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L'opéra autrement, avec Rigoletto à Sanxay

Rigoletto à SanxayRigoletto à Sanxay (Carlos Almaguer). Photographie © Patrick Lavaud.

Sanxay, Les Soirée Lyriques, Théâtre gallo-romain, 10 août 2016, par Eusebius ——

« Rigoletto semble invulnérable aux outrages du « malcanto », de la direction boiteuse et de la mise en scène « créative », ainsi qu'à ceux de la mode », écrivait Piotr Kaminsky1. Le premier opéra vraiment romantique de Verdi, son caractère populaire aussi sont propres à mobiliser les foules, et il était permis d'appréhender sa réalisation dans un lieu aussi improbable. La région figure en effet parmi les plus déshéritées de France pour ce qui relève du chant lyrique, dont ce festival  doit être, sauf erreur, la seule manifestation importante.

Deux heures avant le spectacle, après avoir parqué la voiture dans un des champs voisins, moissonné récemment, bien balisé, avec de nombreux bénévoles concourant à la bonne organisation, on se presse à l'entrée du site, sièges et sacs  de pique-nique en main, avec des vêtements chauds, car on est prudent, à juste titre. Les places bon marché sont à placement libre, sur les contreforts herbeux de l'amphithéâtre. Les gradins et le parterre bénéficient de sièges dont la plupart sont réservés. Un petit Vérone rural…

Gilda (Olga Pudova). Photographie © Pierre Poupet.

Depuis 20002, le pari un peu fou d'une poignée de bénévoles s'est mué en une aventure renouvelée. Elle attire chaque année entre huit et dix mille spectateurs, autour d'une œuvre du « grand » répertoire propre à satisfaire le plus grand nombre). Le bouche-à-oreille assure pour l'essentiel la fidélité et le renouvellement de son public. Son soutien (premier partenaire privé de l'association organisatrice), le bénévolat (240 personnes), cet engagement collectif sont l'essence même de la réussite devenue pérenne. Christophe Blugeon, créateur et directeur artistique du festival, homme-orchestre, a le don de se trouver partout, au bon moment. Quelles scènes lyriques peuvent s'enorgueillir de tirer 75 % de leurs ressources de leurs recettes ?

Mais ici, l'engagement ne relève jamais de l'amateurisme : l'exigence artistique, musicale et dramatique, organisationnelle aussi, est une constante. Ni mise en espace, encore moins version de concert, c'est à une production ambitieuse que nous assistons. Malgré les contraintes du plein air, nous avons affaire à une mise en scène efficace et belle d'Agostino Taboga, où le profane comme le lyricomane se retrouvent. Les changements de décor, réalisés dans l'obscurité, sans rideau de scène, relèvent du prodige. Les accessoires, les costumes, les éclairages soignés, tout concourt à un grand moment, particulièrement pour ceux, nombreux, qui assistent pour la première fois à un opéra.

Un système ingénieux permet de situer l'action dont la vendetta constitue le premier moteur3.

Le duc (Stefan Pop) et Maddalena (Ketevan Kemoklidze). Photographie © Pierre Poupet.

Le grand portique, posé en biais, qui partage l'espace permet aux deux premiers actes de nous entraîner à la cour du Duc de Mantoue, et de nous suggérer la débauche dont Rigoletto4 est sinon l'instigateur, du moins le complice.  Quelques accessoires, des tentures, des changements d'éclairage pour la séduction de la Comtesse de Ceprano, la malédiction de Monterone, le père humilié à travers sa fille, promis à la mort, la rencontre de Rigoletto et de Sparafucile, le tueur à gages, le magnifique duo entre le bouffon et se fille, l'arrivée du Duc chez Gilda, puis l'enlèvement de celle-ci par Ceprano et ses amis, tout s'enchaîne à merveille. Il en ira de même pour les deux actes suivants. Les effets vidéos souvent réussis (des lames de poignards, noires vont couler en bandes verticales sur le rideau de fond de scène jusqu'à l'obscurcir totalement), le sont parfois moins (des défilements qui distraient, dont on ne comprend pas toujours l'objet). Les chœurs, outre leurs qualités musicales, portent de somptueux costumes et leur direction scénique anime le plateau.

Si le plein air impose souvent l'amplification des voix (parfois aussi de l'orchestre), rien de tel à Sanxay. C'est une prouesse d'autant plus singulière que la scène ne comporte qu'un voile de fond.

Sparafucile (Felipe Bou) et Maddalena (Ketevan Kemoklidze). Photographie © Pierre Poupet.

