de Purcell en particulier, et les langages contemporains. Le Cantus à la mémoire de Benjamin Britten évoque le drame par une longue descente musicale des violons, effet déjà utilisé par Tchaïkovski, dans l'Ouverture 1812, pour évoquer la défaite des troupes napoléoniennes, mais ici combien plus bouleversante dans un style plus inspiré de Chostakovitch (dont le fantôme plane sur tout le cédé), la juxtaposition du glas, une cloche fondue spécialement pour l'orchestre, ajoute un profond effet de désespoir.

Son Concerto piccolo sur B-A-C-H (si♭, la, do, si), est également un chef d'œuvre de collage inspiré de différents styles de musique, tout comme la confrontation Orient-Occident.

Jaan Rääts était encore jeune à la fin du stalinisme, il avait 21 ans 1953. Il a fait une belle carrière et son catalogue est imposant. Son concerto pour piano et orchestre, l'œuvre peut-être la plus linéaire du programme, pseudo classique et thématique, est en fait un véritable kaléidoscope stylistique, guilleret, moqueur, sarcastique, nostalgique, rigolo même, russophile à souhait.

Si Moussorgski est Dieu le père de la musique russe, Chostakovitch en est le Messie, son concerto pour piano et trompette, de 1933, proposé en ce cédé ne laisse aucun doute sur la question et la réalité des miracles.

Pour en revenir à l'idéologie de la Guerre froide, il est troublant que les révolutionnaires aient fait du conservateur Tchaïkovski leur musicien national (en faisant bien sûr l'impasse sur son homosexualité, l'horreur), contre Moussorgski le révolutionnaire... Quoique...

On sait que Moussorgki, en désintox à l'hôpital, est arrivé, prétextant son anniversaire, à se faire offrir une bouteille d'alcool, dont le contenu l'a tué un peu comme Winnie Winehouse la bien nommée). J'aime croire que ce fut une bouteille de Cognac, on a beau être russophile, mourir d'une overdose de vodka manque d'élégance et d'esprit de collage contradictoires.

Jean-Marc Warszawski
8 mars 2016

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