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Opéra de Dijon, Auditorium, 30 mai 2015, par Eusebius ——

Un géant au pupitre : Jurowski avec l'Orchestre de chambre d'Europe et Radu Lupu

Vladimir JurowskiVladimir Jurowski. Photographie © Roman Gontcharov.

Le public est venu pour Radu Lupu, dont les apparitions, comme les enregistrements sont rares. Le vénérable pianiste a répondu présent, dans son répertoire de prédilection1 puisque l'on donnait le célèbre 24e Concerto de Mozart, en ut mineur, fonds de commerce de quantité de pianistes. Comme le Double concerto pour piano et timbales de Martinů était également programmé, certains imaginaient qu'exceptionnellement, il pourrait aborder cet extraordinaire chef d'œuvre…  Évidemment, sans surprise, Radu Lupu ne déroge pas à la règle qu'il s'est fixée, d'autant que sa posture et sa démarche accusent un âge avancé, supérieur au sien2. Ainsi, ne jouirons-nous de son jeu que durant la demi-heure que dure le concerto de Mozart, sans même l'aumône d'un tout petit bis, que le public attendait du grand pianiste roumain.

Son jeu est très contrôlé, pudique, retenu, mûri, sans effet aucun dans cet ut mineur où certains se complaisent à souligner les accents « Sturm und Drang ». Le phrasé est souple, plein et naturel, la fluidité et l'articulation séduisent. Les quelques ornements passeraient inaperçus tant ils s'inscrivent dans la ligne mélodique. La brève cadence du premier mouvement, dont il est vraisemblablement l'auteur, jouée avec une liberté proche de l'esprit de l'improvisation, se fond parfaitement dans le caractère de l'œuvre. La simplicité du larghetto et les réapparitions du refrain appellent une ornementation plus riche que celle, ponctuelle, de l'allegro initial. L'allegretto final confirme une profonde intelligence du texte, servi par un toucher et une articulation des traits tout en légèreté.

Vladimir Jurowski accompagne le pianiste à merveille, avec un respect scrupuleux des tempi et de leurs inflexions. L'orchestre sonne remarquablement : les bois et les cors placés devant, sur la partie droite du plateau  favorisent leur équilibre avec les cordes. Du très beau travail.

Radu LupuRadu Lupu. Photographie © D.R.

À vrai dire, si le public semble transporté, cette interprétation, pour remarquable qu'elle soit,  nous laisse un peu sur notre faim, d'autant qu'elle conclut la première partie, succédant à une œuvre d'une autre ampleur, sans commune mesure : le Double concerto pour cordes, piano et timbales (H.271) de Martinů, achevé la veille des accords de Munich, reflet des inquiétudes qui planaient alors sur l'Europe. Tendu, dense, profond, exigeant, le premier mouvement impose un climat dramatique par l'opposition entre les deux groupes de cordes, bondissant, accentué, avec des progressions spectaculaires et d'opulentes textures contrapuntiques. Le largo central s'ouvre  sur de riches accords, arrachés, amples, formant une sorte de choral, qui introduit le solo de piano, méditatif, douloureux, lyrique. Les contrebasses, pianissimo, puis à l'unisson avec les violoncelles, confèrent une profondeur tragique à cette plainte. La fin,  exténuée, est confiée au piano. L'allegro conclusif, très animé, d'une intense vie rythmique, striée d'interjections, trépidante, fait alterner des séquences solidement unifiées par les rappels thématiques dans un ensemble stupéfiant. Les forces telluriques semblent confrontées à une sensibilité exacerbée. Un accelerando puissant, suivi d'un rallentando symétrique introduisent une plainte ascendante ponctuée par les timbales et le piano. Les accords qui ouvraient le larghetto ferment cette page bouleversante. Les polyphonies, la densité et les somptueuses couleurs, les dynamiques participent à une émotion au moins équivalente à celle que donnent la Musique pour cordes percussions et célesta, ou le Divertimento de Bartók.

La direction est un modèle de clarté et d'exigence. Les musiciens, très concentrés, ont un plaisir évident à jouer sous la baguette de Vladimir Jurowski, sûre, énergique, précise3.

Mladi (jeunesse), de Janáček, est un sextuor d'instruments à vent (flûte et piccolo, hautbois, clarinette, cor, basson et clarinette basse) qui s'inscrit dans la longue et brillante tradition des ensembles à vent tchèques. Pour être chronologiquement loin de Stamitz et de Mozart, si la langue a changé4, l'esprit demeure. Le caractère populaire, assorti de nombreuses citations, souvent joyeux, primesautier, voire humoristique, est bien présent dès le premier mouvement. Le second impose un balancement lent délicat du basson, sur lequel vont gazouiller la flûte et le hautbois, tels deux oiseaux durant la saison des amours. Du vrai Janáček, avec ses appels, ses motifs très courts, rythmés, caractérisés, avec de nombreux changements de tempi, et une séquence lyrique de toute beauté. Le vivace suivant, très fluide, frémissant, leste, et l'allegro molto final, parfois élégiaque, ont les couleurs et la vie de la Petite renarde rusée. Une musique aux séductions réelles, servie par de remarquables solistes5, familiers du jeu collectif et de l'œuvre.

De Mozart, la symphonie « Prague », la 38e en majeur, couronne ce concert d'exception. Dans la faveur des mélomanes, elle semble avoir ravi la première place à la non moins célèbre 40e en sol mineur, sans doute à juste titre. La majesté singulière et le caractère dramatique sont imposés dès l'adagio. Les halètements syncopés du début de l'allegro6, notés piano, sont contenus, pour ménager davantage la construction très élaborée, mais rendue avec son énergie et sa fraîcheur par Vladimir Jurowski. Les phrasés, la clarté des plans sont superbes. Pas une note qui ne soit musique, on est tenu en haleine par ces dynamiques fascinantes : une infinie douceur, sensuelle, assortie d'une vigueur rare, pour conduire à la coda victorieuse. On doit se retenir de ne pas applaudir tant est exceptionnelle une interprétation proprement magistrale. L'andante… avance. Les cordes rondes et pleines, sachant se faire légères, aériennes, sculptent des phrasés qui paraissent évidents, même s'ils paraissent ici inégalés. On est dans le meilleur théâtre. Le presto (qui rappelle les Noces de Figaro, d'où provient son thème) fait dialoguer cordes et bois, savoureux, dans un éclat enivrant, parfaitement contrôlé. Lorsque s'interrompt la poursuite enfiévrée, avec ses imitations et ses fugatos, le bonheur nous submerge.

Si vous voyez le nom de Vladimir Jurowski sur une affiche, quel que soit le programme, précipitez vous ! Certainement l'un des plus grands chefs de notre temps, l'égal d'Abbado pour la génération précédente.

Eusebius
30 mai 2015
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1. Radu Lupu aura bâti sa remarquable carrière sur cinq valeurs sûres : Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann et Brahms, avec quelques très rares excursions (Grieg…) sans doute plus ou moins imposées par le producteur phonographique pour des raisons de couplage.

2. il est né en 1945.

3. le programme ne mentionne pas le nom de la pianiste (Helen Collyer), ni du timbalier. Chacun le méritait, mais il ne suffit point d'être une brillante virtuose pour y avoir droit…

4. les modalités slaves donnent une couleur caractéristique à l'ensemble.

5. admirable hautbois, clarinette basse extraordinaire, capable de pianissimi colorés dans le grave…

6. repris dans l'ouverture de la Flûte enchantée.


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