musicologie

Monaco, 17 avril 2015, par Jean-Luc Vannier

Un « Roméo et Juliette » juvénile aux Ballets de Monte-Carlo

Anja Behrend (Juliette), Stephan Bourgond (Roméo) et Alexis Oliveira (Frère Laurent). Photographie © Alice Blangero.

Ce fut pendant longtemps la prestigieuse « carte de visite » des Ballets de Monte-Carlo. Chorégraphié en décembre 1996 par Jean-Christophe Maillot, « Roméo et Juliette » de William Shakespeare sur une musique de Sergueï Prokofiev et une scénographie d'Ernest Pignon-Ernest était à nouveau présenté, jeudi 16 avril, au Grimaldi Forum par la célèbre compagnie monégasque. La proposition chorégraphique de Jean-Christophe Maillot consiste à pénétrer et à suivre l'âme de Frère Laurent dont les réminiscences tourmentées après la mort des deux amants fournissent autant de flash-back à l'histoire : le prélat qui a célébré le mariage de Roméo et de Juliette, croyant œuvrer à une réconciliation des Capulet et des Montaigu, invite avec lui le spectateur à l'anabase psychique sur les raisons et les circonstances d'une passion qui se clôt par un double suicide. Non sans une certaine proximité avec quelques réalités contemporaines. Peut-être convient-il de déceler dans l'hybris fantasmé, quasi démiurgique de son pouvoir clérical — ses gestes magiques cherchent à inverser la course du temps, à mouvoir les décors ou à contrecarrer le fatum des héros — la cause du malheur ?

Stephan Bourgond (Roméo), et Anja Behrend (Juliette).
Photographie © Alice Blangero.

Ce canevas introduit, surtout dans la première partie, un relatif déséquilibre dans la distribution des principaux personnages, lequel s'efface dans la seconde : témoin impuissant, la crucifixion « intérieure » sur des accords dissonants en forte de Frère Laurent, magnifiquement interprété par Alexis Oliveira, clive le plateau et crée une seconde scène où se déclinent les rivalités tribales. Un corps plié en deux par la souffrance — la référence aux entrailles torturées relie d'ailleurs le prêtre à Lady Capulet (superbe Mimoza Koike) après la mort de Tybalt et à Juliette après celle de Roméo —– ainsi qu'une gestuelle implorante et désarticulée de l'homme d'église tranchent avec la souplesse évolutive, enjouée et aérienne des rixes adolescentes. Cette candide et juvénile frivolité, y compris pour Roméo et Juliette, loin de l'érotisme torride de La Mégère  apprivoisée en ouverture de la saison russe à Monaco, nourrit le sentiment d'une moindre épaisseur chorégraphique. Comme si Jean-Christophe Maillot entendait privilégier la figuration en surface des affres internes à l'opposé de la luxuriance pulsionnelle telle qu'elle se donnait par exemple à voir dans son Faust de décembre 2014. Notons avec plaisir qu'aucun artifice matériel, aucun accessoire ne vient embarrasser la dynamique des danseurs.

Cela n'empêche pas de magnifiques ensembles comme la scène du bal où virevoltent des couples gracieux et au cours de laquelle la rencontre foudroyante de Roméo et de Juliette ressemble à s'y méprendre à celle de Maria et Tony  dans West Side Story : le regard amoureux fige les deux protagonistes dans un environnement trépidant où la danse sert de joute entre les deux clans. S'ils suggèrent une sorte de fluidité onduleuse — le destin sur lequel l'humain ne semble avoir aucune prise — les décors mouvants de Jérôme Kaplan qui transforment le balcon fleuri en rampe de lancement laissent néanmoins songeur. La scénographie s'intensifie fort heureusement avec la dramaturgie en seconde partie. Le meurtre de Mercutio (George Oliveira) assassiné par Tybalt (Alvaro Prieto) et vengé par Roméo étoffe la densité chorégraphique : l'éblouissant pas de deux entre Roméo et Juliette dans la chambre devient plus frénétique, plus passionnel comme s'il en pressentait la fatale issue. Le désespoir de Lady Capulet offre à Mimoza Koike la capacité de déployer tous les fastes d'une charismatique présence. Complice de Juliette, la nourrice incarnée par Maude Sabourin compose avec aisance un personnage dont la truculence accentue en miroir la tragédie en devenir. Certes, nous nous interrogerons sur des emprunts qui donnent un sentiment de « déjà-vu » : la scène du lit où le drap recouvre pudiquement les corps des amants rappelle celle de La mégère apprivoisée tout comme la croix renversée ou le théâtre des marionnettes signent des clins d'œil à des ballets passés. L'innocente fraîcheur d'Anja Behrend (Juliette) et la virile gracilité de Stephan Bourgond (Roméo) réussissent toutefois avec une rare élégance cet accouplement harmonieux des contrastes, incessible à Frère Laurent écartelé entre ses deux instances contraires — bien et mal, ça et surmoi ? (Asier Edeso et Bruno Roque) — mais qui remémore la sentence de Rosella Hightower sur son « élève » Jean-Christophe Maillot : « sa vie n'est qu'une union des opposés ».

Monaco, 17 avril 2015
Jean-Luc Vannier
jlv@musicologie.org


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