La distribution est de haut vol : de grandes voix familières du répertoire verdien pour les premiers rôles. Comme dans bon nombre d'ouvrages lyriques, c'est au baryton de contrarier les amours du ténor et de la soprano. Rigoletto, est Carlos Almaguer, le bouffon servile du Duc5. Ce baryton verdien par excellence bénéficie d'une voix ample — d'une très large palette de couleurs — expressive, raffinée, tendre, d'une douceur caressante comme pathétique, énergique. Stefan Pop, ténor roumain, incarne le Duc, débauché, séducteur, séduisant, mais aussi fougueux, direct, brutal, que l'on croit  sensible et sincère lorsqu'il séduit Gilda. La voix est puissante, lumineuse, au soutien exemplaire, toujours distinguée, sinon dans les tenues des finales, où son vibrato s'élargit. Il donnera Norma à Madrid la saison prochaine. La Gilda d'Olga Pudova se signale par sa pureté, sa délicatesse et sa noblesse. Palpitante, au romantisme candide, sa ligne, l'aigu et la délicatesse séduisent. La voix est exceptionnellement fraîche6 (émise avec une facilité naturelle, sans jamais l'ombre d'un effort, y compris dans la pyrotechnie. Comment n'être pas touché par la légèreté, la transparence de cette voix dans  « Mio Padre ! » (2e acte) ? Maddalena, tenancière d'une auberge, maison de passe, sœur de Sparafucile est la complice de ses crimes. Ketevan Kemoklidze, est une excellente mezzo géorgienne, dont on regrette que le rôle ne permette pas de l'entendre davantage : voix naturellement sonore, expressive, au timbre fruité. C'est par ailleurs une remarquable comédienne par ailleurs. Sparafucile, le spadassin bourguignon, est bien campé par Felipe Bou. Giovanna, la duègne supposée protéger Gilda, est Aline Martin. Si elle s'acquitte fort mal de sa tâche (n'est-ce pas l'emploi des duègnes ?), son chant est convaincant. Une mention spéciale pour Monterone, sorte de Commandeur (Don Giovanni), dont la malédiction et la seconde intervention, où il souhaite au Duc une vie heureuse et longue, s'avéreront prémonitoires : l'impunité du séducteur dissolu sera confirmée par le dénouement. Nika Guliashvili est une belle basse géorgienne, sombre et tragique comme il convient.

Rigoletto (Carlos Almaguer) et Gilda (Olga Pudova).

Le sacrifice ultime de Gilda garde un côté énigmatique. Elle a trahi la confiance de son père et ce sentiment de culpabilité s'ajoutant à un amour total, absolu peuvent aider à comprendre son geste : sacrifice en forme de suicide, en quelque sorte. Chacun des petits rôles se trouve en adéquation avec cette somptueuse brochette de chanteurs.

Le chœur d'hommes, parfaitement réglé, se montre très efficace. L'orchestre, reconstitué chaque festival autour d'un « noyau dur » constitué de musiciens de la formation symphonique régionale, n'est pas en reste. L'ouvrage est exigeant, particulièrement pour les cuivres. L'écriture privilégie la continuité et l'efficacité dramatiques et mobilise l'orchestre de façon constante, particulièrement  au 3e acte, avec  la tempête, immense crescendo dramatique et musical7. La tension rythmique, la souplesse de l'orchestre, auquel Éric Hull donne le souffle nécessaire méritent d'être soulignés. Reconnu par les plus grandes maisons d'opéra, ce chef est aussi un musicologue curieux, auquel on doit la redécouverte de nombre d'ouvrages tombés dans un injuste oubli (de Piccini, Salieri, Langlé).

Y a-t-il en France un autre endroit où le public ose fredonner le début des airs connus en (discret) accompagnement du soliste, sans que quiconque s'en offusque ?  Une expérience singulière à vivre pleinement en famille, entre amis. Une aventure à tenter pour ceux qui confinent l'opéra dans les ors et le velours des théâtres à l'italienne !

Eusebius
12 août 2016

1. en 2003, in « Mille et un opéras »

2. avec un premier Rigoletto

3. car chaque homme se venge. Le Duc, des ravisseurs de Gilda (acte II sc 1 : Ma ne avro vendetta) ; Ceprano de Rigoletto puis du Duc (acte I sc 5 « Vendetta del pazzo » ; I sc 6 « Vendetta chiedera al mondo) ; et aussi Rigoletto (acte II sc 8 « Si vendetta », III sc 14 « Dalla vendetta »). « Dissimulons », chanteront les brigands d'Offenbach. Ici, chacun dissimule, Rigoletto sa paternité, Gilda son amour pour son étudiant-Duc, le Duc sa réelle identité.

4. comme Triboulet chez Hugo.

5. il joue Leporello allant insulter Monterone (le Commandeur) sur ordre de son maître. Il souflle au Duc les moyens de se débarrasser de Ceprano.

6. les Marguerite, Tatiana, Gilda …sont trop souvent confiées à des stars en démonstration, qui privilégient la puissance et la virtuosité au mépris de la vérité dramatique

7. Non point la première tempête de l'histoire de la musique, qui a connu bien d'autres les deux siècles précédents, mais la première où les éléments participent directement à la tension dramatique jusqu'au cataclysme final.

 

Eusebius, eusebius@musicologie.org, ses derniers articles : Les Musicales de Châteauneuf s'ouvrent magistralement avec Juliette MazerandAntoine-Esprit Blanchard : la révélation d'un sous-maître — Sonya Yoncheva, merveilleuse Iris candide et solaireFestival Radio France Montpellier : Bach J.-S. et C.P.E., ou Die Kunst der SonateGabriel Tchalik et Deborah Nemtanu : la virtuosité comme on l'aimeSaint-Saëns et Zemlinsky, inégalement servisComme un air de famille, Gabriel et Dania Tchalik, violon et pianoPlus sur Eusebius.

 

 

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bouquetin

Dimanche 14 Août, 2016 1:40